École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
Bibliographie
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans notre propos de surligner une sorte d’impressionnisme de l’étude, mais de définir le rôle de l’acculturation en tant que processus politique de stabilité entre représentation et réalité. Ceci nous conduit à relier monde social et réalité afin de ne pas conduire à une sorte de métaphysique renversée, structurant de manière faussement verticale des processus par nature évolutifs et circulaires. La manière d’agir commune à tous les hommes constitue un système de référence au moyen duquel nous interprétons un langage inconnu [Wittgenstein 2004, 206].
Le regard cumule une série de paradoxes constitutifs, étant à la fois subjectivité et distance avec cette même subjectivité, objectivité et récusation de l’objectivisme11, action et pensée sur l’action, politique et historicisme anti-politique.
Cette typologie n’est pas réductible à un procès chronologique mais peut se combiner en plusieurs types selon les situations personnelles et historiques de certains intellectuels. Par l’effet de générations politisées, nous pouvons déterminer des itinéraires cumulant différents types de regards selon le cadre de temporalité proposé. Certaines sociologies occupent durant des phases particulières et successives des typologies cumulatives du militantisme politique. Il existe une imbrication de processus sociobiographiques dépassant les systèmes sémiotiques12 de type binaire et reposant néanmoins sur un régime énonciatif commun. On peut en saisir une déclinaison sociohistorique dans les premières générations du régime de légitimité exogène (1800-1880). Dans les productions des récits de ce régime de légitimité [Jackson 2002a], [Fakhry 1983], nous pouvons identifier une double tentative : d’une part, une certaine affirmation d’autonomie réflexive13 dans l’acculturation des rapports avec l’Occident et d’autre part, un enracinement plus ou moins marqué14 dans les mediums de la pensée utilisée.
Dans cette recherche, l’archéologie des formes pratiques d’intellectualité me semble essentielle afin de comprendre les constructions successives de l’universel dans sa forme écrite et textuelle. Dans le cadre des récits de l’occidentalisation à la fin du xixesiècle, la figure du clerc se positionne dans un mécanisme narratif où la science (entendue dans son volet canonique) doit se déployer dans une épistémè normative attentive à la fois en tant que dialectique et pratique, mais aussi en tant que langue et légitimité. Le clerc organique de la première instance s’intellectualise au contact d’autres médiations culturelles, d’autres dispositifs sociocognitifs. Sous la forme d’un questionnement plus large est organisée une médiation à partir du texte (coranique) vers le texte (philosophique), pour in fine, revenir vers le texte (juridique). Il répond de ce récit dans l’espace public (entendu en tant que champ du pouvoir dans son acceptation la plus large, calife, familiers, oulémas), et s’affirme en tant qu’élite pensante, forme traduite de l’intellectualisation et de l’enculturation philosophique.
La réécriture supplée l’écriture, le clerc devient le représentant d’un courant qu’il s’agit de définir comme modéré ou radical. Une première figure présentant une écriture du clerc, celui de la mystique de la gnoséologie et de la métaphysique transcendante, celui du penseur intégral d’une anthropologie totale. Une seconde figure est celle du clerc de la mémoire et de l’appartenance [Taymiyya 1994, XXVIII, 521–522] qui institue en tant que jurisconsulte la figure de la dépossession de la grandeur et la théologie de l’enracinement.
6 – Occident
En tant que construction idéologique et imaginaire, l’Occident et son versant oriental (le musulman dé-islamisé) prend peu à peu l’aspect menaçant et contradictoire de la dépossession, perte et déploration de la perte, origine et refondation. L’empire de l’auctor supplée l’empire politique dans sa recension de la narration historique présentée en tant qu’inconsolable absence d’un passé constituant l’ultime refuge du texte. L’imago mundi prend l’aspect explicite et implicite d’une introspection de soi par l’intermédiaire d’une œuvre traduite médiatrice qui ne peut être vue que de manière altérante ou condescendante. « Le clerc » dans sa linéarité close est mis en cohérence dans un schéma symbolique modelé par les « impératifs pulsionnels du sujet » [Freud 2004].
Le clerc en tant que figure sociale participe d’une typologie fonctionnelle permettant de dessiner les modes endogènes de l’objet « islam » à partir d’une triple dimension que serait : la légitimation du modèle de l’unicité [tawhid] ; l’antagonisation avec la pensée occidentale de type matérialiste, présupposant une volonté de produire à partir du référentiel islamique ; la modernisation de l’appareil théologique musulman [el-fiqh], légitimité afin de solidifier la croyance de celui que l’on nomme le « musulman ». La symétrie entre l’opération théorique de conceptualisation de la recherche et la narra tivité malléable de certaines sources permet de définir l’alter de l’idem, qu’il s’agisse de la re-traditionalisation de l’islam, de ses formes de dérivation telles que le culte des saints et le maraboutisme ou de ses modes de radicalisation (salafisme et wahabisme).
De ce fait, tout l’ordre narratif (sociologie de l’enracinement comme explication de la grandeur et anthropologie du déracinement comme source de la décadence) repose sur une sociologie des corps sociaux organisés et hiérarchisés par l’enracinement à un espace, à un groupe social, à une société. Cette perspective détermine une lecture de l’ordre social et de sa fragilité. Tout modèle est condamné à subir l’érosion de sa légitimité, processus à la fois accéléré et provoqué induit par la modernisation vue comme déculturation. Requalifier les faits, déterminer le vrai du faux dans le récit historique et généalogique permet d’expliciter les cadres de la légitimation et de trouver les causes du déclin, les raisons des crises et les sources éventuelles de renouveau. En dernier lieu, l’analyse de la légitimité recoupe une idéologie de l’Un : unicité de Dieu ; unicité idéalisée de l’empire ; unicité du pouvoir symbolique et politique. Strict contrepoint à la déliquescence du présent vécue par l’observateur/acteur de l’auctor. Ce modèle narratif et interprétatif est la matrice à partir de laquelle, les intellectuels arabo-musulmans ont dès la fin du xixesiècle mis à jour ce que je définis comme le régime de légitimité endogène. À partir de ce système narratif avec ses structures explicatives, de ces schémas théoriques se décline une sorte de symétrie auto-réalisatrice où l’auctor traduit sa propre langue à partir du matériel cognitif censé être traduit : Khald¯un devient ainsi la langue réactualisée de l’« identité » arabo-islamique en la dé-théologisant et en lui donnant un aspect de vérité historique et sociologique définitif expliquant la grandeur et le déclin des sociétés islamiques par le vocable du déracinement et du dissensus culturel.
Le régime d’historicité de ce mouvement repose sur le temps atemporel du texte coranique et de la tradition [sunna], au nom d’un nom (le musulman) qui est lui-même le prête-nom d’un modèle de consensus culturel théorisé et réactualisé à l’aune des questions du moment. La monopolisation de l’universel se fait par un enrégimentement des différents champs de l’activité symbolique (lettrés, clercs) ravalés au rang de « clercs organiques » du pouvoir. Ils représentent la fonction hégémonique qu’exerce la classe dominante dans la société civile. Ils sont les organisateurs d’un pouvoir de la coercition symbolique qui réduit le monde à un système binaire entre le bien et le mal, l’islam et les Autres, l’identité originelle et l’identité représentée.
La figure du clerc est ainsi souvent présentée d’abord en tant que préface topique annonciatrice d’une nouvelle organisation aristocratique des élites. Les concepts sont à cette aune des reconductions itératives permettant de basculer dans le bon camp théorique susceptible de définir l’universel légitime, les cadres de légitimation, les figures de légitimité. D’où la tentation rétroactive de la téléologie politique sous sa forme la plus extensive de l’empire visant à ramener le multiple sous la coupe de l’unité au nom de l’autorité textuelle dans sa pleine spendeur. « Auctoritas non veritas facit legem. »
Sociologiquement, ce courant est dépositaire d’une sociologie d’« oblats » fondés sur l’institution et les limites à l’institution, produits accomplis de la dialectique de la consécration et de la reconnaissance qui attiraient au cœur du système les plus inclinés et les plus aptes à le reproduire sans altération [Bourdieu 1984]. De façon générale, ils sont d’autant plus farouchement attachés à l’institution que leur compétence propre est plus étroitement tributaire des conditions institutionnelles de son exerce (langues) en général et qu’ils doivent davantage à l’institution en tant qu’oblats de basse extraction ou issus de madrasas (écoles coraniques). Ils pensent que « hors de l’Église point de salut », devenant progressivement des grands pontifes d’une institution de reproduction culturelle qui, en les consacrants, célèbre leur ignorance active et surtout passive dans tout autre univers culturel.
Ce pôle vise à la rationalisation de l’ordre établi, une science de l’ordre et du pouvoir [Elias 1970]. Cela induit le primat de la formation des cadres de l’ordre politique sur la connaissance.
Enfin, ce pôle mondain lié aux injonctions du politique, sinon dans sa praticité, du moins dans sa contextualité, s’arroge progressivement un récit de légitimation scientifique. Ce qui renvoie à la constitution d’un pôle théologique dominé par la seule recherche de la vérité métaphysique mais lié à un ordre de reproduction culturelle [Keddie 1972, 214–228].
Par l’anthropologie de l’occidentalisation, nous assistons in situ à une reformulation15 de cultures politiques qu’elles soient passives (sans théorisation explicite) ou actives (avec une architecture idéologique16). Pour ce faire il convient de proposer un cadre d’intelligibilité à la construction de la culture politique, ou plutôt de manière plus précise des cultures politiques de l’occidentalisation dans une lecture élargie où l’intellectualité et les sciences sociales sont des éléments d’une culture politique dans une situation de double contrainte définitionnelle [Bourdieu 1999].
1. Ainsi, un autre ordre narratif de l’occidentalisation repose sur un refus de l’extériorité surplombante. En effet, dans le cadre des politiques d’un nouveau régime de cosmopolitisme, certains sous-groupes sociaux (chrétiens grecs, maronites, syriens) en compétition pour accéder à la légitimation, acceptent dans un premier temps l’autorité d’une sociologie de la dominance occidentale et de se conformer à leurs règles. Celle-ci n’apparaît pas uniquement de manière violente ou asymétrique, comme l’illustre le rôle des missionnaires protestants américains comme Daniel Bliss par exemple, dont le rôle dans l’introduction de l’imprimerie au Levant, la traduction en arabe de la Bible eurent un impact essentiel : la renaissance linguistique [nahda]. En mal d’identification et d’assimilation, ils regrettent et dénoncent la domination, se plient formellement aux us et coutumes culturels de l’impérialité dominante dans l’espoir de mieux lui ressembler tout en déplorant l’inadéquation de cette culture à leurs attentes. Ces groupes sociaux-symboliques, bien que profondément divisés et tiraillés, finissent donc par jouer pragmatiquement le jeu de la domination. Les uns s’efforçant d’inscrire dans la nature des dominés le fondement de leur domination ; les autres inventant dans l’acculturation les moyens futurs de leur émancipation.
2. Avec l’usage d’une langue médiane – la lingua franca – matérialisant la réalité d’échanges culturels et économiques.
3. Le procès d’occidentalisation est présenté en tant qu’élément déterminant d’une double crise, d’une part, la crise du cosmopolitisme traditionnel et d’autre part, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité. Cette conceptualisation n’est pas la lecture d’un effet cumulatif, mais l’analyse socio-anthropologique de formes politiques narratives, c’est-à-dire de récits d’institutions, de collectivités et d’individualités dans une approche dynamique historiquement située. Ceci remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorités. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intra-communautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement, la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (ottomane) hiérarchisée où par exemple, aux xviie et xviiiesiècles, certaines minorités (les Levantins, c’est-à-dire la guilde de bourgeois marchands établis au Levant et dans les ports des régences barbaresques) occupaient à la fois une position de prééminence (politique, économique, sociale, culturelle) et de médiation [Burke 1998].
4. Dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.
5. Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe, mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste. L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban.
Le deuxième moment-clef repose sur l’alliance étroite entre les États-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle.
Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement du nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident. Celui-ci est vu comme le principal fossoyeur du nationalisme arabe.
6. L’occidentalisme comme culture générale et l’occidentalité comme manière de faire et de vivre attestent d’un régime de transition ou dans certains cas de révolutions anthropologiques liées à la crise du modèle holiste traditionnel qui ordonnait la réalité des individus sous l’empire de l’organisation collective et sociale. De ce fait, la désarticulation entre le cadre de référence et le contexte global a produit une pluralisation des formes d’appartenance qui redessinent les frontières habituelles entre collectivité et individualité. L’Occident devient pour une certaine sociologie une homonymie exclusive de la modernité qui permet dans la société de produire une série de distinctions culturellement marquées entre le modèle endogène perçu comme traditionnel et l’identité hybride véhiculée par l’occidentalisation.
7. L’une se situe dans l’ordre de la doxa, c’est-à-dire du signifié ; cela induit le rôle d’une philologie scolastique (signifié apparent) et une herméneutique (signifié caché) de la culture formatée, construite au nom d’un universel prescrit situé à partir d’un cadre d’énonciation (rationalité, effectivité, clarté). L’œuvre est dans l’inscription du père, elle repose sur une filiation à une tradition, un mode, des auteurs ; l’autre, le texte, étant de l’ordre du signifiant du paradoxal. Il est producteur de symbolique, de limite et de subversion. Il ne se rattache à aucune frontière, sa polysémie est décentrée et sans objet final [Barthes 1984].
8. Pour Barthes, l’œuvre produit du plaisir alors que le texte se situe dans le régime de la jouissance. Dans les deux cas, c’est le degré d’autonomie qui est en jeu [Barthes 1973].
9. Un jeu dont les règles sont d’abord de nature socio-symbolique pour Bourdieu avec la notion d’illusio. « J’ai introduit la notion d’intérêt en m’appuyant sur Weber qui utilisait le modèle économique pour découvrir les intérêts spécifiques des grands protagonistes du jeu religieux, prêtres, prophètes et sorciers. Je préfère utiliser aujourd’hui le terme illusio puisque je parle toujours d’intérêts spécifiques qui sont à la fois présupposés et produits par le fonctionnement de champs historiquement délimités. […] Pour comprendre la notion d’intérêt, il faut voir qu’elle est opposée non seulement à celle de désintéressement ou de gratuité, mais également à celle d’indifférence. […] L’illusio est l’opposé de l’ataraxie : c’est le fait d’être investi, pris dans le jeu et par le jeu. Être intéressé, c’est accorder à un jeu social déterminé que ce qui y survient a un sens, que ses enjeux sont importants et dignes d’être poursuivis » [Bourdieu & Wacquant 1992, 91–92].
10. Taha Husayn se met sous le patronage d’Auguste Comte.
11. « L’impolitesse est d’abord une conduite avec les autres, avec les anciens colonialistes qui viennent voir et enquêter. L’ex-colonisé a trop souvent l’impression que la conclusion de ces enquêtes est déjà rédigée. Le déplacement du journaliste est une justification. Les photographies qui illustrent l’article apportent la preuve qu’on sait de quoi l’on parle, qu’on y est allé. L’enquête se propose de vérifier l’évidence : tout va mal là-bas depuis que nous n’y sommes plus. Les journalistes se plaignent souvent d’être mal reçus, de ne pas travailler dans de bonnes conditions, de trouver un mur d’indifférence ou d’hostilité. Tout cela est normal. Les dirigeants nationalistes savent que l’opinion internationale est forgée uniquement par la presse occidentale. Or, quand un journaliste occidental nous interroge, c’est rarement pour nous rendre service. Dans la guerre d’Algérie, par exemple, les reporters français les plus libéraux n’ont pas cessé d’utiliser des épithètes ambiguës pour caractériser notre lutte. Quand on leur en fait le reproche, ils répondent en toute bonne foi qu’ils sont objectifs. Pour le colonisé, l’objectivité est toujours dirigée contre lui » [Fanon 1961, 77].
12. Cela induit une dialectique d’opposition et de représentation Occident/Orient, renforcée par son complément discursif islam/christianisme, ainsi qu’une dialogique interculturelle entre ces mêmes entités métaphysiques, où s’exerce un « jeu du langage » de l’identité et de la narration. Cela se produit en traversant de part en part les processus de scolarisation, d’acculturation et de politisation avec l’édification inhérente à ces logiques de sous-systèmes scolaires de types confessionnel, colonial ou public.
Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives, se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques avec des logiques de pensée qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique.
13. Ce processus est protéiforme et pluralisé, mais il suppose une densité éminemment politique, culturelle, élargie à l’aspect politico-symbolique dans ce que le vocable recèle de dominance, de résistance à la dominance et de reconduction de celle-ci. Bien entendu, dire cela ne suffit évidemment pas, car les points d’entrée et de sortie sont à la fois des notions antithétiques, mais sont également historiquement combinés, voire se conjuguent et parfois se redessinent de manière inversée, passant de la sortie d’un régime occidentalisant à un régime hybride et vice versa [Van Ess 2006], [Jackson 2002b].
14. Pour nous, le terme n’est connoté d’aucun jugement de valeur.
15. C’est dans ce cadre, que s’organise la question de la doctrine de l’État qui est non seulement celle de l’État vis-à-vis de sa propre majesté politique, mais celle de ceux qui tendent à conquérir l’État par la formalisation d’une doctrine politique idéologique et culturelle [Althusser 1969, 49–50]. Dans la conception active de la culture politique, nous sommes dans le registre déterminé par G. Sorel et A. Gramsci d’une définition agonistique de l’ordre politique en tant que réceptacle d’une confrontation entre diverses forces sociales et politiques. La culture politique au sens gramscien est celle non d’une théorie politique sous sa forme la plus juridique, mais la définition praxéologique de la politique en tant que processus transformationnel et révolutionnaire. Cette conception cumule, pour reprendre la distinction gramscienne, la guerre de position (prise du pouvoir politique) et la guerre de tranchées (guerre idéologique). Pour autant chez ces deux penseurs, l’idée générale est bien de penser le rôle doctrinaire des États et des sociétés non pas pour en établir de nouvelles formes aussi monolithiques que pour proposer une théorie critique en rupture avec ces mêmes doctrines afin d’en restreindre les effets au seul prisme d’une idéologie du capital. Il nous semble donc important de caractériser le sujet de la doctrine politique en tant que forme de la théorie politique afin de saisir les éléments de définition et de penser les formes d’alternatives que posent notamment Sorel et Gramsci sous la forme de ce que je qualifierai de théorie critique de la révolution. Dans cette configuration dialectique, notre propos est de penser une anthropologie gramscienne de la culture politique qui ne se réduit pas à théoriser les délimitations d’une conception politique de type althussérien.
16. Dans la conception passive, la notion de culture politique doit se comprendre sous la forme d’une doctrine faible qui ne suppose aucune détermination totale mais qui inscrit l’organisation générale de la puissance publique dans une certaine fonctionnalité ou pour le dire d’une autre manière la rationalisation de logiques technico-bureaucratiques. La politique, c’est-à-dire dans le vocabulaire gramscien l’hégémonie culturelle, se matérialise par une guerre de tranchées où l’enjeu n’est pas d’abord la prise du pouvoir de l’État mais la captation de la domination idéologique et culturelle induite par l’interpénétration entre l’État et la société civile.
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École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (France)
Résumé:
Comment penser les processus d’interactions culturelles ? L’analyse du monde arabe est réduite trop souvent à l’analyse conjoncturelle de ces relations, elle contient trop souvent en elle-même un chauvinisme de l’universel. En effet, la force de l’idéologie de l’immédiateté, c’est sa capacité à domestiquer notre point de vue. Cela présuppose que la confiance commune de sujet connaissant est si forte que notre lecture de l’immédiat est corrélée par une analyse aussi rapprochée en termes de temps que l’événement lui-même et son commentaire (par exemple les termes antagonistes : « Occident versus Orient », « guerre de civilisation »). Et pourtant bien que notre savoir se réduise en qualité de pensée, nous n’avons aucune difficulté pour dire que nous savons. Mais que savons-nous au juste à propos des relations de l’interculturalité pratique ? Comment penser sans narcissisme idéologique ou ethnocentrisme scolastique, les cultures politiques extra-occidentales ? Pour cela, il s’agit de se défaire du prisme des aires culturelles et de reposer à nouveau la question de l’expérience de l’universel.
Abstract:
How should we think about cultural interaction processes? Analysis of the Arab world is too often reduced to a cyclical analysis of these relations underpinned by a universal form of chauvinism. Indeed, the strength of the ideology of immediacy is its ability to domesticate our points of view. This presupposes that shared trust in the knowing subject is so strong that our reading of the immediate moment is correlated by an equally similar analysis of the event itself and of how it is commented upon (for example using antagonistic terms: “West versus East”, “war of civilizations”). And yet, although our knowledge is reduced to the quality of thought, we have no difficulty saying what we know. But what exactly do we know about the relations of practical interculturality? How may we think about political cultures outside the West without ideological narcissism or scholastic ethnocentrism? To achieve this requires freeing oneself from the prism of cultural areas and asking the question of the experience of the universal again.
La question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord, liée à la problématique de la politisation et de l’idéologisation1. Il ne revient pas à nous de reproduire ce modèle interprétatif, mais de le restituer de manière plus large dans son contexte, ses formes de continuité et ses ruptures. Il est dans notre hypothèse la traduction d’une culture légitime dont l’un des premiers postulats fut la politisation2 en tant que forme d’émancipation3.
1- Occidentalisation
L’occidentalisation peut être comprise selon trois modes explicatifs. Dans un premier aspect matériel, l’occidentalisation est dépouillée d’une partie importante des présupposés de la caractérisation culturelle (c’est-à-dire occidentale) de la modernité.
Elle est ramenée au cadre formel, signifiant un modèle général de civilisation sans son aspect politique, c’est-à-dire euro-centré. Elle est le porte-drapeau d’une certaine modernité liée à une importation explicite des modèles extérieurs et soucieuse de « progrès » et de « modernisation contrôlée ».
Dans un second aspect plus marqué en termes culturels et intellectuels, l’occidentalisation est comprise comme un modèle de « curialisation » au sens d’Elias qui en définissait la notion par l’idée d’une assimilation culturelle et intellectuelle. Il s’agit là non plus d’un processus mais d’une identité, l’occidentalité, dont les attributs recoupent l’idée de modernité occidentale. Elle est « le blason » d’une sociologie des minorités lettrées dans certains pays arabes (fassie au Maroc, chrétiens maronites en Égypte, en Syrie et au Liban). De manière générale, les rapports entre l’Occident et l’Orient prennent les traits de ce que Sophie Bessis appelle « l’obsession mimétique », un effet de miroir qui situe le discours de l’autre ou ses pratiques qu’à la condition que cet autre renvoie à l’identité majoritaire la confirmation de ses certitudes en le confortant dans son statut de modèle.
Dans un troisième aspect sociologique complémentaire au second, l’occidentalisation est déterminée comme modèle de promotion sociale, culturelle autour d’un groupe ou de plusieurs groupes sociaux unifiés autour d’un objectif commun qui est le monopole de l’autorité culturelle (et souvent politique) en termes majoritaires.
Trois types de formes politiques narratives opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation. La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident [taghrîb] dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées », mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone.
La minorité étant une organisation territorialisée, elle est représentée en tant que source d’anomie remettant en cause l’allégeance islamique, nationale et créant par là même des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenant le paradigme de l’Autre.
Les minorités, chou’oubyya en arabe, sont représentées comme un outil de la puissance occidentale [chou], des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’Empire ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne). L’islam serait ainsi formulé négativement de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération pour son système de valeurs et sa philosophie, aussi bien politiques qu’individuels.
Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances musulmanes face aux pays occidentaux. Dans l’Empire otto man, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande-Bretagne en 1882 en Égypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Égypte, de la Tunisie et de l’Empire ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi en Égypte est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques4.
Ce courant voit dans la construction des États après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique causé par l’application de modèles étrangers (exemple : le socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales.
La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamo nationaliste de la puissance étatique qui, abusivement, permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation [‘ilmaniyya] à la notion d’émancipation [hurriyya] utilisée par les hommes de la Nahda [la Renaissance arabe] pour plaider la séparation de la religion, en tant que croyance personnelle et privée, de la politique en tant que sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.
Dans cette argumentation, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme État légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » et « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamidien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).
Ce paradigme néo-wébérien tend à construire autour de la notion d’État arabe un modèle narratif à la fois descriptif et normatif, les historiens et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus [ijmaa] sur les personnalités individuelles [sharsya]. Pour ce courant, la lecture de l’occidentalisation peut être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques ».
À l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consis tait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique, dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’État national et territorial.
Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’État reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial telles que la mobilisation et l’allocation des ressources.
La troisième lecture de la gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi, pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. À l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental, car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que celui des musulmans [Corm 2002, 234].
Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne, le socialisme de type baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.
Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité, des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais), l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage socio-politique transculturel, en rupture avec les structures du modèle patriarcal.
Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuels, politiques) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituerait l’Europe.
L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les États arabes5).
2 – Inculturation
De ce fait, si l’inculturation est un élément de notre optique, elle ne constitue qu’un point de compréhension plus général qui excède la problématique de l’interculturalité. Celle-ci semble parfois être une forme de paradoxe avec l’usage essentialiste des notions de tradition et de communauté. Et ceci en reprenant les formes instituées d’une étude d’objet de l’Autre sur l’Autre où les effets de dialectique [Beck 2006] sont pris sous leurs seuls effets de rhétorique de la mondialisation ou de multi-culturalité.
Dans l’inculcation6 d’une culture légitime se produit ce que Barthes décrit comme un « langage à l’œuvre7 » dont le pouvoir social constitue en soi le texte8. Nous pouvons à ce stade faire une digression en posant le question nement sociopolitique d’intellectuels de première génération tels Edward Saïd ou Mahmoud Darwich dont le travail intellectuel s’est apparenté à la sortie de l’œuvre par le texte, avec l’écriture en tant que signe, en évitant la grammaire d’un universel surplombant9.
3 – Taha Husayn
Dans cette optique, l’exemple sociologique de l’écrivain Taha Husayn (1889- 1973) peut nous permettre d’appréhender la manière dont l’actant, en l’oc currence l’écrivain égyptien, a positionné son travail, sa conception du monde, son itinéraire. L’itinéraire est celui d’une lente acquisition d’un capital social et symbolique. Intellectuel de première génération, issu d’une famille pauvre, il se situe dans la démarche à la fois de l’héritage et de la fondation, du fait d’une double éducation musulmane (université d’al-Azhar) et occidentale avec un double cursus universitaire européen (Sorbonne) et égyptien (université Fouad Ier). La déclinaison de cette hybridité intellectuelle et scolastique se matérialise dans ses multiples aspects (littérature, poésie, politique) : la filiation grecque [Husayn 1974]. Cette filiation ne consiste pas simplement à se poser en tant que référence mais en tant que politique de l’universel. Ceci induit de cumuler trois formes de positions : d’abord dépositaire d’une médiation (entre l’Occident comme entité métaphysique et l’Orient en tant qu’objet métaphysique) ; ensuite détenteur d’une traduction (entre l’Égypte et l’Europe) ; enfin la fonction de législateur d’une définition de la civilisation (de l’histoire de l’Égypte entendue sous son mode archéologique).
Comme une réitération à l’admiration romantique, la généalogie devient un moyen de rattacher son propre discours à un modèle susceptible de lui donner la garantie de sa parole, c’est-à-dire sa légitimité à parler. L’écriture de l’auteur est une réécriture non seulement de lui-même mais d’un certain rapport à l’histoire et à la mondialité où la charge de la preuve est pour ainsi dire renversée, le vaincu étant non le dominé mais celui qui ne possède pas l’histoire et la connaissance hégélienne de cette histoire. Le couple « le sachant face à l’ignorant » permet le renversement de l’histoire au nom d’une ruse de la raison romantique qu’il s’agit pour lui de rationaliser, d’en reconnaître les problèmes. Cela non au nom d’une conception matérialiste et prospective de la société mais au nom d’un passé raturé qu’il convient de manière archéologique de restituer à l’aune d’une téléologie méthodologique [Nietzsche 1977, 35, 80–81, 147]. L’auteur archéologue détermine une métaphysique négative qui part de la recherche des manifestations directes de ses conceptions avant de remonter à un cadre de généralité adapté à la cosmologie à construire. Ceci relève d’un triptyque causal que sont des conditions politiques, des formes de légitimation de compétences et enfin des groupes sociaux qui distribuent la compétence. Définir des questionnements qui ne sont pas en adéquation avec le cadre endogène du débat supposerait une unification du champ intellectuel et des sous-champs marqués par telle ou telle conception sociosymbolique ou confessionnelle, ce qui contreviendrait sociologiquement à la première règle des champs : une distribution inégale des chances d’accès en termes d’acteurs, mais aussi en termes d’idées et de groupes sociaux. Car qui dit débat, dit des instruments de production de la compétence légitime et des lieux d’expression légitimes. Par la notion de compétence, nous entendons un capital sociosym bolique régissant une parole publique et une langue légitime (par langue, nous entendons un universel légitime, discours syndical, discours gréviste, discours professionnel d’un champ d’activité sociale, discours politique, etc.) avec les profits de distinction dans sa relation avec les autres compétences. Cela suppose le rôle de groupes dominants ou susceptibles de promouvoir l’universalisation, se considérant comme seuls en mesure de l’imposer, comme seuls légitimes sur le marché officiel des idées.
L’ordre symbolique s’inscrit formellement en tant que champ intellectuel, mais participant à une économie politique de la parole publique. En premier lieu, une capacité statutairement reconnue à une personne « autorisée » dans des situations institutionnelles de médiation, de transmission et d’expertise. Cette double qualité (statut et compétence afférente) permet de structurer une identité professionnelle légitime universellement reconnue par son efficacité symbolique.
En second lieu, la langue légitime qui s’inscrit dans des relations d’inter actions est une langue autorisée qui fait autorité, parole accréditée, digne de créance de type performatif destinée à être suivie d’effet. Elle a par là-même un aspect d’attribut et d’imposition symbolique de l’autorité qui désigne un statut socialement reconnu comme ensemble de droits, à commencer par le droit à la parole et à la capacité technique correspondante.
Nous sommes dans une économie politique de la parole publique qui donne autorité et autorisation à l’espace public. À cette aune, l’universel est d’abord une politique de l’universel, le produit d’un combat pour l’universalisation :
représentant en fait comme des combinaisons d’éléments logi quement disparates qui ne tiennent ensemble que par la force intégratrice des dispositions ou des positions communes. Elles tendent à donner pour fondé dans l’unité de la raison ce qui repose en fait sur l’unité de la croyance ou d’un mot, sur l’orthodoxie d’un groupe redoublant simplement l’effet propre de ses constructions qui réside précisément dans l’illusion de la genèse purement ration nelle et franche de toute détermination. [Bourdieu 1984, 91–92]
Cela suppose la force performative de la langue politique et sociale, un régime d’officialité conséquent, une reconnaissance de type institutionnel où la loi de formation des prix a renchéri la valeur des capitaux mobilisés en tant que biens rares.
4 – Politisme
Cette détermination sociolinguistique ne suffit pourtant pas à épuiser la question herméneutique de l’objet du politisme intellectuel en tant que controverse. Il ne suffit pas de penser « le marché » de la pensée pour définir la pensée en tant que « marché », ce qui reviendrait à un économisme nivelant et manquant de saisir le sujet de la locution symbolique de la fonction pensante. La locution étant un moyen d’« exprimer une idée que nous avons en tête » [Wittgenstein 1951, 89], elle pose la question du modus operandi de la pensée au sens général et de la pensée au sens particulier de pensée politique. Comment penser la subjectivité sans basculer dans le subjectivisme réifiant ?
Il s’agit pour l’intellectuel de première génération, fils de ses propres œuvres, de produire une médiation susceptible de pallier l’écart de représentation et d’autoreprésentation entre origine sociologique et construction scolastique. Dans ce contexte de production, la médiation moderne constitue une proposition définitive susceptible d’ordonnancer la double filiation : l’hybridité culturelle et sociologique. Par conséquent, la rationalité de la science européenne moderne, selon Taha Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque.
Dans cette optique, il convient de construire la raison arabe sur de nouvelles bases, à partir d’une nouvelle rencontre historique, avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale. Les pesanteurs de l’histoire avec ce que cela organise de matérialité ne sauraient être une quelconque clôture à la pensée du penseur qui organise le monde selon la législation de l’universel. L’écriture est donc à la fois démiurgique (elle écrit le monde en l’établissant en tant que création politique et littéraire) législatrice (elle définit le nomos linguistique et philosophique des combinaisons entre le soi et l’Autre) et hybride (elle associe ce qui est général, universel et ce qui est particulier, arabe). Ainsi Taha Husayn a nécessairement la réponse à sa recherche, l’archéologie lui donnant les éléments philologiques de son argumentation d’un modèle de culture arabe conçue en tant que procès d’assimilation. Cela le conduisit à affirmer que celle-ci (« la culture arabe ») n’a pas pu vivre l’expansion qu’elle a connue sans s’ouvrir aux autres cultures, spécialement à la culture grecque [Husayn 1988]. Cette réécriture s’organise autour d’une double homogénéité : « La culture » arabe et « l’Autre de la culture arabe » : deux entités anhistorique écrites de manière affirmative et explicative en négligeant les facteurs sociopolitiques et historiques et les conditions de ces politiques d’« intégration » asymétriques notamment sur le sujet de l’impérialité historique et idéologique.
Le récit d’Husayn est volontairement hugolien dans son style emphatique. Il traduit une narration du penseur omniscient, centré sur le raisonnement philosophique qui se pense dans sa circulation propre, sans établir de lieu défini, gage de son pouvoir d’universalité et de définition. Cela induit une mé taphysique politique de l’histoire et du progrès10, proprement hégélienne, dont la puissance sociale est équivalente à la volonté de l’intellectuel de première génération de forcer les interprétations traditionnelles au nom même d’une vision platonicienne du philosophe-roi. Les faits historiques, les civilisations, sont autant de catégories explicitées visant à justifier de la révolution dans l’ordre des choses qui serait induite par l’écriture du penseur-acteur, social auteur. Il s’agit pour Husayn, d’une politique de totalisation de l’action et de l’évolution historique. La pensée se veut illustrative et démonstra tive : autonome dans sa pleine croyance de son pouvoir de nomination, « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » [Husayn 1988, 193].
Dans le travail que nous avons entrepris, la parole politique est l’élément structurant de cinq types successifs d’acteurs de la pensée arabo-musulmane en matière de politisme intellectuel, dans une première phase allant du début du xixesiècle aux années 1960 :
• le traducteur entre 1800 et 1880 est le regard médiateur ;
• le porte-parole entre 1880 et 1920 est représenté par le clerc organique, c’est le regard savant ;
• le clerc de la révolution symbolisé par la figure du militant entre 1920 et 1960 ou regard combattant.
À partir des années 1960, on peut saisir le clerc de la nouvelle militance islamique et le clerc de l’universel. D’abord le clerc de l’universel, celui-ci en tant que figure idéale typique se subdivise à partir des années 1960 en un double regard : le regard pascalien (de type critique) et le regard post-politique (de type idéologique). Enfin, le cinquième cas est le clerc de l’islamité politique qui constitue une restauration du regard combattant et militant.
5 – Regard médiateur
Le regard médiateur constitue une première formalisation de la nouvelle culture légitime née de l’interaction politique et culturelle de l’Europe. Il est le premier aspect d’une filiation de regards successifs que je nomme le politisme intellectuel : regard combattant, regard pascalien, regard post-politique. Le regard veut dire point de vue, itinéraire et école de pensée et de pratique. Il n’est pas dans