Quel remède contre la régression du monde musulman ?

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Ali SEDJARI – Professeur des Universités et Titulaire de la Chaire UNESCO des droits de l’homme

Jamais la question islamique n’a été posée avec autant d’acuité que ces temps -ci. L’Islam est au centre des polémiques et de critiques. Les Musulmans se posent des questions sur leur présent et sur  leur devenir, sur eux-mêmes et sur leurs rapports avec les autres. Les plus jeunes parmi nous sont inquiets et ne savent plus à quel saint se vouer. Ils doivent certainement poser les deux questions suivantes: pourquoi les Musulmans n’avancent pas ou ne se développent pas comme les autres et pourquoi  n’avons –nous pas de projet de société ?

L’islam a toujours été au centre de polémiques et de déchirements profonds : d’abord entre les pays Musulmans eux mêmes et aujourd’hui avec les autres. Simplement dans la prolifération d’une littérature foisonnante, souvent très opposée l’une de l’autre, et d’une diversification des courants de pensée et d’interprétation. Rien ne va mieux dans la terre d’Islam. La religion est devenue au centre de tous les conflits. Au lieu de consolider et de relier, elle divise et désagrège. 

Nous vivons dans une période de trouble et de désordre tant au niveau de la pensée que  de la réflexion. Chacun y va de son compte : les Etats, les intégristes, les djihadistes , les salafistes, les « oulama » , les prêcheurs, les mouftis et même le simple citoyen qui commence à faire la loi et à prononcer des sentences. . Certes, il n’y a jamais eu une seule explication du Coran ou de la Sunna, mais chacun en a fait ses propres conclusions, selon son affiliation, son niveau intellectuel, son positionnement social et politique, ses intérêts et même ses besoins. Dire que l’islam a toujours été instrumentalisé à des fins de domination et de servitudes, c’est une lapalissade. Aujourd’hui on s’en sert encore pour semer la peur et la dictature dans plusieurs régions du monde. Que l’on veuille ou non, le terrorisme, qui continue de parler de lui, porte la marque d’une lecture ou d’une interprétation particulière de l’Islam. Sinon, qu’est-ce que le wahhabisme et les autres pratiques dégradantes qui se font ici et là dans plusieurs contrées géographiques au nom de l’Islam, appuyées par une exégèse fermée et sclérosée ?  

Nous avons l’impression que nous sommes à contre-courant de l’histoire ; au lieu d’évoluer en empruntant les lois de la raison, de la science et de la connaissance, nous sommes restés prisonniers d’une lecture passéiste, archaïque et caricaturale. L’esprit végète, tourne en rond et l’évolution est freinée, d’autant plus l’instauration d’un système d’éducation et de formation stérile dans la quasi totalité des pays musulmans est à l’origine de l’accélération  de la régression; il a étendu le champ d’ignorance et d’aliénation culturelle. Le système tourne à vide; devenu homéostatique et ankylosé, il se défend, s’impose et refuse qu’on lui apporte de la contradiction ou lui infliger de la critique. L’ijtihad est toujours interdit. La conversion de l’islam à l’islamisme a donné lieu à de nouvelles attitudes, de nouvelles pratiques et de nouvelles argumentations consistant à la reproduction fidèle des modes de vie d’un autre âge et d’un système de doctrines originel et intangible dans  les références scripturaires premières.

L’islamisme se développe dans l’absence du débat et de la vacance de la science et de la connaissance. Le débat dominant, rituel et caricatural parfois, ressemble à un vacarme assourdissant ou chacun détient la vérité. C’est pour cela qu’il faut plus de distanciation et de hauteur pour une vision panoptique des choses. A chacun de nous d’épouser les valeurs qui fondent notre existence collective et notre bien commun. Ces valeurs sont celles des droits de l’Homme et du respect des autres. Vivre aujourd’hui, ce n’est pas vivre simplement pour soi mais avec les autres. L’Humanisme transcende toutes les religions. C’est notre patrimoine commun. Il faut alors être humaniste imprégné de la culture des droits humains et des valeurs civilisationnelles communes quelle que soit notre appartenance religieuse, idéologique, ethnique, raciale ou politique. L’Humanité est Une mais différente, et personne n’a le droit d’imposer sa religion ou sa croyance à l’autre. La liberté de choix est la quintessence de l’Homme.

Le drame de l’Islam réside dans sa politisation macabre par les Etats et par les intégristes de tous poils, et surtout dans le discours martial émis avec une très grande émotion et incantation. Il faut en finir avec « la pensée magique », s’affranchir des représentations superstitieuses et caricaturales et interdire à des gens peu glorieux de prendre en otage l’Islam et  de s’attribuer le titre d’ordonnateur de la croyance , de donneur d’injonctions ou de censeur de la morale et poser avec force les notions clés de l’individu, de la liberté ( surtout la liberté de croyance et de conscience), de la dignité, de la démocratie , des droits de l’Homme , de la femme , de la tolérance et de l’Altérité.

Certes, les contradictions, qui  caractérisent la  » pensée » islamique, viennent de  I’ Islam lui même qui laisse à chacun la liberté d’argumentation faute d’existence d’une centralité religieuse qui peut régulier et orienter. Et dans ce cas, le lecture des mots peut varier d’une personne à une autre et peut donner lieu à des oppositions guerrières. Cela est connu. Mais ce qui est important aujourd’hui c’est de soumettre les problèmes de la vie moderne aux lois de la science et de la connaissance. Ce qui a été dit ou révélé des siècles auparavant et transmis jusqu’à nous par une pléiade de  » diseurs » n’est pas forcément valable aujourd’hui. L’histoire est en mouvement permanent; elle suit les paradigmes irréversibles suivants: apprendre, désapprendre, réapprendre, ou encore construire, déconstruire, reconstruire. Nous sommes dans un mouvement permanent de renouvellement de la pensée et des croyances.

Les problèmes du terrorisme, celui de l’intégrisme, de  la femme, du pouvoir, de la régression et de l’ignorance viennent de l’interprétation  de la religion et des arguments d’autorité émanant de plusieurs courants de « pensée » qui infantilisent les esprits et culpabilisent les consciences. Pour ces diffuseurs d’un dogme musulman asphyxiant, l’essentiel est le retour à la vie des anciens témoins du temps de  « l’innocence », le temps de la candeur et de la pureté qui prime avant que tout  ne connaisse corruption et dégénérescence. Selon cette vision, le progrès n’est que dépravation, et il n’est accepté que seulement dans la mesure où il ne gêne pas les pratiques ritualistes de la religion. Pour certains, la solution est dans l’Islam. 

La réflexion sur la démocratie, les droits de l’Homme et l’Etat de droit doit être abordée loin de toute religion. Il faut déplacer les études du « sacré » vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens. Le recours aux disciplines des sciences humaines et sociales est la seule voie pour éclairer les sens et aiguiser le niveau des consciences. Il est temps pour les vrais intellectuels les défricheurs, les bâtisseurs, les laïcs, les fabricants du commun de se faire entendre. Encore faut-il qu’ils se mobilisent, se rassemblent pour agir et transformer. . Qu’ils puissent occuper et reconquérir les espaces de communication et d’enseignement avec l’audace intellectuelle nécessaire et la hardiesse requise de la pensée et de l’action. . Il est temps aussi de mettre de l’ordre dans nos écoles, nos universités, nos médias, nos manuels scolaires et universitaires, nos lieux de prêche et de prière. Le désordre est à ce point culminant que nous n’avons pas le droit de le laisser croître et de nous empêcher d’avancer. 


Les maîtres-mots pour cette reconquête et cette mise en ordre sont éducation moderne, instruction savante, vulgarisation des sciences sociales et humaines, ouverture sur la science et la connaissance, sans oublier bien sur, les arts, la musique, la poésie, les lettres et les cultures.

Notre triomphe sur la régression et sur l’ignorance ne viendra pas de la « pensée » d’hier, mais de notre capacité à libérer l’esprit de sa prison, à transcender et à transgresser nos tabous, nos archaïsmes et de notre volonté de renouer avec la science et la connaissance. En un mot, de faire prévaloir la raison. Tel est le « pari pascalien ».

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