Hermès

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Central European University, Budapest  

EHESS, Paris 

Vers la fin du modèle disciplinaire ? 

Constitué il y a plus de deux siècles, le modèle  d’organisation du savoir en un ensemble de disciplines  ressemble encore aujourd’hui à un ordre naturel. Peter  Weingart (2010) rappelle que l’émergence des disciplines  au sens contemporain du terme est pour une bonne part  l’effet de la pression exercée par la collection des données,  dont le rythme s’est accéléré dans la deuxième moitié du  xviiisiècle. L’enregistrement « spatial » des informations  donnait lieu à des fichiers de plus en plus volumineux et  rapidement ingérables : c’est le cas du Système de la Nature  de Linné qui identifiait 549  espèces en 1735 et 7 000  en  1766-1768. Le cadre disciplinaire est né de la nécessité de  limiter le champ de l’expérience en maîtrisant la collecte de  l’information à partir de procédures qui « temporalisent »,  écrit Weingart (à la suite de Lepenies, 1976), les procédures  de collecte et de traitement de l’information. Cadres d’analyse, schèmes d’interprétation et programmes de recherche  sont issus du nouvel impératif de productivité que fait naître  l’accumulation de l’information. La division disciplinaire  est donc l’expression d’un processus de rationalisation de la  collecte et de l’analyse des données. Il ne faut pas confondre  un tel impératif gestionnaire avec la question du caractère  logique d’un système des savoirs qui organiserait l’espace  des disciplines en fonction de principes directeurs ou d’un  

processus de différenciation fonctionnelle : concurrence et  chevauchements ont été contemporains du développement  des savoirs disciplinaires. La tentative la plus intéressante  de présentation d’une division fonctionnelle des disciplines  est sans doute celle que propose Rudolf Stichweh en s’ins 

pirant du cadre théorique développé par Niklas Luhmann :  elle permet de penser le passage d’un mode hiérarchique à  un mode de différenciation fonctionnelle des disciplines.  L’organisation présente de la connaissance par disciplines  est le produit de cette transformation historique : l’ordre  disciplinaire n’est pas le produit d’une histoire des luttes  pour la sécurisation d’une niche institutionnelle, mais  l’expression d’un ordre fonctionnel de la différenciation du  savoir. 

Un tel point de vue est plutôt minoritaire aujourd’hui.  L’idée même d’un système des sciences est assez vite apparue  comme une vision utopique de l’articulation des connaissances. Bien avant l’émergence des sciences studies, le savoir  pratique des savants leur a permis de concevoir l’ampleur  des querelles de frontière et la nécessité de défendre des  positions contre d’autres disciplines : les rapports complexes que Durkheim a entretenus avec la psychologie en  sont une illustration. L’organisation disciplinaire du savoir  semble aujourd’hui à bout de souffle, et les injonctions à  

l’inter disciplinarité sont devenues monnaie courante,  même s’il s’agit souvent d’une « interdisciplinarité cosmétique » pour parler comme Dan Sperber (2003). 

La dimension contextuelle et relative des dispositifs  disciplinaires fait désormais partie de l’équipement ordinaire du chercheur, qui est devenu franchement réflexif  à propos de la question de la croissance des savoirs, sur tout depuis que Thomas Kuhn (1962) a proposé la notion  de révolution scientifique en associant le changement de  paradigme à un remaniement disciplinaire. Nous le savons,  l’anthropologie n’a pas les mêmes contours en France et aux  États-Unis. Outre-Atlantique, celle-ci inclut l’archéologie et  l’anthropologie physique. L’archéologie ici appartient plutôt  à l’histoire, et l’anthropologie française s’est développée – depuis Bastide et Lévi-Strauss, mais surtout dès le moment  durkheimien – contre toute forme de déterminisme biologique. Nous le savons, puis nous l’oublions, car les institutions nous rappellent à l’ordre disciplinaire. Chacun sait  par exemple que la division entre sociologie et anthropologie n’a aucune justification épistémologique car nous ne  croyons plus au grand partage des sociétés. La séparation  doit l’essentiel de ses traits à l’histoire coloniale, grande  accoucheuse des sciences de l’homme. Les institutions nous  font croire que les disciplines existent indépendamment  des configurations institutionnelles qui les disposent à tel  ou tel moment à un endroit du monde universitaire. Peter  Weingart (2010) fait remarquer que les disciplines finissent  par apparaître comme les « structures données » du monde.  L’histoire et la sociologie des sciences nous montrent à l’envi  que les principaux enjeux de l’innovation se situent aux  frontières disciplinaires, et que nombre de controverses se  jouent sur les manières de construire l’objet et de le reconfigurer. Souvenons-nous que le coup de génie de la sociologie  « française » fut d’arracher, avec Durkheim, le suicide à la  psychologie et à la criminologie, en le requalifiant en une  association inédite entre une construction théorique et un  protocole d’enquête. 

La concurrence des disciplines 

L’interrogation sur l’utilité de la notion de discipline  pourrait sembler vaine tant nous vivons dans un âge  disciplinaire. Nous entendons sous ce terme l’ensemble  des relations entre des objets et des personnes qui font la  spécificité d’un domaine du savoir ou d’un programme  de recherche. La notion de discipline présente donc un  caractère universel quand on entend désigner un corps  de savoir entendu comme articulation d’un objet, d’une  méthode et d’un programme, d’un côté, et comme  mode d’occupation reconnaissable d’une configuration  plus vaste (i.e. l’ensemble des opérations de savoir à un  moment donné du temps de l’autre (Heilbron, 2003 ;  Fabiani, 2006). La prégnance de la notion tient au fait  qu’elle permet de penser conjointement l’organisation de  la recherche et de l’enseignement, fondée sur la délimitation d’un type d’objet et la répartition de tâches spécifiques, et la cohérence d’un horizon de savoir entendu  comme maîtrise cognitive croissante d’un objet préalablement défini comme limité. 

Il est clair qu’une discipline n’existe pas en soi : elle  apparaît elle-même comme un vaste réseau d’échanges de  personnes, de notions et de flux de matière, mais elle s’inscrit dans des réticulations plus vastes qui supposent des  modes d’articulation toujours instables. La concurrence  des disciplines est la règle, à l’intérieur de configurations  régionales d’abord. Mais la concurrence porte aussi sur  les objets à étudier : les neurosciences ont l’ambition non  dissimulée, et quelquefois goulue, d’annexer les domaines  autrefois impartis aux sciences sociales. Il ne peut exister  de paix disciplinaire. La cartographie des savoirs ne pré 

ne présente pas de caractère pérenne. La question ancienne de  l’unité du savoir – qu’il prenne la forme d’une mathesis universalis ou dans la perspective d’un système des sciences  ordonné de manière onto-encyclopédique – reste centrale.  Comment les savoirs découpés dans la forge disciplinaire  peuvent-ils se comprendre entre eux, ou seulement s’envisager comme d’autres savoirs ? On tend à prendre comme  allant de soi la croyance en l’existence d’un ensemble  cohérent de savoirs particuliers, offrant la perspective  d’un mode d’articulation postulant la complémentarité  des disciplines entendues comme formes particulières  et temporelles, découpées d’un ensemble plus vaste, ins 

crites dans une visée scientifique générale qu’on ne peut  dissocier de la totalité ni de la possibilité – au moins à titre  d’idée régulatrice – d’une « théorie du tout ». En dépit de  son caractère rassurant, la postulation de l’existence d’un  ordre disciplinaire fondée sur la cohérence et la complé 

mentarité des savoirs – en d’autres termes, sur une configuration onto-encyclopédique – est davantage une réalité  institutionnelle qu’une unité épistémologique. 

La discipline est une opération de domination avant  d’être une structure de production de savoir. La conquête  d’un nouveau territoire disciplinaire peut se faire aux  dépens d’installations plus anciennes sur le même sol, ou  sur le défrichement de terres nouvelles. La discipline, c’est  aussi un style propre et des normes de présentation standardisées, qui incluent la présentation de soi aussi bien que  celle de l’objet. Lorsque Raymond Boudon (1992), s’interrogeant sur les manières d’écrire l’histoire de la sociologie  dans un numéro de la revue Communications, constate  la diversité des manières d’écrire l’histoire des sciences  sociales, il remarque que toute histoire disciplinaire est  ordonnée à un point de vue particulier et le plus souvent  idéologique sur le monde du savoir. 

On peut s’interroger sur la possibilité de maintenir  indéfiniment l’hypothèse d’un ordre disciplinaire qui  serait adéquat à un ordre du savoir. Une telle conception  rend proprement impensable les nombreux chevauchements entre disciplines, les survivances institutionnelles  de savoirs inertes, et les nombreux dysfonctionnements  des institutions de savoir contemporaines, lesquels n’affectent pas uniquement les sciences sociales. Si, comme  le signale Steve Fuller, il existe effectivement des justifications, d’ordre socio-historique aussi bien que d’ordre  

épistémologique, pour la constitution de connaissances  dans un espace disciplinaire particulier, il n’en reste pas  moins que nous nous posons rarement la question de  savoir si d’autres formes d’arrangement ou de groupement n’auraient pas été, ou ne seraient pas, plus efficaces. La  réussite institutionnelle de certaines disciplines peut être  largement déconnectée de leur productivité scientifique.  Une position radicale par rapport à l’hypothèse d’un ordre  disciplinaire fonctionnel semble aujourd’hui la mieux justifiée par l’étude empirique de la croissance des savoirs.  L’inconvénient est qu’elle peut aussi saper les fondements  de la croyance en la légitimité d’une activité scientifique  indépendante capable de tenir à distance les exigences des  ordres politiques, religieux et aujourd’hui principalement  économiques qui peuvent avoir intérêt à une libéralisation  de l’ordre disciplinaire afin de rationaliser les investissements dans la production scientifique. Comme souvent,  les positions radicales n’auraient été ici que les avant-cour 

riers d’une déstabilisation massive de l’institution universitaire. L’enquête historique conduit à la critique radicale  du fait qu’on prenne comme unoptimum la stabilisation  disciplinaire. À l’inverse, un point de vue plus « syndical »  sur l’organisation de la production scientifique peut  conduire à l’expression d’une prudence légitime si l’on  considère les intérêts de la corporation. 

En effet, il est impossible de traiter de la question disciplinaire aujourd’hui sans l’associer à la dimension politique de l’activité scientifique. Depuis la fin de la Seconde  Guerre mondiale, de véritables politiques publiques de  recherche se sont développées qui ont tendu à réorienter et  à requalifier l’espace disciplinaire en fonction d’un agenda  de développement. Sous ce rapport, la notion d’autonomie  comme condition d’exercice de l’activité scientifique doit  être sérieusement réexaminée. Le jeu des incitations sur la  vie des disciplines est très largement antérieur à la mise en  place de ce qu’on appelle les politiques néolibérales. Il est  certain que l’injonction à sortir des cadres et des routines  disciplinaires est plutôt à situer du côté des bureaucraties  

de la science que des chercheurs de base, encore que toute  généralisation à ce sujet doive être évitée. La distinction  développée par Gibbons, Nowotny et leurs collègues (1994)  entre deux modes de production du savoir est devenue une  sorte de cliché post-kuhnien adopté par des agences gouvernementales et internationales pour distinguer un âge  disciplinaire qui serait celui de la Structure des révolutions  scientifiques de Kuhn (Fabiani 2006 ; 2012) de la période qui  s’annonce, caractérisée par des reconfigurations d’ordre  transdisciplinaire. Au mode de production ancien (Mode 1,  à dominante disciplinaire) s’oppose un Mode 2 qui n’est plus  celui de l’autonomisation des savants et de la différenciation  fonctionnelle des savoirs, mais celui d’un processus piloté  par une interrogation critique sur le mode de production  disciplinaire : l’objectif est de combler les trous épistémo logiques qui ont émergé entre les disciplines à la suite de  leur spécialisation croissante (Fuller, 2010). Le Mode 2 peut  être aussi considéré comme un mode post-universitaire,  puisqu’il est destiné à produire des questionnements s’inscrivant largement dans une problématique de la demande  sociale : c’est le cas en particulier des sciences de l’environnement ou des problématiques savantes liées au care.  Jusqu’à présent, ce nouveau mode de production est plutôt  resté de l’ordre de l’injonction bureaucratique que de la réalité de la cité savante. Les travailleurs de la preuve ont encore  les plus grandes chances de poursuivre leurs recherches à  l’ombre de leur tutelle disciplinaire. Mais cette distinction  a au moins le mérite de rendre palpable le fait que le mode  de développement habituel des disciplines leur permet  d’approfondir leur point de vue centré sur des problèmes  spécifiques au détriment d’un projet unifié de construction  du sens, laissant ainsi en jachère la dimension proprement  civique de l’activité scientifique. 

Comment peut-on aller plus loin ? Pour Craig Calhoun  et Diana Rhoten (2009), les sciences sociales sont caractérisées par des découpages largement arbitraires que le système d’enseignement reproduit et renforce. L’intégration  des sciences sociales s’opère plutôt, au plus loin des revendications de singularités disciplinaires, à travers les protocoles d’enquête et les outils techniques mis en œuvre  pour la collecte et l’analyse de données : c’est ainsi que les  area studies, les méthodes de recherche et plus récemment  l’analyse de réseaux ont pu fournir à des disciplines aux  labels très variés et aux prétentions concurrentes la possibilité d’un sol commun. Les situations de crise ou d’affrontement constituent des occasions privilégiées pour saisir  à vif une forme disciplinaire. L’émergence et le déclin  entrent évidemment dans cet espace d’interrogation. Le  débat qui touche aujourd’hui le caractère heuristique de  l’espace du programme des sciences sociales, bien qu’il  soit majoritairement vécu par les chercheurs comme une  impitoyable agression bureaucratique, constitue un excellent terrain d’investigation. 

La question du regroupement des disciplines et de  leur hybridation constitue l’horizon actuel de la réflexion  sur les régimes disciplinaires. Au rebours de la réflexion  en cours sur les recompositions disciplinaires, les pratiques des commissions spécialisées insistent toujours sur  l’allégeance à des formes ou à des rites considérés comme  constituant le cœur de la discipline. 

Vers un âge post-disciplinaire ? 

L’objectivation de nos statuts disciplinaires est  d’autant plus difficile qu’elle menace de mettre en question la stabilité de nos arrangements institutionnels. Un  des mérites de la notion de discipline est qu’elle nous a  apporté la stabilité dont les entreprises de connaissance  avaient besoin, associée à une forme d’autonomie au sens  que Bourdieu donnait à ce terme. La notion est irrémédiablement associée au développement de l’Université,  dont elle est un principe organisateur, et elle est en rapport avec la stabilité de la tenure, de l’emploi à vie des  chercheurs. On comprend que le déclin des universités et  celui des disciplines puisse être synchrone. L’âge post-disciplinaire trouve une traduction parfaite dans le lexique  de la flexibilité et de l’humeur anti-institutionnelle. À ce  titre, le discours gestionnaire sur les disciplines pourrait  être la traduction idéologique d’un cauchemar néolibéraloubliez vos garanties disciplinaires pour entrer dans le  monde fluide des configurations provisoires. Substituons  le contrat à la discipline, le projet à l’institution. Le management par projet n’est-il pas l’incarnation rêvée de l’âge  post-disciplinaire ? La discipline est-elle l’incarnation  de la routinisation de la libido sciendi ou au contraire la  garantie de l’autonomie du champ scientifique, au sens  que Bourdieu donnait à ce terme ? C’est bien dans un  

réexamen de la notion d’autonomie et du jugement par  les pairs que peut se loger l’espoir d’une approche à la  fois renouvelée et prometteuse de la mise en question des  disciplines. La montée de la question environnementale  fournit un concentré des tensions qui vont marquer le  futur proche : comment concilier la nécessaire autonomie  des savants avec le contrôle citoyen ? Qui doit décider des  programmes scientifiques ? Si l’on pressent que le monde  disciplinaire est en crise, on doit pourtant constater sa  grande résilience, alors qu’un mode alternatif de production des connaissances n’est pas encore en vue. Notre  indiscipline est sans doute encore trop timide. 

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 

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