Ali Sedjari – Professeur à l’Université Mohammed V.
L’élite, une figure inutile
Parmi les interrogations formulées par nos compatriotes lors des manifestations d’Al-Hoceima et dans d’autres villes figurent le mutisme inquiétant de nos partis politiques et, plus généralement, de notre élite politique. Cette question lancinante revient comme un leitmotiv et continue d’alimenter le débat public, comme si la société découvre la vacuité du pouvoir et le silence embarrassant de son élite politique ; comme si ces acteurs qui siègent et qui palabrent dans de nombreuses assemblées représentatives et consultatives ne sont que des figures inutiles ou des acteurs atones. Difficile de l’admettre au moment ou le pays a besoin de son élite pour recréer le lien, refaire société et produire des projets de développement.
Hélas, l’absence de l’élite dans l’action publique n’est pas quelque chose de nouveau et son mutisme inquiétant face aux événements que connaît le pays ne date pas d’aujourd’hui non plus. Mais la question devient obsédante parce que cette situation donne l’impression que le pays est orphelin de son élite politique, que les relais de médiation du pouvoir sont défaillants et que le fossé se creuse de plus en plus entre la société et son élite politique. Notre société est en désarroi. Celui-ci tient avant tout à l’impuissance de nos dirigeants et de nos élites à conduire jusqu’au bout le changement. Nos élites semblent être préoccupées par le maintien des équilibres traditionnels ou la recherche infructueuse des compromis et du consensus et, de ce fait, elles continuent à valoriser et à privilégier des formes d’intelligence non seulement inutiles mais régressives. Comment expliquer alors ce paradoxe : avoir une élite politique qui gère le pays et être coupée de lui ? Peut-on imaginer une telle situation ? Et pour combien de temps encore ?
Tout semble avoir commencé à partir du début des années quatre vingt. Le contexte des élections de 1977 inaugure cette ère de régression de l’élite politique par l’expérimentation des combines, des tractations, des quotas, de falsification des résultats des élections, des arrangements et des accommodements. Et depuis, d’une élection à une autre, le processus de dégradation politique s’accélère favorisant l’émergence de pratiques rétrogrades ayant conduit irrémédiablement à l’effritement du lien social, à la déliquescence politique, à la perte en vitesse des valeurs et à la compromission des militants de gauche. Le plus inquiétant, c’est que face à cette situation de régression, aucune proposition politique de « la gauche » ou de « la droite » n’a été avancée ou discutée pour mettre un terme à cette fracture qui coute très cher au pays. A qui la faute ? Au pouvoir ou à l’élite elle-même ? Ou les deux en même temps ?
La lecture des contextes et des événements laisse d’abord apparaître une responsabilité immense de l’Etat face à sa volonté de monopoliser les processus de régulation du pouvoir tenant à tout prix à affaiblir les partis politiques. Il s’est ingénié à casser les appareils de médiation, à les marginaliser, à les diviser et à placer certains d’entre eux sous la coupole de dirigeants incrédules, atones, sans aura, ni compétences particulières , à atomiser le champ politique et à dépolitiser le pays. De son coté, l’élite politique s’est laissée faire sans manifester la moindre résistance. Au contraire, elle s’est très vite accommodée aux privilèges du pouvoir et à ses multiples récompenses. Au fil du temps, cette élite politique, ayant pris gout à l’argent et aux symboles de violence du pouvoir, n’a jamais tenté de reconquérir sa légitimité ni se réapproprier le statut qu’elle avait par le passé ou de redorer son blason vis-à-vis de la société. Le résultat est tragique : au lieu de moderniser l’élite et de laisser s’épanouir des réseaux d’intermédiation puissants, l’Etat a créé le vide et se trouve aujourd’hui face à une société qui fabrique ses meneurs, ses leaders, ses héros, ses réseaux de communication et de mobilisation. La nature, dit-on, a horreur du vide.
La cristallisation des angoisses des Marocains à propos de leur avenir dénote l’existence de cet écart important entre la société et son élite politique. Le malaise de celle-ci est celui du corps social : désengagement des affaires publiques communes, dépolitisation, méfiance et désenchantement. Loin d’agir sur le réel, l’élite politique s’en éloigne, se crispe et attend ; loin de contrarier les tendances néfastes et fâcheuses – irresponsabilité, égoïsme, futilité, gabegie, inertie, médiocrité, mensonge et langue de bois-, elle les renforce. Situation inacceptable et inquiétante parce que le risque est grand de voir la déliquescence dominer tous les secteurs de la vie publique et la crise de défiance s’installer.
Par ailleurs, l’élite est restée prisonnière des schémas classiques ou dominent des relations de loyauté et d’allégeance qui sont inextricablement liées aux stimulants et récompenses matérielles. Peu impliquée dans les processus de gestion et de conception, paresseuse et contemplative, elle ne fournit pas assez d’effort pour améliorer son savoir et ses connaissances. C’est une élite qui fuit le débat et la confrontation, évite de voir la vérité en face ; sa contribution dans le domaine des idées et des problématiques nationales est presque inexistante ; on n’en connait rien de ses idées sur le libéralisme marocain, l’aménagement du territoire, la démocratie, le modèle de développement en cours, la culture, la décentralisation, l’éducation, la laïcité, l’environnement, l’histoire, la structuration sociale, la modernité ou la géopolitique par exemple. Nomade et instable, ses convictions politiques sont floues et ses prises de positions sur les problèmes sociétaux et économiques sont fluctuantes et parfois ambigües ; indifférente et apatride, une partie de cette élite vit comme étrangère dans son environnement et reste très éloignée des préoccupations des populations. Et, de manière générale, sa connaissance ou sa maitrise des indicateurs socio-économiques du pays est générale ou approximative.
L’élite politique, une présence sans intelligence
L’élite politique, une fois « coptée », s’adonne à cet étrange jeu de transhumance d’un parti à un autre ou de déplacement d’un poste de responsabilité à un autre dans un cercle quasi fermé sans laisser de traces tangibles au niveau de l’action publique. Le problème dans notre pays n’est pas de s’initier à l’exercice du pouvoir mais comment l’acquérir par n’importe quel moyen et comment le garder le plus longtemps possible. Le rapport au pouvoir est inscrit dans une logique d’intérêt, de profit et de jouissance matérielle ou symbolique. Les partis politiques sont d’abord des clubs d’intérêts et non des structures d’encadrement et les citoyens le savent. Il est aujourd’hui acquis que l’individualisation et le narcissisme ont pris une forme absolue, accomplie. Dans ce contexte, l’intérêt général devient un concept inconsistant, vide de sens ; l’appartenance sociale devient un repère purement formel et l’engagement public un simple slogan.
Les partis politiques ne jouent pas de façon claire les différents rôles et fonctions qui relèvent généralement de leur ressort : l’encadrement et la mobilisation des citoyens, d’une part, et la formation des cadres dépourvus de qualités scientifiques indéniables, d’autre part, pour assurer la relève ou les proposer aux postes de responsabilité le moment venu. Certains partis, parmi les 38 reconnus, sont des coquilles vides, ne disposent pas de structures périphériques qui leur permettent d’être prêts à occuper les postes offerts ; d’autres ne font parler d’eux qu’au moment des rendez- vous électoraux. Quand aux partis se trouvant dans l’opposition, ils ne développent pas une culture des dossiers, ne s’organisent pas pour entretenir leur système de veille ni une compétence créative. L’absence de démocratie interne et l’ambigüité des règles du jeu encouragent à leur tour le développement d’une culture de servilité au sein de ces organisations. A ce niveau, la compétition à l’intérieur de ces partis se fait autour d’obsessions individuelles et subjectives qui conduisent souvent à des déchirements internes profonds et à des confrontations de clans et de groupes, particulièrement au moment des tractations pour la formation de gouvernement.
Il est un autre élément qui témoigne de l’insuffisance des partis quant à l’organisation politique des citoyens : l’ancrage d’une culture politique « paroissiale » dans le fonctionnement partisan. En effet, les dirigeants politiques des partis sont tiraillés entre les pratiques traditionnelles à caractère tribal, familial, féodal et les contraintes légalo-rationnelles du droit et des institutions. A ce propos, on ne manquera pas de relever dans les comportements politiques des dirigeants partisans la domination d’un mode de relations fondé sur la fidélité et le loyalisme entre le chef –ou le zaim, quand il existe- et « le militant », semblable à celui qui régit la relation entre le cheikh soufi de la « zaouia » et son disciple (A. Hammoudi). Benkirane a tout fait pour imprimer au pouvoir un caractère « maraboutique »! En vain.
Dans l’ensemble, la crise de l’élite marocaine peut être systématisée autour des éléments suivants : c’est une élite acculturée, asociale et dépolitisée.
Acculturée, parce que l’élite, qui occupe l’espace politique, n’a pas les ressources intellectuelles nécessaires pour proposer, décider, agir et innover, communiquer et dialoguer, savoir-faire et savoir-agir. C’est une élite généraliste, spécialiste du discours et du quantitatif ; elle ne contribue pas à la promotion politique et culturelle par des investigations dans les domaines de la culture, de l’art, de la poésie, de la connaissance et du savoir. Elle occupe beaucoup plus l’espace des faits divers que ceux du débat et de réflexion ; elle est beaucoup plus dans le discours, la technique que dans la pensée.
Asociale, l’élite est coupée de son milieu, pivotant autour d’un chef –parfois parachuté ou imposé- en attente de privilèges ou de promotion ; elle n’est pas créatrice du lien social ; au contraire, elle s’accommode remarquablement des exigences du pouvoir.
Dépolitisée enfin, l’élite politique perd tout intérêt pour un engagement entier dans la vie de la nation et des populations. Elite inutile ! Vaine élite ! Tous les discours sur la réforme demeurent lettre morte. C’est le cas de la réforme de l’administration, de l’enseignement, de la santé, du code de travail, du code pénal, du statut personnel, du droit de grève, de la mise à niveau de l’entreprise, de la réforme fiscale, de la moralisation de la vie publique, de la lutte contre la corruption, la pauvreté, le chômage, les inégalités…
L’élitisme marocain, au stade ou il est parvenu aujourd’hui, provoque l’asthénie, l’immobilisme et le désenchantement. La conviction est faite selon laquelle l’élite politique est coupée du pays, frappée par l’impuissance à se réformer et à s’adapter et qu’elle ne manifeste aucune forme d’intelligence pour réactiver un environnement politico-économique qui commence à désespérer sérieusement. Alors que faire pour mettre l’élite au service du peuple ? Que faire pour mettre un terme au modèle paranoïaque qui empêche la société d’avancer ? Le moment n’est- il pas venu de favoriser l’émergence d’un élitisme fondé sur la mobilité, la compétence, le mérite et, surtout, la vocation du service.
La relève des élites est d’actualité dans tous les pays du monde,- regardons ce qui vient de se passer en France avec l’avènement d’Emmanuel Macron à la tète de l’Etat-, mais les moyens d’y parvenir sont variables. Dans tous les domaines, notre pays est confronté à cette relève de générations. Ce mouvement est urgent et très attendu eu égard aux changements profonds qu’à connus notre société et aux difficultés immenses qui nécessitent des réponses appropriées. Notre pays a grandement besoin d’une nouvelle élite pour qu’il puisse avancer. Pour ce faire, il faut désormais avoir le courage d’opérer une rupture radicale par rapport aux pratiques d’hier dans la manière de choisir les hommes et les femmes, notamment politiques. Cette rupture pourrait s’avérer très salvatrice, car une telle action est un passage obligé et est également une condition sine qua non pour la mise en place des fondements solides et durables d’une société moderne et démocratique. Il faut reconstruire le politique ou s’attendre au chaos. Les voies du renouveau existent et relèvent du domaine du possible. Aristote disait « Le politique détermine l’être de l’Homme. Il faut restituer le politique ». C’est la seule façon d’avancer.