Ontogenèse
Abstract
The ontogeny of the anthropology consists in returning to the history of the discipline, of its formation. It involves studying its institutional and intellectual development.
The philosophical anthropology is an essential matrix of the current anthropology; its study allows us to understand the historic shape of intellectualisation of the concepts and the work of definition which notably begins in the XVIth century with Montaigne and in the XVIIIth century with Kant. As a consequence, the philosophy was the armature of the ontogeny of the anthropology and allowed to propose a universal frame of analysis on the world and men.
Keywords: Policy of universal, philosophic anthropology, intellectualization, concept.
L’anthropologie a-t-elle eu son ontogenèse ? Une histoire propre de son développement en termes de processus linéaire (commencement et finitude) et de processus circulaire (anthropologie et ontologie). Pour en comprendre la définition, il convient de saisir la dialectique entre l’anthropologie et la métaphysique induite notamment pour l’école néo-kantienne (Cohen, 2000). L’anthropologie est-elle simplement une discipline ? Participe-t-elle uniquement au registre des sciences sociales ? Sous le terme générique, peut-elle aussi se comprendre en termes d’histoire de la philosophie ? Il est nécessaire pour ce faire de reposer le sujet des conditions d’émergence d’une connaissance devenue savoir . L’anthropologie philosophique a joué indéniablement un rôle de ferment théorique et conceptuel que l’on peut retrouver notamment dans la pensée de Claude Lévi Strauss (Lévi Strauss, 1955) ou de Clifford Geertz (Geertz, 1986).
Une anthropologie philosophique entendue en tant que politique de l’universel, avec ce que cela détermine comme :
- Pouvoir de nomination des hommes et des choses ;
- Puissance de législation du monde et des narrations ;
- Politique de l’histoire et de la légitimité des institutions.
Cela conduit trois aspects : la connaissance, la morale et l’anthropologie philosophique ; la question de l’homme étant au centre d’une cosmogonie philosophique et métaphysique « en tant qu’être de libre activité, fait ou peut et doit faire de lui-même » (Foucault, 2008: 119). Ce cadre est à la base de l’histoire de la philosophie (Kant, Foucault), mais bien rarement dans l’histoire de l’anthropologie, comme s’il n’était question que de philosophie (être et savoir faire) et non d’observation scientifique (perception et représentation) : « Décrire non pas ce que l’homme est, mais ce qu’il peut faire de lui-même. Ce thème a sans doute été, dès l’origine, le noyau même de la réflexion anthropologique, et l’indice de sa singularité ». (Foucault, 2008: 32).
L’anthropologie, en tant que discipline, a repris les trois conditions de l’universel de Kant : la première est la nécessaire forme pure de la sensibilité (usage des concepts présents dans ce monde) ; la seconde est de penser le monde à partir d’un cadre conceptuel que l’on peut établir comme catégorie de l’entendement ; la troisième est de déterminer une objectivité de la finalité spéculative, le concept étant fondé sur des sources et aussi le dépassement d’erreurs. Dans cet ordre des définitions, l’espace et le temps sont des notions à appliquer à l’expérience en tant que formes a priori de la sensibilité. Kant propose : 1) une formule nouvelle de la moralité, 2) une formule, qui à l’exemple du mathématicien, détermine de manière exacte « pour tout devoir en général », 3) dire clairement les choses que tout un chacun sait obscurément.
Les sources de l’anthropologie kantienne sont ainsi articulées : épistémologique, juridique, pragmatique et moraliste. Ces bases constitue l’anthropologie en tant que politique de l’universel, relevant à la fois d’une connaissance (épistémologique, pragmatique) du monde et d’une éthique (juridique, morale) de l’homme : « Tous les progrès dans la culture, par lesquels l’homme fait son éducation, ont pour but d’appliquer connaissances et aptitudes ainsi acquises, à l’usage du monde; mais en ce monde, l’objet le plus important auquel il puisse en faire l’application, c’est l’homme : car il est à lui-même sa fin dernière. Le connaître, conformément à son espèce, comme être terrestre doué de raison, voilà donc qui mérite tout particulièrement d’être appelé connaissance du monde, bien que l’homme ne constitue qu’une partie des créatures terrestres. Une doctrine de la connaissance de l’homme, systématiquement traitée (Anthropologie), peut l’être du point de vue physiologique, ou du point de vue pragmatique » (Kant 1994:15). L’anthropologie philosophique du point de vue pragmatique vise à élargir les conditions épistémologiques d’une science pratique et théorique de l’homme. A l’instar de Giambattista Vico, Emmanuel Kant congédie le monde de la métaphysique traditionnelle en tant qu’ordre épistémique. Pour ce faire la pensée philosophique finalise le projet initié par Montaigne dés le XVI siècle. La praxis du monde devient l’élément de définition et de justification de la connaissance : « Une telle Anthropologie, comme connaissance du monde, devant faire suite à l’école, doit recevoir précisément l’appellation de pragmatique, non pas lorsqu’elle comporte une connaissance étendue des choses qu’on trouve dans le monde – par exemple, animaux, plantes et minéraux dans les différents pays et climats, – mais lorsqu’elle comporte une connaissance de l’homme comme citoyen du monde. Parmi les moyens d’élargir le champ de l’Anthropologie, il y a les voyages, ou du moins la lecture des récits de voyage. Pourtant, il faut au préalable, et chez soi, en fréquentant ses concitoyens et ses compatriotes, avoir acquis une connaissance de l’homme, si l’on veut savoir à quel pays étranger on doit s’adresser pour agrandir le champ de ses connaissances ». (Kant 1994: 16)
La perspective anthropologique de Kant est morale, c’est-à-dire en rupture avec l’effusion d’un cœur changeant encore sur des sentiments, toujours objets des conjonctures. La morale est guidée par la volonté sous l’égide de la raison pratique. Cette vision écarte le bonheur sous sa forme sensible avec son prédicat de principes de décision morale. Elle s’oppose aux intérêts et autres penchants d’inclination, au suicide, il faut opposer le souci de vivre conformément au devoir, mais par devoir.
L’anthropologie morale kantienne est à un certain sens soumise à la loi universelle de la raison de tout être raisonnable (maxime de la raison). Elle constitue la base définitive d’une triple confiance (interpersonnelle, institutionnelle, politique) donnant des garanties d’un monde commun à la fois éthique et social (de nature conversationnelle), dans un processus d’individualisation. Elle induit dans la perspective anthropologique, d’une part, la doctrine des mœurs avec ses comportements, ses situations que des devoirs viennent régler et, d’autre part, une anthropologie pratique. Kant définit deux rapports de moralité et de légalité. Pour le cadre de la légalité, l’action doit être conforme au devoir (motivé par un intérêt). Pour celui de la moralité, l’action est faite par devoir (par respect pour la loi). La morale ne provient pas des mœurs, elle n’est fondée que si elle est pure, elle ne peut dériver des devoirs psychologiques, pratiques, religieux. Elle s’oppose à ce que Kant appelle la moraline, caractéristique de l’hétéronomie et de la dépendance avec les forces émotionnelles. Alfred Fouillé fait donc une erreur en l’assimilant au kantisme (Fouillé, 1905).
Pour Kant, la morale peut permettre de constituer un fondement/développement a priori. Il s’agit pour lui d’organiser une anthropologie morale, en posant le sujet de la contingence avec le primat de l’expérience des mœurs qui empêcherait toute interprétation morale. D’où une vision pessimiste de la mondanité des rapports moraux, compris en tant que langage intersubjectif social. La question dans ce cadre, « que dois-je faire ? » n’est pas lisible, visible, dicible, d’où la difficulté à déceler le moindre caractère obligatoire (la liberté négative).
Cette liberté négative ne peut pas fonder la morale, et n’est qu’une liberté psychologique. Cette politique de l’universel induit un normativisme kantien reliant la volonté et la morale en tant que forme universelle de la loi. La morale exclue la nature de l’homme dans le champ de l’investigation, opposant la philosophie naturelle, reliant nature et mœurs, à la physique. Pour Kant, l’anthropologie philosophique doit « appliquer ses lois à la volonté de l’homme en tant qu’elle est affectée par la nature » (Kant, 1994 : 48)
Du point de vue de l’autonomie, Kant recherche le fondement objectif transcendantal et non psychologique de la liberté : une fondation non subjective du je en tant qu’objet rationnel. Il repose sur l’autodétermination du sujet. L’anthropologie philosophique est une métaphysique de la nature et une métaphysique des mœurs. La nature (du domaine de la physique) est différente des mœurs (du domaine de l’éthique), en tant que domaine de législation. Avec un double niveau : le premier est un domaine empirique avec la physique qui comprend aussi un domaine pur, moral et rationnel avec le concept de devoir être. Kant se démarque à propos de la métaphysique traditionnelle, qui présuppose que la méthode de l’induction est conçue en tant que modus operandi, à partir de l’expérience qui se donne comme apparence de raisonnement a priori. Il s’agit pour le philosophe de Königsberg, à la fois de singulariser et d’universaliser. Singulariser entre la science de type conjoncturelle, reliée à ses effets et au culte du fait, et la science par nature rationnelle .
Singulariser entre la métaphysique de la nature (connaître les premiers principes de la nature) et la métaphysique des mœurs (dévoiler les principes de ce que doit être la morale) : universaliser la métaphysique et l’appliquer à tous les êtres de raison. Pour se faire, cela induit le souci de l’autonomie en tant que volonté et raison pratique. Cette anthropologie philosophique suppose que la finalité de la raison est de concevoir l’intérêt suprême de l’humanité. Celle-ci n’est subordonnée à aucun niveau autre plus élevé. Elle est destinée à tout être raisonnable afin de penser la législation des mœurs. L’homme, qui est conçu en tant que sujet d’imputation, ne doit pas procéder d’un anthropomorphisme, fût-il celui du penseur lui-même. Cela conduit à récuser l’illusion scolastique et ce que Kant définit comme « illusoire de supériorité » (Kant, 1994: 66).
L’impératif catégorique se subdivise à un double niveau. Le premier établit que nous devons agir comme si nous produisions par nos maximes, une loi dans la nature (ex : le droit) ; la seconde formule, en faisant de l’humanité une fin en soi fournissant la matière a priori de toutes les fins qui peuvent imposer comme des devoirs
Cette anthropologie philosophique se déduit d’une loi universelle de la nature : l’universel appartient au monde intelligible, soumis à des lois qui sont elles-mêmes soumises à des lois indépendantes, fondées uniquement en raison.. La raison ne peut expliquer la raison, la nécessité est celle de la pensée qui est en rupture avec le monde sensible des hommes soumis aux liens de la nature avec ce que cela signifie d’hétéronomie et d’empirie. L’impératif catégorique est le moteur permettant le passage de l’état de nature (droit privé) vers l’état civil (droit politique), par le truchement de l’obligation a priori rationnelle (impératif) avec les devoirs envers les hommes et les êtres .
L’être raisonnable est capable de concevoir une loi comme fin en soi, d’où la double logique d’autonomie et de morale réfutant tout formalisme moraliste. L’autonomie vise donc à se donner la loi à soi même en tant que forme objective de l’universel, ce qui revient à chercher une existence qui puisse être érigée en loi universelle. Cela conduit au prédicat de la légalité universelle de l’autonomie, avec ce que cela sous entend, la soumission à la loi, de manière objective et fondamentale. Il s’agit de réfuter la décision hétéronomique et l’inclination des penchants de sensibilité et de particularité, car elle revient à un choix dépendant de la subjectivité empirique qui donne la priorité à l’objet qui frappe particulièrement ma sensibilité différente de celle d’autrui.
Par conséquent, l’impératif est un mode de conformité à la loi/universalité : « agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». (Kant, 1994: 137)
Cela conduit à des actions soumises à des règles/impératifs :
- impératif problématique avec l’habileté et la technique ;
- impératif assertorique avec la prudence et la pragmatique ;
- impératif catégorique avec la morale et la pratique.
Ces impératifs se structurent autour de trois niveaux :
- l’humanité commune qui s’articule sur la faculté de juger en matière pratique (sur la faculté de juger en matière théorique) ;
- la raison commune organisée autour des lois d’expérience et des perceptions de sens ;
- la raison pratique est construite par la faculté de juger, elle est en rupture avec les mobiles sensibles (sophistiques)
De ce fait, la liberté est la ratio essendi de la loi morale. La loi morale produit le concept de bien et de mal. Il est en opposition avec une conception subjectiviste, car, pour Kant, la perfection morale est une idée a priori de la raison
Il s’agit de confronter dans un premier temps, la maxime subjective du vouloir avec la loi universelle et objective de la raison et, dans un second temps, de faire dépendre cette même maxime subjective de la loi universelle de la raison pure. L’homme étant considéré dans sa pleine anthropologie, en tant qu’être pratique, raisonnable. L’être sensible étant lié au noumène (espace d’intelligibilité extérieur au domaine du sensible), par le fait que ce noumène est d’abord de l’ordre de l’indiscuté intelligible (Dieu, Monde) et qu’il est nécessaire en terme de cosmologie à la raison pratique, qui elle, distingue ce qui est mal, ce qui est bien, conforme ou contraire au devoir.
L’anthropologie philosophique est entendue en tant que royaume à trois couronnes. Elle l’est en tant que sagesse, en tant que pensée et en tant qu’universel, accumulant sous le règne du privilège, c’est-à-dire mode indiscuté des possibles, ce qui fonde la pensée. Celle-ci échappe à ses thuriféraires comme à ses contempteurs. Elle n’est pas forme, mais politique de l’universel. Par conséquent, elle accumule les formes de l’intelligible sur le monde social ; cette réalité tangible, à la fois dépassée, récusée et orientée. L’universel dans sa traduction de pensée et de philosophie est dans le soi, le savoir de soi, et le soin de l’âme. Cette tripartition, on en retrouve une matérialité par exemple, dans le dialogue de l’Alcibiade avec Platon, et l’opposition entre l’âme et le corps et la combinaison des deux. Ceci territorialise les essais de classifications et de reclassements en tant que projet anthropologique. Le monde est affaire de nomination et de taxinomie, le réel est donné comme objet malléable qu’il s’agit de reformuler à l’aune de la politique de l’universel. L’universel consiste à attribuer la légitimité à un ordre des choses, à situer ce qui est dicible, définissable, compréhensible et ce qui ne l’est pas : l’ordre du semblable et de la différence. Pour se faire, l’universalisation adosse la politique de l’universel à un univers concret des possibles, consistant en un véritable idéal civique de connaissance totale de l’homme. A cette aune, l’anthropologie philosophique pose le sujet de l’homme en termes d’interrogation à la fois de sens, de finitude et de connaissance. Cela suppose une nouvelle hiérarchie des questionnements distincts du questionnement ontologique : que puis-je savoir ? (éthique/raison pure), que dois-je faire ? (morale/raison pratique), que puis-je espérer ? La finitude de l’homme institue la limite de la connaissance mais ne l’invalide pas, bien au contraire. Le connaître est à la base du savoir, l’anthropologie remplace la théologie, comme puissance nominative de la condition métaphysique de l’homme. La connaissance devient le premier élément de cette politique de l’universel, qui est politique de l’entendement où le monde est l’objet de la représentation a priori. Cette perspective se déploie à partir de trois types d’antinomies. L’idée est un concept rationnel nécessaire auquel ne peut correspondre aucun objet donné par le sens. L’âme est le paralogisme de la raison pure. Le monde est constitué en tant qu’antinomie de la raison pure et Dieu est la troisième antinomie. Il s’agit dans l’anthropologie philosophique de penser le fondement à la réfutation de la dogmatique traditionnelle. Celle-ci ne pose la question du comment et du pourquoi, elle ne produit aucune critique préalable de son propre pouvoir. De ce fait, il est nécessaire d’affirmer le concept de Modernité avec le souci du progrès qui ne peut se faire dans l’homme sans l’homme. L’affirmation du progrès et sa réalisation par l’homme ne constituent que les deux faces d’une identique affirmation : la morale constituée en tant que niveau second de la politique de l’universel. Elle, qui exige une société ou pour reprendre la sociologie de la fin du XIXe siècle, un ordre social moralement éduqué. Cette exigence interne de la philosophie transcendantale possède une connaissance qui suppose qu’elle soit justifiée pour Kant. Elle repose sur l’analyse des phénomènes extérieurs, subdivisée en plusieurs catégories principales :
- la quantité (unité, pluralité, totalité) ;
- la qualité (réalité, négation, limitation) ;
- la relation (substance et accident, cause et effet, communauté réciproque entre l’agent et le patient) ;
- la modalité (possibilité et impossibilité, existence et non existence, nécessité et contingence).
L’anthropologie, par la médiation du philosophe, pose le sujet de la similarité de la forme intelligible. On ne peut pas la voir de manière abstraite et éternelle : elle « est » l’âme. Aristote part de la question de la métaphysique, qu’il définit en tant que science portant sur les choses de la nature, séparée du mouvement de la matière, selon l’être et la définition.Elle étudie les choses complètement séparées, les choses séparées susceptibles d’abstraction et les choses non séparées non susceptibles d’abstraction. Le mouvement/matière est la connaissance de la philosophie naturelle. L’universel de la pensée philosophique repose sur une montée en généralité d’idées et de concepts permettant de penser le monde, le transformer et d’en distinguer les attributs notamment entre genre et espèce, un et multiple, et tout et partie. Cela exclut les particularités individuelles et les entités accidentelles : l’être est exemplifié. La question métaphysique surligne le sujet de l’être : ils sont les deux continents conceptuels structurant le philosophe en son royaume. Le sur-lignement, c’est la trame par laquelle la pensée vient à la philosophie, le cheminement prononcé, vérifié, matérialisé qui situe l’ordo philosophicum. Il en est à la fois sa finalité et sa médiation intrinsèque par laquelle le penseur légifère le monde et le réoriente selon le bon plaisir de ses concepts. Distinguer, classer et définir, c’est poser une pensée philosophique qui vise à proposer une politique de l’universel, recoupant les trois éléments que sont : le niveau d’argumentation théorique, le type de généralisation philosophique avec ses différences d’échelles, descendante (Platon) ou ascendante (Aristote), enfin, les modes d’extension et d’application à des entités politiques (communauté politique, cité) (Kant, 1994: 137).
Dans le De Anima, Aristote détermine la séparation entre les mathématiques et la physique, entre d’un côté, l’être abstrait de la mathématique, qui est soustrait à la réalité, avec ce que cela établit comme séparation avec la matière (Aristote : 1934), l’être mathématique est l’être séparé de la matière, et de l’autre, la physique comme objet qui ajoute l’objet considéré par celui-là. Il distingue trois sciences théoriques (la théologie, la mathématique, la physique), sous-divisées entre d’une part, les êtres mobiles et immobiles et d’autre part, les êtres séparés et non séparés de la matière (Aristote, 1966). La science théorétique (éternel, immobile, séparée), se distingue de la physique (mobile, être en mouvement, être non séparé), elle intègre en son sein les mathématiques et pose la question de leur capacité à être philosophique, avec en question sous-jacente, le rapport entre l’essence dégagée de toute obscurité, séparée de l’expérience. Le stagirite pose la question de la connaissance acquise par abstraction (matérielle) et connaissance acquise par l’expérience physique. Cela détermine le sujet de l’universalité (saisie abstraite de la nature). Les universaux désignent les propriétés des choses naturelles exemplifiées réellement, susceptibles d’être classées dans une même espèce/genre.
La philosophie de la politique de l’universel établit, pour reprendre le terme d’Hegel, une conversion permettant le passage de la violence à la politique, c’est-à-dire en termes de droit et de société civile. Ce modèle, au delà de ses effets plus ou moins avérés, se constitue comme philosophie totale au nom d’un philosophe total, un penseur qui pense à partir d’un ordre philosophique, qui est aussi ordre cosmogonique, ordre social, ordre mystique, etc. Ceci à partir d’une absoluité idéale et idéelle qui se donne comme sens d’une vérité conçue comme la vérité. Cette trame narrative et conceptuelle ne s’arrête pas à Platon, elle absorbe toute les conductions des philosophèmes théoriques ou mêmes pratiques, le penseur pense l’universel et il est par définition politique. Elle se nuance, bien sûr, selon les rapports à la politique comme asymétrie (Platon), et à l’éthique selon le souverain Bien (Aristote).
La politique de l’universel pose le sujet et vise à contraindre ce que Georges Bataille décrit en tant qu’entité hétérogène. Cela induit un prisme unique, une conduction monopolistique des perceptions avec un double niveaux : le sensible propre de la vue (le blanc) et le sensible par accident (articulation), les deux participants pro activement du mode d’être de l’universel.
Toute argumentation philosophique qui ne porte pas une caractéristique généralisante, est vouée à rester dans l’ordre de l’opinion personnelle, car l’ordre de la généralité est inscrit de manière consubstantielle à l’ordre de l’universel. Penser le monde est l’unique échelle du penseur philosophique, qu’il soit lié à un cadre holiste (Hegel), ou nominaliste (Wittgenstein). La pensée, même dans ses exemples les plus concrets, une « table », une « chaise », dégage de l’ordre philosophique de la signification, un fondement à portée universelle. Les principes a priori ne sont pas réductibles à la philosophie kantienne ou à une démarche de science « dure ». Ils sous-tendent toute pensée, qu’elle soit pragmatique ou réaliste, idéaliste ou matérialiste, objective ou subjective. La politique de l’universel transcende les méthodes d’écoles ou les régimes d’énonciations. Elle ne vise qu’à proposer un ordre théorico-pratique assez large, lui permettant de signifier le monde. Elle coagule d’une part, l’intellect matériel en tant qu’habitus de la pensée, saisissant les formes de l’intelligible chez les hommes les plus complets, « ceux qui pensent », et d’autre part, l’intellect, agent faisant de l’intellect en puissance ou matériel un intellect en acte.
La puissance de la spéculation intellectuelle ne se fonde pas sur sa rationalité, qui n’est qu’une rationalité des fins, mais sur sa capacité à dialoguer, questionner l’être en tant que sujet de la métaphysique, mais aussi de la société, de la politique, de la philosophie, de l’histoire ; un être qui excède le sujet obligé de l’ontologie, qui élargit le problème à des sujets débordant la question de part en part. Dans cette conception se détache les formes platoniciennes de l’âme, qui présupposaient l’immortalité de l’âme. Le stagirite propose une psychologie qui récuse l’âme en tant qu’entité éternelle et immortelle, pour autant l’âme reste incorporelle (Aristote 1940). La fonction de l’âme, est l’élément qui apporte la vie à l’entité induisant âme et corps : âme animée (ex : plante). L’âme est la forme d’un corps vivant. L’intellect venant du dehors, il est par nature immortel, cela revient à la forme immatérielle. Immortelle et immatérielle, l’âme ne saurait produire un intellect contingent, la pensée est donc rattachée au registre des formes éternelles de l’ontologie. Il s’agit de penser l’intellect hylique ou matériel et l’intellect agent, entre les intelligibles premiers (les idées) et les intelligibles seconds (les formes inhérentes à la matière et inséparable de cette matière). Pour la première approche, c’est la réception de l’intelligible et pour la seconde définition, c’est la production de l’intelligible. Une aptitude et une puissance (intellective) contribuent au bien-être de celui qui la possède, avec une différenciation entre savoir éternel (épistémè) et praxis (contingent, non nécessaire). Cette mise en frontière n’est pas de l’ordre d’une contingence, elle repose bien au contraire sur une conception exigeante du travail de pensée, qui impose et suppose une vie complète, centrée sur le monde des idées. Cette vie complète ne relève pas d’une conception passive entre Vita Activa et Vita Contemplativa mais d’une définition totale de l’ordo philosophicum ainsi que le rappelle avec à propos, le philosophe Abélard se plaçant, dans le cadre de la pensée antique (Abélard, 2000)
En situer une définition, c’est préempter une tradition, une vision singulière qu’il s’agit d’universaliser, d’en monopoliser la substance nominative, au nom des intérêts bien compris de la pensée, qui se veut désintéressée. Ce désintérêt ne peut s’accomplir que dans l’ombre des Pères de l’Eglise, substitut référentiel de la table de loi Mosaïque, érigée afin d’éviter à tout le moins, le sort de Socrate et de sa mise à mort, non seulement celle du philosophe, mais celle de l’homme dans la contingence de l’ordre mondain conjugal (Abélard, 2000). La distanciation et l’assimilation au royaume des Idées, conduit à penser contre et pour, réfutant les situations établies pour mieux s’arroger le pouvoir de la puissance démiurgique. Cette première réfutation ne se fait pas de manière directe et mécanique, elle est elle-même mise en crise par la profondeur de la question, permettant au penseur de se penser dans l’ordo philosophicum, de matérialiser ses oppositions, de représenter sa signature et de n’en délivrer la marque qu’avec parcimonie. Le second mouvement qui est celui de l’appel, de la proposition, ne ferme pas la question, mais lui donne une nouvelle profondeur, il s’agit de creuser le sillon, de partir d’un point et d’en élargir ad infinitum les aspérités et les apories. A ce stade, les impasses sont autant de ciments d’un mur, qui est par nature impraticable. De cette impossibilité des limites, se présente une résistance à la fixité au contraire syntagmique de la pensée. Mais là est peut-être la fixité ? Dans ce contraire toujours présenté, dans cette définition qui se pose et s’oppose à elle-même contre même. L’emphase du démiurge qui enfouit ses archéologies dans la démiurgie de ses prétentions, son appropriation envers ses doutes, explicite cette tendance à (re) fixer la question, à lui donner un aboutissement, une linéarité. On peut, à ce niveau du sujet, percevoir les différentes évolutions de la pensée en tant qu’écriture philosophique. Entre l’orgueil du souverain en son royaume (Kant, Hegel), la distance du prince survivant (Montaigne, Spinoza), la souffrance du Dieu isolé (Nietzsche, Schopenhauer). Ecritures ramifiées de multiples aspects, que l’on juge soit prophétiques, soit nominalistes, mais qui de manière commune, arrachent au présent l’oubli de l’écriture.
Cet auto-centrement indispose sans doute, car comme le peintre ou l’écrivain, il donne de la philosophie un aspect d’engagement, en quelque sorte artistique, totale dépassant les cadres institués des écritures simples. Il régit avec morgue, le regimen solitarii des rois législateurs. D’où l’équivoque de l’anthropologie kantienne dont les présupposés théorico-pratiques éternisent les conditions même de son projet, reposant avec de nouveaux termes les invariants du pouvoir de la politique philosophique sur la pensée et le monde.
L’altérité (Platon) est venue perturber ceux qui pensent la fixité (Parménide), et ceux qui plaident par le mouvement (Héraclite). L’être est affaire de non être et ne suppose aucune vision de mouvement, il s’agit de substituer le temps par l’espace, de remplacer l’empire infini de la métaphysique de l’Un, par les royaumes de l’être et du défini. La sécularisation ne commence pas, peut-être, au XVIIIe siècle mais plus tôt, dans cette conciliation des contraires (conciliation oppositorum), dans cette politique de l’universel qui vise à répondre au cœur tortueux de l’homme car l’homme ne sait pas s’il est droit, de ce fait, il ne peut être uniquement raisonnable. Par le truchement du projet anthropologique d’Emmanuel Kant, la dialectique elle-même transforme sa définition, elle ne consiste plus à être le modus operandi de l’ordre social, elle n’est plus uniquement le thème aristotélicien du rapport à soi et à l’autre ; elle devient la définition de la raison pure. La dialectique accapare les attraits de la raison de l’universel, une raison historique, politique, épistémologique, transcendantale dont la guerre avec son originalité première, tend dans un second temps, à dépasser les limites de l’effectivité (sociale, politiques, métaphysiques) pour atteindre dans un troisième temps, la connaissance nécessairement anthropologique de l’universel.
L’anthropologie parachève le sujet de l’altérité, la politique de l’universel se veut et politique et universel, elle sera donc anthropologique, répondant à l’universalité des hommes, non seulement dans les aspects cosmogoniques mais aussi dans les caractéristiques les plus communes. L’universel se traduit non plus sous le registre de la méthode historique ou philosophique, mais devient le fondement de la connaissance a priori au sens Kantien, en tant que condition de possibilité de la connaissance. La pensée parce qu’elle se veut critique pour être pensée, ne s’oppose plus à sa propre mesure (hubris), au contraire elle l’accompagne, la suscite, la développe sans poser le sujet de la circularité mais en travaillant une linéarité entre l’expérience et la compréhension intégrées dans un ordre des évidences. La politique de l’universel est un travail de l’imagination spéculative dont la force de législation, a progressivement étendu son regnum, devenant tout à la fois organisation de la vie collective et expérience du monde. Ceci est fondé sur le principe d’autonomie et non d’hétéronomie dans l’ancien ordre social (Saint Augustin, 1864). L’homme devient le premium principae de ce modèle dont la narration repose sur deux sortes d’abstractions constitutives d’une politique de puissance d’universalisation :
- la première l’abstraction, entendue comme induction qui vaut pour la formation du concept universel (espèce ou genre),
- la seconde abstraction entendue comme séparation d’avec la matière qui vaut, en premier lieu, pour la saisie des objets mathématiques.
Ces deux niveaux conduisent de manière imperturbable à identifier, à représenter, construire une histoire de la pensée philosophique, une histoire de la philosophie, une histoire de l’humanité, une histoire de la démocratie, autant de généalogie légitime édictée en tant que substrat d’une politique de l’universel.
L’ordre de la connaissance s’autonomise vis-à-vis de l’expérience sensible et de ce qui est donné empiriquement, c’est-à-dire de l’expérience politique. Elle peut à cette aune accueillir non pas la condition historique mais la raison métaphysique historique (Hegel : 1970). Cela déduit un passage entre la pensée des Anciens et l’ordre de pensée des Modernes, d’une démocratie asymétrique de citoyens en tant que citoyens (Athènes), en faveur d’une démocratie symétrique du semblable, de citoyen en tant qu’homme (la Révolution française). L’ordre de la légitimité de la raison autonome et historique se substitue à l’ordre religieux de la raison naturelle et métaphysique. Il n’est plus temps de définir la philosophie en soi (causa sui), de la restreindre à une théologie philosophique chère à Saint Augustin. L’ontologie est sécularisée en tant que chose en soi, une forme originelle de l’origine des choses comprises sous un registre spécifique de type phénoménologique. La connaissance acquise est une forme manifestée d’un prédicat de l’universel, l’autonomie comme l’universel ne se déduisant pas par l’empirisme mais ne pouvant être connue qu’au moyen d’une pensée, qui se retourne théoriquement sur elle-même. La démiurgie dépositaire de cette puissance spéculative refonde à chaque momentum historique des césures, des lignages, des chronologies acceptables et donc légitimement universalisables (Veyne, 2006).
Cette naturalité est destinale, elle ne suppose aucun arrêt de pensée, mais un pouvoir de la pensée sur la pensée au nom de l’autonomie de la raison sur les régimes traditionnels. Ce rapport direct entre conscience et objet est calibré selon des méthodes, des registres d’expérimentations. Le prédicat de l’universel se pare du prédicat de l’autoréflexion réflexive, qui dit se penser afin de garantir sa puissance de penser l’universel. Elle se territorialise par l’idée de concept ou de catégorie. Par l’édification du concept, les « Idées » platoniciennes se subliment sous la définition de l’entendement (Geertz, 1986) Celui-ci accapare la propriété de l’eidos en tant que pure forme vide où sont intégrées les différentes formes de l’expérience sensible au nom d’une synthèse actualisée : la politique de l’universel (Suleiman Gabryel, 1993).
L’anthropologie se configure dans le programme plus général d’une question de la question: est-ce que tel ou tel savoir est une science ? La métaphysique est-elle une science ? Kant n’institue donc pas la politique de l’universel, il la parachève en faisant de la science l’élément fondamental de la vérité. La philosophie, comme l’a souligné Léo Strauss, n’est plus en soi un cheminement vers la vérité, mais elle devient la législatrice de vérité en tant que science, c’est-à-dire démonstration de la raison critique (Strauss, 1992).
Bibliographie
Abélard, 2000 Historia calamitatum mearum. Histoire des malheurs d’Abélard adressée à un ami Lettre première : traduction revue et corrigée par Edouard Bouyé, « Abélard et Héloïse, correspondance », Gallimard
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Clifford Greetz 1986 Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris PUF.
Fouillé Alfred 1905 La moraline de Kant et l’amoralisme contemporain, Paris Alcan
Hegel, GFW Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, tome I, Paris Vrin, 1970,
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Kant, Emmanuel, [1798] 2008. Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad. Foucault, Paris, Vrin.
Lévi Strauss Claude 1955 Triste Tropique Paris Plon
Saint Augustin 1864 Confessions Traduction M. Moreau, édition numérique réalisée par l’abbaye Saint benoit de Port-Valais (Suisse)
Strauss Léo 1992 Qu’est-ce que la philosophie politique ?, Paris, PUF.
Suleiman, Gabryel Nasser, 1992-« Husserl et l’héritage postkantien : la crise existentielle de la philosophia perennis ? » Studia Philosophica IV, 5-7,
Suleiman, Gabryel Nasser, 1992 -«Machiavel et le concept de stato; la virtus et la fortuna ; épistémè politique » Studia Philosophica, IV, 19-21
Suleiman, Gabryel Nasser, 1993-« Averroès et la Grammaire de l’universel : Platon contre Aristote, Platon et Aristote » Studia Philosophica V, 4 14
Suleiman, Gabryel Nasser, 1998 -« Hannah Arendt et Léo Strauss : Une philosophie du sens commun » Studia Philosophica VII, 13-15
Veyne, Paul L’Empire gréco-romain, Paris, éd. du Seuil, 2006.
Nasser Suleiman Gabryel est chargé d’enseignement à l’EHESS Paris (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) Docteur en science politique (Science Po Aix en Provence) doctorant en sociologie à l’école des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Centre Norbert Elias EHESS Marseille). Titulaire de DEA en Philosophie (Université de Genève) et d’Histoire (Master 2) (EHESS).Chercheur associé au CHERPA Aix en Provence/ GRET Université Mohammed V de Rabat. 2012- 2014 Chargé de cours science politique Faculté poly-disciplinaire d’El Jadida (Maroc)
2012-2013 Chargé de recherche Sociologie politique et en philosophie des sciences sociales ENESIS (Etudes Nationales pour l’Enseignement Interdisciplinaire), Institut Royal d’enseignement (Maroc).2009-2012 Chargé de cours en sociologie et en communication publique et social. Université de Casablanca-Mohammedia (Maroc) 2002-2008 Groupement de Recherche Saint Louis-Pierre d’Alcantara/ Institut Royal d’Enseignement (IRE) –Casablanca /Rabat – Dakar