Revue internationale

Hegel, Marx, Gramsci : People, Nation, Revolution.

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Abstract

The people are a political notion. He is the agent of a political action (share) and a revolutionary possibility; possibility because she can be envisaged only in the measure where the notion of people loses its relative abstraction to define a project of political and social transformation : the revolution.

Key Word : Revolution. People. History. Power. Sovereignty.


Résumé

Le peuple est une notion politique. Il est le dépositaire d’une action politique et d’une possibilité révolutionnaire ; possibilité car elle ne peut être envisagée qu’à la mesure où la notion de peuple perd sa relative abstraction pour définir un projet de transformation politique et sociale : la révolution.

Mots clefs : Révolution, Peuple, Histoire. Puissance. Souveraineté.


Hegel, Marx, Gramsci : Peuple, Nation, Révolution.

La notion de peuple est souvent décrite sous des définitions binaires : auctoritas (autorité) et potestas (pouvoir), potestas (pouvoir) et potentias (puissance) mais au-delà des effets du discours, qu’est-ce que « Le Peuple » ? Quelle différence donnée entre le peuple (en tant que système de définition d’institution et de fonction) et « Le Peuple » politique (en tant que sens collectif d’une nation et éthique). Le « Peuple » est conçu dans la définition de la souveraineté ; il en est le dépositaire essentiel (Machiavel), le législateur par excellence (Aristote) ou peut être le jouet de sa propre définition ? : « S’il lui arrive d’être joué, comme dans les illusions des sens, c’est qu’il a joué lui-même à être victime de ce jeu ; alors qu’il lui appartient d’être maître du jeu, de le reprendre à son compte dans l’artifice d’une intention 1. »

Comme si la parole devait un jour, être reprise par d’autres porte-paroles, plus conforme dans la captation normative de la parole. Quelle réalité, pour la démocratie, si celle-ci ne s’appuie plus sur le « Peuple » ? En effet, dans l’espace contemporain et compte tenu du niveau de refus et d’abstention, la démocratie politique subit une sorte d’affaissement qui impacte directement et les formes instituées de la représentation et les organismes sociopolitiques.

Le « Peuple » s’est construit dans la même matrice que le sujet (la Révolution française) et il est peut-être logique qu’il soit destiné à mourir en même temps dans la même phase historique. Cette mort est-elle liée à plusieurs assassins politiques et anthropologiques ? (La mondialisation, la technique, etc.). Cela s’est-il fait sans acte de décès officiel ? Et donc ne nécessite-t-il ni fleur ni couronne ? L’hypothèse est de voir autrement cet événement, en essayant de sauver ce qui peut l’être ? : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente et peut-être la fin prochaine 2. »

A partir des Essais politiques 3 de Antonio Gramsci, nous chercherons à comprendre le rapport entre révolution et peuple dans l’optique de l’analyse du projet révolutionnaire. Pour ce faire, il s’agit de partir de la double définition politique et culturelle du peuple.

Effectivement, comme aime à le souligner Gramsci, – le peuple a deux dimensions fondamentales : Le peuple est une notion culturelle. Elle induit une forme homogène en termes d’idéologie, de structure économique, de classe sociale et des échelons hétérogènes selon les rapports linguistiques (langues régionales) et socio-historiques (traditions et coutumes locales). Le peuple est une notion politique. Il est le dépositaire d’une action politique et d’une possibilité révolutionnaire ; possibilité car elle ne peut être envisagée qu’à la mesure où la notion de peuple perd sa relative abstraction pour dégager un projet de transformation politique et sociale : la révolution. Comment comprendre la notion de peuple à l’aune du projet révolutionnaire ? Celui-ci fonde-t-il une nouvelle définition du peuple, c’est-à-dire le prolétariat ou il est investi d’une fonction narrative qui à partir de registres précis, indique une forme de culture nationale, une sorte de réceptacle d’un patrimoine historique (Michelet) ? Comment penser le peuple ? Celui-ci peut-il se « laisser penser » ? (G Sorel).

Enfin, la pensée politique doit-elle mesurée sa définition à l’aune d’une conception réaliste du peuple qui puisse permette de fonder réellement les conditions de possibilité du projet révolutionnaire ?


I. Questions de méthode 

Du temps de la définition philosophique (Hegel), en passant à la conception marxienne (Marx), pour situer la détermination gramscienne (Gramsci) : comment penser le « Peuple » ?

Pour construire l’objet de cette recherche, il est nécessaire de se référer préalablement au concept bachelardien d’« obstacle épistémologique 3 .» Il s’agit de penser un concept, en le délivrant de son contexte de science objective, en lui laissant la possibilité d’être pensé d’une autre manière : une possibilité d’écart entre ce qui est dit sur la notion de « Peuple » et ce qui pourrait se dire ; une « possibilité » dans la construction du problème politique de la notion de peuple. Il y a là un écart ou une torsion entre « le désigner » (sélectionner les faits, les sources, les problèmes) et « l’expliquer » (définir une rationalité du point de vue personnel sur la notion de « Peuple »). Si ordinairement les deux termes sont accolés, ce qui se désigne ne répond pas nécessairement à ce qui s’explique, le problème que l’on peut poser passe par une construction, une délimitation mais aussi un cadre de dé-signification 1. Là, le « désigner » est indexé aux perceptions communes des différentes conceptions sur le « Peuple ». Chaque lecture détermine des formes de mimesis où la définition qui pose l’enjeu de la majuscule « Peuple » est d’abord conçue en tant que définition sans résistance, sans obstacle, où le « comprendre » est pour ainsi dire, déterminé comme matière inerte, extérieure, ou dialectique notamment ; ce qui induit de désignifier la fonction de « Peuple », de lui rendre son caractère problématique 2.


II. Mise en œuvre 

Selon Hegel, il faut pour ce faire, adopter un point de vue résolument matérialiste et gramscien afin de mettre en question une théorie du sujet dont le thème revient à réduire la notion de « Peuple » à l’aune unique des problématiques philosophiques des définitions idéalistes avec ses ramifications métaphysique et logique. Cet idéalisme présuppose que le « Peuple » comme entité contient en soi même son sens collectif et son caractère absolu avec ce que cela sous-entend en tant que « complète réalisation de cette essence 3. » Ces types de présupposés conduisent à une forme platonicienne qui rend la forme en tant qu’expression, comme essence exprimée sous la détermination immédiate et pure du romantisme. Cette détermination conduit à décrire « le Peuple » sous des registres métaphysiques ou naturel sans questionner le travail nécessaire des processus historiques et matériels.

L’écriture abstraite et romantique sur le « Peuple » dicte pour ainsi dire sa démonstration, ses postulats. Par exemple, pour Hegel, « le Peuple » est le fragment indispensable bien que complémentaire de plusieurs éléments hiérarchiques dont l’élévation la plus universelle est « l’esprit absolu ». « Le Peuple » est une catégorie indexée à deux domaines : celui de la religion et celui de l’Etat. La religion, en tant que « conscience de la vérité absolue », englobe à la fois les entités singulières tel que le sujet et les entités collectives telles que la famille, les ordres, les systèmes politiques. A cette aune, l’Etat est le dépositaire d’un phénomène extérieur (mondain) et intérieur (psychologique). Il est le degré le plus haut de l’absoluité. Il est la forme de la représentation de « l’esprit absolu » (art, philosophie, religion), cumulant à la fois les aspects objectifs (extérieur) et subjectifs (intérieur). A cette aune, l’absolu de l’universalité efface « le Peuple » en tant que volonté générale (Rousseau), au profit du rapport asymétrique entre la pensée et l’action, les sociétés et l’histoire, le génie et les hommes. L’absolu de l’universel est au centre de la démonstration hégélienne. Celui-ci est l’Etat. Il territorialise sa fonction, sa mission, son historicité, son universalité 4 : « L’État est la réalité en acte de la liberté concrète 5. » Dans cette configuration, la raison et l’histoire sont auto-constituées en tant qu’à la fois finalité immanente et modalité transcendantale 5. Nous avons là, un ordre normatif de la perfectibilité des ordres politiques où le « Peuple » est absorbé par « l’Etat » et par la « Société civile ». L’émergence de la « Société civile » ne peut se faire qu’à la condition d’un consentement à l’autorité rationnelle en tant qu’entité unique et universelle. Celle-ci est elle-même un attribut de l’Etat et en première et en dernière instance de l’ « Esprit » à la fois un ajournement et un adossement ; ajournement, en effet, de confrontations classiques de conceptions entre ce qui est présenté ordinairement en tant que double idéalité : idéalité de la raison pure (Kant) et idéalité de la raison empirique (Smith).

Cette politique de l’universel poursuit et s’oppose d’une certaine manière à Jean Jacques Rousseau. En effet, avec l’absoluité de l’Etat, est dépassée ou reconduite, sous une forme rationnelle, la notion de volonté générale du peuple 6 . L’ordre de la rationalité détermine rationnellement l’ordre du monde. Cet ordre du monde est un ordre du pouvoir dans le monde où le « Peuple » s’efface dans la manifestation de « l’Esprit » qu’est l’Etat et ses différents instruments. L’adossement est entendu en tant qu’adossement à la raison et à l’histoire, car Hegel, au contraire, de Rousseau refuse d’être une « belle âme ». De son refus de toute historicité, il indique que le passage à l’Etat social est plus que nécessaire mais primordiale car tout être est d’abord un être historique. L’état social est la condition sine qua non pour l’universalité du « Peuple » en tant qu’être rationnel et historique. Cette condition ne peut se fonder pour Hegel (comme pour ses devanciers de l’aufklarung) que par la rationalité de sujet rationnel, c’est-à-dire libre de s’auto contraindre afin d’accéder à l’universalité. La liberté est l’élément déterminé et déterminant (l’« esprit objectif ») permettant de relier par la norme/médiation de l’Etat politique et des communautés sociales, l’intériorité du sujet individuel et l’extériorité de la raison historique. En l’Etat, les contradictions inhérentes de l’ordre social et politique sont effacées au profit de la puissance politique publique en charge du « Nous » collectif de la nation. Le « Peuple », conçu comme particularité, devient « Nation », c’est-à-dire une collectivité universelle.

A cet effet, la nature dialectique de l’Etat hégélien 7 est symptomatique d’un épuisement des logiques de conflictualités au nom de la rationalisation de la puissance publique : l’Etat.

Celui-ci est le garant de l’ordre rationnel ultime, il est dépositaire d’une part la subjectivité des individus et des processus historiques et d’autre part, de l’objectivité de l’ordre social et politique. Tout peuple, toute existence est historique. Toute particularité doit relever d’une architecture de la totalité (qui à charge de signifier et légitimer) en tant que « esprit » et « universel » : Le Peuple doit s’effacer devant l’Histoire pour devenir « La Nation ». Le particulier et l’universel sont corrélatifs : de l’un né les conditions historiques qui déterminent la fonction et le statut de « Peuple », de l’autre s’établit la loi explicative et justificatrice du genre que représente « La Nation ».

A ce stade, la Nation relève de l’esprit objectif de l’État, elle est une théologie politique avec ce que cela signifie de maitrise de la causalité et de la finalité de justification. Une justification qui ne peut être qu’absolue et objective. En effet, l’effectivité matérielle d’un ordonnancement du politique entendu dans sa pleine acceptation intégratrice de communauté sociale et morale. Par conséquent, l’Etat est conçu comme la forme universelle du Peuple, c’est-à-dire une forme universelle de la Nation en tant que matérialisation directe entre la dunamis (processus) et la mimésis (représentation). L’Etat est l’étalon de cette mise en cohérence, le stade à la fois premier et final, effaçant par sa puissance de l’universel, les régimes spécifiques ou des habitudes singulières de pensée et d’actions. Les coutumes, les sédimentations d’appartenance, les lois sont elles-mêmes dépositaires d’un sens absolu de l’universel en tant qu’ « esprit objectif ». Dans ce vouloir 8 se définit le souverain-bien qui fusionne entre volonté particulière, volonté générale et raison d’Etat. Cela conduit à une imbrication nécessaire entre société civile et société politique avec le primat d’un cadre éthique inhérent à l’absolu de l’Etat. Il s’agit à la fois de l’accession à un vouloir collectif en tant qu’essence en soi (la raison) et conscience de soi (la liberté) pour soi et les autres : l’universel de la volonté (La nation).

L’Etat est la forme la plus matérielle (politique) de l’esprit objectif, la manifestation la plus parfaite de l’esprit absolu et de l’humanité. Par sa médiation, les subjectivités éparses trouvent l’expression la plus parfaite, la plus complète : « Il faut donc vénérer l’État comme un être divin-terrestre. 9 » Cette vénération n’est pas une soumission mais une projection du singulier vers l’universel, c’est-à-dire des principes supérieurs à la mesure d’un impératif catégorique de type kantien. On perçoit les lignes téléologique et idéales à la fois d’une nouvelle reformulation du Souverain Bien et la reprise ultérieure de Marx : « Un sorte de biens non pas en vue de leur conséquence mais pour eux même. 9 » Comme avec Socrate, Hegel traduit le vouloir du particulier : « Les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble et celui-ci forme les individus dont il a besoin. Les individus n’empêchent pas qu’arrive ce qui doit arriver. (…) Il est fort possible que l’individu subisse une injustice – mais cela ne concerne pas l’histoire universelle et son progrès, dont les individus ne sont que les serviteurs, les instruments.  9 » Il n’est donc pas question, pour Hegel, de reproduire la mimésis politique platonicienne néantisant toute forme de subjectivité au nom d’une entité monolithique 9. Ce n’est que par ma liberté que j’accède en tant qu’individu à l’absoluité de l’universel incarné par l’Etat. L’échelon du Peuple est pour ainsi court-circuité.


Marx :

A partir de la pensée de Marx, est déterminée une définition critique de la notion de « Peuple » considéré, sous sa forme la plus massive, en tant que forme inconsciente et historique d’une domination sociale, politique et économique de l’ordre dominant sur l’ordre dominé. La notion de « Peuple » est présentée d’abord sous le vocable d’une sorte d’hubris littéraire et romantique permettant de manière unilatérale aux conformismes de l’ordre dominant de trouver une justification à la conservation de l’ordre inégalitaire des choses.

Nous pouvons à ce stade penser à la réflexion de Pascal sur la justice : « Ne pouvant faire qu’il soit force d’obéir à la justice, on a fait qu’il soit juste d’obéir à la force ; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût, qui est le souverain bien. 10 »

Dans cette optique, la notion de « Peuple » est sujette à toutes les manipulations politiques et idéologiques. Elle peut recouvrir la dictature bourgeoise de la fin de la Première République française comme elle peut sous tendre l’instrumentation des classes paysannes par les classes dominantes de la Seconde République française. De ce fait, pour Karl Marx, l’acteur collectif apte à saisir le sens de l’histoire est d’abord considéré sous sa forme la plus consciente : « le prolétariat » en tant qu’acteur dominant de l’histoire. Un acteur dominant, qui faute de conscience politique et sociale de classe, ce que Marx nomme le prolétariat révolutionnaire, reste le géant endormi de la fable : « Quand le prolétariat, (dit Marx), annonce la dissolution de l’ordre actuel du monde, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue la dissolution effective de cet ordre du monde. 10 » 


Du « Peuple » au prolétariat :

Marx souligne le problème dans L’idéologie allemande et les thèses sur Feuerbach. Il y distingue deux définitions du « Peuple », c’est-à-dire, pour lui deux formes de révolution : La première forme est bourgeoise, elle repose sur un hégélianisme de gauche dont le prédicat révolutionnaire se consume dans l’impossibilité romantique de la rupture avec l’usage de la langue philosophique. Celle-ci a la puissance d’édicter une conception du monde, avec ses délimitations, ses présupposés et ses prédicats 10.

Dans cette première configuration, la notion de « Peuple » est la corolaire d’une conception abstraite et philosophique qui aime à prêter aux « masses » des caractéristiques collectives qui répondent moins à la réalité des populations qu’aux idées abstraites des philosophes. Cela a conduit à soustraire la politique à l’objectivité des conditions sociales des hommes et de leurs processus collectifs au profit des intérêts moraux des individus et aux contextes particuliers.

L’universel est ainsi adossé à un principe de généralisation des intérêts particuliers de la classe dominante avec comme prédicat abstrait la liberté et l’autonomie de l’individu comme premium principae. La seconde forme de révolution, qui est celle de Marx, radicalise le matérialisme français en le dé-idéalisant et en posant le projet de la révolution en tant que langage et écriture critiques d’un acteur collectif : le prolétariat. La conception de la Révolution est dans la droite lignée de cette approche. En la construisant de manière matérielle, Marx pose le problème d’une conception qu’il veut émancipatrice. Ce qui sous-tend une corrélation entre l’idée révolutionnaire et l’idée de prolétariat qu’il décrit comme la figure moderne du « Peuple ». En effet, la notion de « Peuple » dans la grammaire révolutionnaire est d’abord considérée sous sa forme la plus consciente « le prolétariat » en tant qu’acteur dominant de l’histoire : « Quand le prolétariat, (dit Marx), annonce la dissolution de l’ordre actuel du monde, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue la dissolution effective de cet ordre du monde. 11 » 

Dans cette configuration, « le peuple » est d’abord au service d’une masse non politique qu’il s’agit de redessiner à l’aune du projet d’émancipation l. Du peuple, il conviendra pour Marx, notamment dans ses écrits philosophiques, et pour le marxime de première génération (Kautsky) de proposer les modes de politisations afin de construire une conscience de classe révolutionnaire susceptible de permettre la transformation de la situation historique. Marx est sans doute le premier dépassement de la philosophie, non pas pour effacer la philosophie, mais pour en établir une nouvelle potentia contre ce qui s’identifie en tant que destruction de l’humanisme par excellence : le capitalisme. Le dépassement est matérialisé par le primat de l’économie et de la matérialité économique contre la matérialité économique et son aliénation du travail humain. Pourtant dans cette écriture de la réfutation et de la proposition, s’affirme le rôle de la conscience collective de classe, avec sa puissance de législation notamment envers l’Etat : le prolétariat révolutionnaire : « Tant que le prolétariat a besoin de l’État, il n’en a pas besoin dans l’intérêt de la liberté, mais pour écraser ses adversaires 11. » 

Cette conscience révolutionnaire de classe se conçoit sous sa forme de praxis. Elle est un régime d’action en acte de l’éveil révolutionnaire. Elle est marquée de l’ordre de la praxis et chez Gramsci notamment, elle prend, sous l’écriture de Marx ou de Rosa Luxembourg 11, une caractéristique spontanéiste. Elle se veut garante d’une immanence menacée d’une monopolisation transcendantale du mouvement social révolutionnaire par l’hégémonie du parti ; ce que Plekhanov qualifiait en référence à Engels de « Blanquisme 12. » Dans ce registre, le rôle de la classe ouvrière dans le débat d’avant la révolution de 1917 caractérise le débat sur le rôle d’une doctrine sur le « prolétariat » : en effet, est-elle accompagnatrice d’un mouvement continuel de la classe ouvrière vers son émancipation historique (Luxemburg) où doit-elle probablement déterminer la prise du pouvoir et l’organisation de la classe comme moyen de construction de la société socialiste ? (Lénine)

Nous en restons à la logique des fondations explicitées notamment dans la polémique entre Marx et Proudhon, Plekhanov et Lénine ou entre Bernstein et Kautsky où le prolétariat est découplé en différenciations logiques prenant les aspects de la réforme ou de la révolution, de la définition ou de la représentation, de la société ou du pouvoir.

Une conscience de classe, qui en devenant conscience politique de classe, signe l’affirmation de la réalité constitutive du mouvement révolutionnaire dans l’action politique. Elle est l’élément primordial : « Dans le mouvement social-démocrate, l’organisation aussi est un produit historique de la lutte des classes dans lequel la social-démocratie introduit simplement la conscience politique 12. » 


La figure du théoricien social du prolétariat :

Ceci se fait au nom d’une approche absolutoire du politique conçu en tant que dramaturgie historique et politique. En effet, dans la démiurgie propre à une certaine conception du théoricien social, la figure du penseur radical (Bakounine, Grosz, Fanon, Wright Mills, Pasolini) marque une reconduction archétypale, une forme de prétention qui constitue à la fois le prisme romantique de la pensée narrative sur sa propre geste politique et l’édification de rhétoriques argumentatives et normatives sur le meilleur des régimes de connaissances et de politisation, les deux étant corolaires d’une systématisation d’un nom supérieur présenté en tant que « révolution », « politique », « culture » ou « Peuple». Cette trame, faite au nom d’un ordre narratif particulier, excède la parole édictée, elle en réoriente la direction dans un sens proprement mythologique de la parole démiurgique. Cette parole présente le héros révolutionnaire 12 qui porte avec lui le feu du ciel historique dépassant les formes instituées de l’ordre social afin de (re)fonder une philosophie politique des publics assemblés, reconstruits ; mise en forme d’autant plus forte que la prétention créatrice est étendue 13 : « Le socialisme, dans la mesure où il est l’idéologie de la lutte de la classe prolétarienne, subit les conditions générales de naissance, le développement et la consolidation d’une idéologie, c’est-à-dire qu’elle est fondée sur tous les éléments de la connaissance humaine, elle suppose un haut niveau de science, exige un travail scientifique, etc… Dans la lutte de classe du prolétariat qui se développe spontanément, comme une force élémentaire, sur la base des rapports capitalistes, le socialisme est introduit par les idéologues 14. »

Le système d’idées, axé sur le prolétariat, est considéré comme condition d’appropriation de l’imaginaire social collectif ; une appropriation explicite qui ne sollicite aucune alliance ou forme de connivence, et se traduit par une militarisation de l’ordre intellectuel marqué par l’héroïsme des mots et l’inflation des figures de confrontation. Il n’est donc plus question d’une idéologie de la dominance, mais de différents types qu’il s’agit de soutenir, de produire ou de réfuter et de détruire. Chaque groupe social est rattaché à une conception axiomatique du monde. La figure de l’ennemi remplace le masque de l’altérité renvoyé à une digression philosophique, neutraliste ou extrapolitique. La forme de description qu’elle déduit n’est qu’un mode parmi d’autres d’une figure générale : celle d’un regard combattant, d’autant plus combattant qu’il se doit d’être héroïque avec ce que cela suppose de lutte entre le demi-dieu et les titans. Le postulat du premier marxisme considérant que la lutte, c’est-à-dire, la subjectivation (non seulement réelle, mais aussi psychologique) serait l’aboutissement final du combat du socialisme, est pour ainsi dire mis en suspens. Les concepts se différencient mais l’écriture politique révolutionnaire sur le « prolétariat » a sa propre cohérence. Elle souligne des réflexes de pensée, des procédés argumentatifs, des systèmes d’antagonisation décelables dans les divers contextes du démiurge romantique.

Le prolétariat est décrit dans un rapport structurel avec l’exploitation. Celle-ci est tout autant processus qu’état d’un certain rapport au capitalisme. L’exploitation du prolétariat est conçue en tant que processus dynamique de l’occident qui explicite une naturalité, c’est-à-dire l’évidence que le capitalisme est déterminé en tant qu’une suite d’expériences historiques qui s’enchaînent et se succèdent dans un procès continu d’accumulation, de distinction et de confrontation. L’ordre social légitime la structure économique par la médiation des classes possédantes en interaction avec la structure culturelle. Par conséquent, les différents éléments consubstantiels au capitalisme que sont l’aliénation (de type psychologique et social), l’exploitation (de type social et économique), et la domination (de type culturel et social) ne sont pas des modes opposés de l’action humaine mais des situations historiques qui expriment un rapport concret et systémique du capitalisme, ce que l’historien de la longue durée définit comme le « privilège du petit nombre ». Ce privilège social manifeste une accumulation de puissance qui suppose la possession du monopole (économique, social, culturel) de la compétence et la définition asymétrique du public légitime susceptible de recevoir, c’est-à-dire, d’accepter cette exploitation.


Conscience de classe :

Dans la conception de Marx puis, entre autres, de Gramsci, les conditions de possibilité de la raison sont élargies à la condition sociale et politique de l’homme, non plus seulement vis-à-vis de la métaphysique ou de la tradition religieuse 14, mais dans le rapport structurel avec le capital. Ce rapport structurel est la lutte des classes entre d’une part, les classes des travailleurs en charge de devenir une conscience active de classe, c’est-à-dire, une conscience sociale et politique et d’autre part, les classes dominantes détentrices du capital. Pour ce faire, il ne s’agit plus de poser le problème des conditions de possibilités idéelles et individuelles, c’est-à-dire théoriques, mais de poser de manière pratique, autrement dit, révolutionnaire et collective, les conditions de possibilités d’une souveraineté de la raison révolutionnaire : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseur et opprimé, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte 15 . »

La politique n’est donc pas affaire d’intelligible (to noèton, to noumenon) mais de praxis, une praxis révolutionnaire. La classe sociale, nous en sommes dépositaire, elle peut être vécue de manière tacite. Elle est une conscience en soi qui ne se dévoile qu’à l’occasion de rencontre avec d’autres classes sociales. Elle peut être une conscience de soi, c’est-à-dire, la connaissance objective de notre situation historique. Cela ne peut se faire que par l’acquisition d’un savoir qui ne serait pas seulement livresque mais qui me permet de manière réflexive de me penser en tant qu’homme, c’est-à-dire subjectivité, en tant que anthropologue, en tant qu’intellectuel de l’universel, en tant que dépositaire d’une conscience politique et sociale de classe.

La conscience de classe est toujours maintenue en tant que représentation (darstallung). Elle est un concept neutralisé qui n’est plus conçu ou utilisé, de manière opératoire, dans l’analyse de la société. Elle est mise à la marge, au bénéfice des concepts d’identité et d’ethnicité. La conscience de classe ne me détermine pas par rapport à des logiques de culture mais de trajectoire. Elle suppose une appropriation consciente de sa condition et ceci ne peut se faire sans lutte contre soi et contre les dispositifs de domestications. Ce n’est pas du seul propos d’une sensibilité ou d’une perception mais c’est la tâche de la connaissance guidée par le concept. Le concept de conscience de classe est le producteur de l’intelligibilité et donc de l’universalisation de la connaissance. Cette possibilité permet de penser sa condition mais elle n’est pas en soi, une finalité ; elle permet de relier ce qui m’émancipe et ce qui me fait penser, et par là même, me donne conscience d’une dignité collective liée à une histoire, une transmission de ma classe. La conscience de classe détient en sa pluralité tous les possibles.

Elle n’est pas un objet dans le sujet, une sorte de fétichisme du réel à partir de quoi se déterminerait et la méthode et la finalité du monde. Elle est, au contraire, une conscience des possibles, en lutte. Cela conduit à radicaliser le projet critique des Lumières 15 qui n’est plus seulement d’ordre idéaliste et intersubjectif 16 mais est élargie à la volonté de savoir, c’est-à-dire, de constituer une science 17 de la praxis, de la connaissance pratique du monde.


Cadre d’analyse :

Dans ce premier cadre d’analyse, nous étudierons un extrait du Tome I du livre I du Capital, sur le capital variable qui décrit l’émergence d’une définition matérielle du « Peuple », née de la première Révolution industrielle à la fin du XVIII siècle : « Le capital variable n’est qu’une forme historique particulière de la somme des moyens de subsistance ou de la somme de travail dont le travailleur a besoin pour son entretien et sa reproduction et qu’il doit lui-même produire et reproduire dans tous les systèmes de la production sociale. La somme de travail ne lui revient que sous la forme du paiement de son travail car son propre produit s’éloigne toujours de lui sous la forme du capital. La forme marchande du produit et la forme monétaire de la marchandise masquent la transaction 18 .» La sémiotique analytique permet d’une part, de concevoir la forme grammaticale et définitionnelle de la proposition et d’autre part, de situer son aspect cognitif et linguistique où se matérialisent une langue, une présentation, des formes d’expression, plusieurs modes d’expressivités. Ces différents espaces de compréhension se mettent en jeu et déterminent de manière grammaticale, des processus formels transitifs ou des formes définitionnelles, par exemple « le capital économique » et des prédicats de type intransitif comme « la notion d’objectivité chez Marx ». Dans notre propos, il s’agit de penser les termes d’une grammaire avec son crédo syntaxique, son économie rhétorique, ses prédicats philosophiques, ses concepts en tant que formes, mises en forme d’une expression critique déclinant elle-même différentes topiques d’expressivité.

La nature de l’extrait à l’étude est de type définitionnel, il vise à appréhender une forme grammaticale « le capital variable » et des formes de sujets notamment « le travailleur », « le travail », etc. Le verbe « être » est utilisé sous sa forme négative (« ne…pas ») alors que le verbe avoir l’est sous sa forme positive (« a »). L’usage ainsi situé permet de relier ces formes verbales à des attributs — « l’avoir » pour le capital, « le non être » pour le travail) : Le mode d’écriture est grammaticalement injonctif et formellement tautologique.

Dans un second cadre d’analyse, dans la définition du prolétariat, nous évoquerons l’ultime énonciation par Marx du mot « Struggle » qui est à la fois « le combat », « la lutte » et excède la détermination d’une cause ou d’une finalité. Il est grammaticalement un adjectif, il est de l’ordre d’une lutte dans l’acception ordinaire, une lutte qui est le combat, dans un registre qui peut s’apparenter aussi bien à un match de boxe qu’a une guerre ou une polémique. Ce mot est dit, il est verbalisé matériellement, il donne la synthèse d’un champ lexical où le combat « struggle » ne répond pas d’abord à une vérité mais répond d’une vérité, vérité d’un langage à l’œuvre. Celui-ci répond à une forme de compréhension ordinaire du langage mais aussi à un mode particulier de la sémantique. En sémantique, la détermination est substantielle, elle donne à signifier un ordre du monde, un fait — « struggle » — qui s’impose en tant qu’injonction affirmative.

Cette injonction s’inscrit dans une finalité émancipatrice visant à la remise en cause radicale de l’exploitation de l’homme par l’homme (de l’esclavage de l’Antiquité à la paysannerie de la féodalité médiévale jusqu’ aux ouvriers de Manchester à la fin du XVIII siècle). Dans ce cadre 18, le terme de « Struggle » matérialise une conscience de classe du peuple : le prolétariat révolutionnaire. Le prolétariat révolutionnaire pose le sujet de l’émancipation dans un certain régime de contraintes sociale, linguistique, existentielle. Il s’agit dans ce champ lexical de « socialisme scientifique » de « réponse à l’aliénation », de « révolution », de « domination », d’« exploitation » entre « prolétaires » et « capitalistes » où l’homme est présenté comme souverainement agissant, affirmatif. Il est le coauteur de l’histoire pour la transformer. Le prolétariat se doit d’être un acteur de la commune communauté des hommes avec sa finitude et sa réalité. Contre l’abêtissement généralisé faisant de tout homme une bête enchainée, il ne suffit plus de manier les poncifs comme autant de discours creux, il est nécessaire de devenir des militants révolutionnaires de l’universel ; des militants en mouvement à qui est dévolu la responsabilité de relier la pensée et la vie, la vita activa et la vita contemplativa. Ceci en méprisant l’anti-intellectualisme des prêtres auto-institués et des faiseurs d’argent trop contents de gérer les brebis du troupeau.

Dans une seconde opération, cela induit une anthropologie du langage ordinaire qui peut dans un cadre contemporain, être appréhendé sous le champ lexical de la « précarité », de la « faim », de l’« argent », de la nécessité » et de la « pauvreté » par celle de la vulnérabilité de l’acteur agissant. Le langage ordinaire peut être extrait de sa détermination philosophique afin de poser la radicalité de la lutte existentielle de l’homme du commun et de son langage ordinaire. L’expressivité « du langage populaire » est ainsi une forme importante 19 du jeu d’écriture 20. Il établit le signe démonstratif de l’énoncé sur le « Peuple ». Mais de quel énoncé parle-t-on ? A contrario, il convient de proposer un langage public de la classe sociale, celui de la « Révolution prolétarienne » et de la confrontation du prolétariat révolutionnaire contre le capital. L’énoncé du prolétariat, dans la conception de Marx, ne se préoccupe pas de langage privé au sens de Wittgenstein qui en reste à un certain romantisme (Victor Hugo) ou à un misérabilisme (Eugène Sue).

Cette tentation du langage est partagée aussi bien par les idéalistes conservateurs que par les idéalistes marxistes. Dans les deux cas, le « Peuple » ou le « prolétariat » sont au service de dicteurs de vérité. Chacun se pose en prophète idéaliste de la protection du « Peuple » en oubliant, à bon compte, que la fonction de porte-parole ou de protecteur est une manière de confisquer la parole en lui donnant un sens arbitraire, binaire et autoritaire. Ainsi par l’édification dogmatique du prolétariat, il se détermine une totalité matérielle du monde qui est lui-même une totalité conceptuelle du monde. Les dérivations de l’universel sont comme autant de points de rencontre, de trahison et de filiation d’une conception arbitraire du prolétariat. Ainsi, il est tout aussi critiquable d’instituer une filiation directe entre Platon et Staline (Popper) que de nier les trames communes entre différentes pensées sur des objets distincts mais non moins familiers. L’effet premier de la doctrine sur le « Peuple » ou « sur le prolétariat » est de rationaliser le monde démiurgique du théoricien en donnant un effet de systématicité à l’ensemble du corpus théorique.


L’héritage du léninisme :

A notre sens et à risque de choquer les derniers théologues doctrinaux du marxisme, la conception marxienne décrit le « Peuple » dans son acceptation la plus forte comme un modèle d’idéologie à l’état holiste. Une globalité dont l’aspect théorique n’est que le vocable intellectuellement acceptable d’une légitimation d’un certain groupe dominant sur les classes dominées et les groupes subordonnés. Le « Peuple », devenu « le Prolétariat », étant dans sa définition générale et universalisante, un moyen méthodologique d’éviter toute réfutation pratique et résoudre par là même tout conflit de reconnaissance et d’identité idéologique. « Le prolétariat » ou le « Parti » ou la « Révolution » sont ainsi autant de personnages de la grammaire philosophique pour reprendre Wittgenstein.

Une grammaire en charge de traduire, construire une phénoménologie pratique du monde social. Le penseur et le militant peuvent se rejoindre dans cette conception idéologique des choses et des hommes, mais la première ligne de symétrie est dans l’idée d’une totalité dogmatique. Effectivement, des deux côtés (le penseur et le militant), nous assistons à des personnages sociaux, des formes fictionnels propre à justifier la justification théorique militante. Dans cette division léniniste du travail révolutionnaire, le parti prend ou reprend en charge les fonctions historiques des institutions ecclésiales, il érige lui aussi à sa mesure, une responsabilité universelle envers les populations hier pécheurs, aujourd’hui prolétaires à qui il destine une fonction politique de formation historique et sociologique : « Le parti communiste n’a pas d’intérêts différents de ceux de l’ensemble de la classe ouvrière, il ne diffère de l’ensemble de la classe ouvrière que parce qu’il envisage la mission historique de la classe ouvrière dans sa totalité et s’efforce à tous les tournants de la route de défendre non les intérêts de quelques groupes ou de quelques professions, mais ceux de toute la classe ouvrière 21 . » La doctrine fait à ce titre fonction de légitimation de l’hégémonie du parti sur les « masses » à qui il est dévolu la responsabilité de la conscience de classe que doit lui procurer le parti 21. Nous sommes dans le registre de la quantité figurée de Gaston Bachelard qui consiste dans une sorte de métaphore conceptuelle propre à toute vision de la mathématisation figurative des phénomènes sociaux ou scientifiques. Il s’agit de « rendre géométrique la représentation, c’est-à-dire dessiner les phénomènes et ordonner en série les événements décisifs d’une expérience, voilà la tâche première où s’affirme l’esprit scientifique.

C’est en effet de cette manière qu’on arrive à la quantité figurée, à mi-chemin entre le concret et l’abstrait, dans une zone intermédiaire où l’esprit prétend concilier les mathématiques et l’expérience, les lois et les faits 22. » Cette mathématisation du réel détermine un modèle de réalisme naïf spécifique à une eschatologie de l’arrière-monde 22.

La mathématisation de la conception du parti communiste est le corollaire en amont du « socialisme scientifique » défini par Engels et du système bureaucratique en aval accentué sous Staline. La praxis prend les aspects les plus dogmatiques de l’esprit scientifique dans un registre combinant l’obscurantisme de l’axiomatique et le réductionnisme de la dogmatique : nous sommes alors entrainés dans des formes de réflexivités dialectiques qui pensent d’autant plus ses définitions qu’elles sont tributaires d’une approche critique de la propre grammaire du locuteur révolutionnaire 23. Cela induit nécessairement une montée en généralité afin de neutraliser les effets de cette distorsion : « vers des « constructions » plus métaphoriques que réelles, vers des « espaces de configuration » dont l’espace sensible n’est, après tout, qu’un pauvre exemple. Le rôle des mathématiques dans la Physique contemporaine dépasse donc singulièrement la simple description géométrique. La mathématisme est non plus descriptive mais formateur. La science de la réalité ne se contente plus du comment phénoménologique ; elle cherche le pourquoi mathématique 24. L’abstraction est le prédicat de cette mathématisation, elle est l’élément d’invariance d’un schéma premier où la forme géométrique de la politique devient progressivement le signe autorégulateur 25 d’une conception politique qui fait du réel d’abord une entité abstraite parce qu’omniprésente et omnisciente 26 et de la masse, une fonction légitimant à qui échoit la responsabilité d’accepter la décision révolutionnaire 27 et de concrétiser la théorie doctrinaire 28 .

Le concret devient l’élément définitif de la conversion de la quantité figurée au réalisme naïf.

Ce que, par exemple, H. Lukacs détermine en tant que « pratique quotidienne », est investi d’une fonction de sortie du schématisme conceptuel mais pour mieux le réinvestir en tant « masse » 29 . Mais si dans la science, on peut admettre de manière modérée que « l’ordre abstrait est donc un ordre prouvé » dans le cas du parti communiste et de sa doctrine révolutionnaire, l’ordre abstrait est clairement dans le registre de l’ « ordre trouvé  30 .» L’Hérésie est d’autant plus puissante qu’il s’agit pour la doxa de l’ordre du parti, à la fois d’arracher les ferments d’erreurs doctrinaires, de vivifier de manière continuelle l’existence du parti 30 et d’inculquer la promesse de la libération révolutionnaire 31 .

La conception marxiste n’a pas de vocabulaire, ni même une syntaxe, mais une grammaire, dans le vocable de Wittgenstein, une essence. Celle-ci rédige sa dialectique, elle écrit son opposition 32 et son identité entre l’historique et l’éthique. C‘est ce que l’on retrouve dans la distinction dialectique chez Lukacs, entre facteur processuel (Société féodale, capitalisme, socialisme) et mode transformationnel (Révolution, Etat, parti, idéologie).


Gramsci :

Contrairement à Marx, Gramsci infuse la superstructure idéelle et idéologique (en tant que conscience de classe) dans la structure (socio-économique) car comme il le rappelle à dessein : « chaque groupe social provient d’une fonction sociale dans le monde de la production économique, crée pour lui-même, organiquement, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent homogénéité et prise de conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi social et la politique 33 .»

Gramsci développe une proposition fondée sur le concept de philosophie de la praxis qui ne se limite pas à une élite élitaire mais permet l’affranchissement du prolétariat. Il s’agit de relier Le Prince de Machiavel et le peuple au service d’une cause qui les dépasse tous les deux : la République et ceci au service des plus dominés et en radicalisant la théorie léniniste du parti d’avant-garde dans ses présupposés concernant les leaders 33.

Cela suppose une conception de l’ordre social et politique 33 déterminé par le matérialisme historique 34. Celui-ci est mobilisé de manière paradoxale au nom d’une approche organiciste de la communauté humaine en tant que collectivité qu’identifie « l’homme collectif » et sa matérialisation : le parti politique (le parti communiste). Pour Gramsci, en bon léniniste, sans le parti, il ne peut avoir d’hégémonie civile ni contre-poids à l’édification de la puissance hiérocratique par le parti politique. L’individu se nationalise, il renonce à son auto-isolation favorisée par l’autorité hiérocratique avec le risque inhérent de pédantisme, de coupure entre le sentir des classes dominées et le savoir des classes dominantes. Cette diffraction favorisée par l’autorité hiérocratique des ordres institués (épistémologiques, politiques, ecclésiale) induit une erreur intellectuelle spécifique : « l’erreur intellectuelle consiste à croire que l’on peut savoir sans la compréhension et surtout sans se sentir et d’être dans l’amour pas de la connaissance elle-même, mais de l’objet de la connaissance, c’est à croire que l’intellectuel peut être (…) distinct et séparé du peuple-nation 35. »

L’histoire est une forme politique narrative en action qui s’organise autour d’une fusion entre société et courants sociopolitiques : « le bloc historique 35 » se mobilise dans le corps politique de la classe ouvrière afin d’organiser sous une forme directive la société civile représentante la volonté générale de la nation. Ce centre axial ne peut être cimenté que par l’émergence d’une pensée organique et critique afin de « renforcer la culture et d’approfondir la conscience critique 35 » – esquissant par la même la reconstruction d’un ordre social et politique détruisant définitivement l’hégémonie politique des classes dominantes.

L’histoire est ce qui advient et non une démarche statique. Elle s’incarne dans l’existence du parti politique en tant qu’action publique collective avec un contour défini et une dissociation entre individualité et biens communs, intérêt de classe et unité de vie active. Le premier devant s’effacer/disparaître dans le second au nom d’une union renouvelée entre le « peuple et la nation 35. » L’histoire est une logique processuelle. Elle acte les rapports de forces et elle les accélère en faisant des conceptions idéologiques non seulement une altérité opposable mais aussi une nécessité révolutionnaire liée aux situations matérielles de la cause révolutionnaire.

En érigeant les systèmes philosophiques en conceptions idéologiques, on arrache à la resprivata de l’ordre social bourgeois, ce qui, au départ, était considéré comme de simples « manifestations intimes de contradictions déchirantes de la société 35. »

Les postulats gramsciens d’une théorie de l’émancipation du prolétariat reposent sur quelques points essentiels : Il convient d’abord de partir de l’analyse socio-historique des structures socio-économiques. Une analyse critique de la superstructure politico-institutionnelle (ordre politique et ordre juridique et institutionnel) et des superstructures idéologiques (cosmologie et conception du monde des élites et des classes sociales) en charge de l’ordonnancement de la société sous la forme d’un ordre social. Une réflexion sociologique sur les groupes sociaux ou « subalternes », pour reprendre la formulation de Gramsci, en capacité de provoquer de manière culturelle, l’émergence d’un courant révolutionnaire 35. Pour ce faire, il s’agit de penser le rôle en premier de la culture populaire comme élément de médiation et d’intelligibilité sur ces notions. Cela induit une double détermination : une vision matérielle de l’Etat, de la société civile, des classes sociales et une acceptation des formes non légitimes de la culture populaire et des registres non institutionnels du langage tels que les patois locaux.

Antonio Gramsci vise à dépasser la distinction méthodologique entre prolétariat révolutionnaire et société civile. Le contrôle de l’une (Société civile) permettant l’avènement de l’autre (le prolétariat en tant que conscience révolutionnaire de classe). Refusant de poser l’enjeu de l’Etat de manière extérieure au développement du prolétariat, Gramsci juge la maturation du processus de construction de l’Etat moderne en adéquation avec la notion de société civile. Le terme, repris notamment à Hegel, permet à Gramsci de présenter les formes d’un rapport de force des classes sociales entre d’une part, la classe sociale dominante (bourgeoisie capitaliste et industrielle) et d’autre part, les classes sociales dominées (prolétaires, paysans). L’ordre juridique et civil est ainsi une des applications de cette dominance sociologique qui préempte non seulement le droit mais le fonctionnement de l’Etat en tant qu’instrument organique de la classe dominante. L’Etat moderne est donc le corollaire d’une victoire idéologique et économique de la classe bourgeoisie qui a préalablement gagné la lutte pour l’hégémonie culturelle. La modernisation de la puissance publique étant la traduction idéologique de la victoire culturelle qui a imposé la part de la classe bourgeoise, la notion de société civile à l’Etat. Cette victoire se traduit par une reformulation du pouvoir et des finalités de l’Etat constitué en tant qu’Etat éthique ou moderne : « Voici, me semble-t-il, ce qu’on peut dire de plus sensé et de plus concret à propos de l’État éthique : tout État est éthique dans la mesure où une de ses fonctions les plus importantes est d’élever la grande masse de la population à un certain niveau culturel et moral, niveau (ou type) qui correspond aux nécessités de développement des forces productives et par conséquent aux intérêts des classes dominantes. L’école, comme fonction éducatrice positive, et les tribunaux comme fonction éducative, répressive et négative, sont les activités de l’État les plus importantes en ce sens : mais, en réalité, à ce but tendent une multiplicité d’autres initiatives et d’autres activités dites privées qui forment l’appareil de l’hégémonie politique et culturelle des classes dominantes. La conception de Hegel appartient à une période où le développement en extension de la bourgeoisie pouvait sembler illimité, d’où la possibilité d’affirmer le caractère éthique de la bourgeoisie ou son universalité : tout le genre humain sera bourgeois. Mais, en réalité, seul le groupe social qui pose la fin de l’État et sa propre fin comme but à atteindre, peut créer un État éthique, tendant à mettre un terme aux divisions internes qu’entraîne la domination, etc. et à créer un organisme social unitaire technico-moral. 36 »

Dans la vita activa que Gramsci appelle de ses vœux, l’homo loquens 37, c’est-à-dire l’homme cicéronien de la parole politique, doit être non pas remplacé mais dépassé par un nouveau type d’intellectuel, un nouvel homo faber : une sorte d’alliage entre l’acteur politique et l’humaniste classique, c’est-à-dire, la forme de ce que Gramsci prénomme un scientifique humaniste 38. Alors il serait possible de penser l’universel autrement que par la médiation de l’intelligible platonicien constitué en tant qu’opposé aux sensibles (Le Timée, 51d).

Alors il serait possible de retrouver le regard, celui du sensible, pour ainsi dire, de la matérialité de la pensée, celui de l’appréhension immédiate du politique et ceci sans l’intermédiaire de l’intellectuel platonicien, ou du théologien expert. Car rien n’est donné, tout est engendré, c’est-à-dire tout est matérialité, mise à l’épreuve de nos limites, de notre situation de mortel agissant. Ceci renvoie à la relation du sens et du sensible, de l’esprit pensant et la matière agissante, de la réflexion et de l’engagement.

Si nous posons les conditions de possibilité de la connaissance, cela revient à poser les limites de celles-ci entre ce qui est déterminé en tant que connaissance et ce qui est déterminé en tant que non connaissance. Dans un premier registre, nous avons la conscience de classe comme donnée construite : elle peut être représentée objectivement, autrement dit, qu’il peut être constitué rationnellement dans un processus d’acquisition (sociale, politique) de connaissance sur soi et sur le monde (avec les modes d’observation de délimitation et de conception rationnellement déterminée). Dans le second registre, l’identité ethnique ou confessionnelle en tant que donnée intuitive, est une conscience en soi. Elle ne peut être représentée, elle ne peut être appréhendée subjectivement que sur le mode de l’intuition et non de la raison : « ce que les choses peuvent être en soi, je ne le sais pas, et n’ai pas besoin de le savoir puisqu’une chose ne peut jamais se présenter à moi autrement que dans le phénomène 39. » Ainsi, l’identité ethnique ou confessionnelle est conçue de manière négative, délimitative en tant que norme représentationnelle du paraître et des illusions.

Ainsi, Gramsci, dans son optique, l’école comme le parti des travailleurs ont vocation à former, encadrer les militants de l’universel que seraient les intellectuels révolutionnaires.

Dans ce cadre conceptuel, l’école a une responsabilité fondamentale car elle est le moyen de former cette nouvelle intellectualité plus pratique et plus consciente de la technicisation de la société 40, c’est-à-dire une conscience politique et sociale de classe. Rien n’est donné, tout est acquis. L’optique gramscienne, que je fais mienne, est de nettement de reprendre le projet critique au sens kantien, qui est celui de poser les conditions de possibilité d’une autonomie de la raison. Cette autonomie (autos nomos, légiférer sur soi-même) ne va pas de soi, elle est d’abord pour Kant, le produit d’une opération transcendantale où les conditions de possibilité de la connaissance sont questionnées, vérifiées problématisées. Dans la pensée kantienne, au principe de la finitude, la connaissance objective soumet l’intuition subjective à sa détermination individuelle. Dans la configuration marxienne, au principe révolutionnaire, la conscience de classe soumet l’intuition subjective de la conscience tacite (c’est-à-dire non pensée) à sa détermination sociale.



1 C’est surtout en approfondissant la notion d’obstacle épistémologique qu’on donnera sa pleine valeur spirituelle à l’histoire de la pensée scientifique. Trop souvent, le souci d’objectivité qui amène l’historien des sciences à répertorier tous les textes ne va pas jusqu’à mesurer les variations psychologiques dans l’interprétation d’un même texte. À une même époque, sous un même mot, il y a des concepts si différents ! Ce qui nous trompe, c’est que le même mot à la fois désigne et explique. BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938, p. 17.

2 Cette observation première se présente avec un luxe d’images ; elle est pittoresque, concrète, naturelle, facile. Il n’y a qu’à la décrire et à s’émerveiller. On croit alors la comprendre. Nous commencerons notre enquête en caractérisant cet obstacle et en montrant qu’il y a rupture et non pas continuité entre l’observation et l’expérimentation : de l’observation au système, on va ainsi des yeux ébahis aux yeux fermés. Ibid., p. 18.

3 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Flammarion, 2012, p.69.

4 HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad.de l’allemand par André Kaan, Paris, Gallimard, 1940, p.18.

5 HEGEL Introduction à la philosophie de l’histoire — La raison dans l’histoire, Paris, Plon — 10/18, 1965, traduction de Kostas Papaioannou.

6 Chez le philosophe genevois, c’est une déclinaison de la dichotomie entre l’amour de soi et l’amour propre.

7 HEGEL Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, traduction Maurice de Gandillac, NRF-Gallimard, 1990, p.441-442.

8 G. W. F. HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.

9 (Platon) : « ne put pas insérer de façon formatrice dans son Idée de l’État la forme infinie de la subjectivité qui était encore cachée dans son esprit ; c’est pourquoi son État est, en lui-même, sans la liberté subjective. (…) La rationalisation objective qui brime la subjectivité, consiste dans la transformation de la seule forme extérieure de la vie éthique », Bernard Bourgeois, La pensée politique de Hegel, Paris, PUF, p.108.

10 MARX Karl, ENGELS Friedrich, L’idéologie allemande, 1845-1846, Karl Marx, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p.289-395 (première partie), Thèses sur Feuerbach, 1844-1847, éd. cit. p. 232-236, Introduction générale à la critique de l’économie politique (1857), éd. cit. p. 443-486.

11 LUXEMBURG Rosa La socialisation de la société, 4 décembre 1918, marxisme.org.

12 CARLYLE Thomas, Les héros [« On Heroes and Hero Worship and the Heroic in History »], Maisonneuve Larose, coll. Les trésors retrouvés de la Revue des deux mondes, 1841.

13 En tant que modèle complet de l’homme, de la société et de leurs interrelations politiques et sociales dans le processus historique.

14 MARX Karl, ENGELS Friedrich, « Feuerbach IX Thèse », Bibliothèque des sciences sociales, uqac.ac, 21-2003

15 Le projet critique, en tant que connaissance a priori des objets mise au service d’une méthode transcendantale, vise à poser le sujet des conditions de possibilités des ordres de savoirs.

16 C’est à dire de produire les conditions réflexives de sa propre justification en délimitant l’objet de la pensée, l’être (de l’intuition), de la pensée, la connaissance et l’être.

17 Pour qui la fonction première est la distinction entre le vrai et le faux.

19 WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2005, p.42.

20 « Donner des ordres, et agir d’après des ordres – Décrire un objet en fonction de ce qu’on voit ou à partir des mesures que l’on prend -Produire un objet d’après une description (dessin) – Rapporter un événement – Faire des conjectures au sujet d’un événement – Établir une hypothèse et l’examiner – Représenter par des tableaux et des diagrammes les résultats d’une expériences – Inventer une histoire et la lire.
Jouer du théâtre – Chanter des comptines – Résoudre des énigmes – Faire une plaisanterie ; la raconter – Résoudre un problème d’arithmétique appliquée – Traduire d’une langue dans une autre – Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier… » WITTGENSTEIN Ludwig, Recherches philosophiques, éd. cit. p. 39-40, §23.

21 Pour tout ouvrier né dans la société capitaliste et grandi sous son influence, il y a un chemin plus ou moins chargé d’expériences à parcourir pour pouvoir réaliser en soi la conscience correcte de sa propre situation de classe. L’enjeu de la lutte du parti communiste, c’est la conscience de classe du prolétariat. Sa séparation organisationnelle d’avec la classe ne signifie pas, dans ce cas, qu’il voudrait combattre à la place de la classe, pour les intérêts de la classe (comme l’ont fait par exemple les blanquistes). S’il le fait quand même, ce qui peut arriver au cours de la révolution, ce n’est pas d’abord au nom des buts objectifs de la lutte en question (qui de toute façon ne peuvent à la longue être atteints et sauvegardés que par la classe elle-même), mais pour faire avancer et accélérer le processus d’évolution de la conscience de classe. LUKACS
Georg, Histoire et conscience de classe, Paris, les Editions de Minuit, trad. de l’allemand par Kostas Axelos et Jacqueline Bois, 1960.

22 « La tâche de géométrisation qui sembla souvent réalisée – soit après le succès du cartésianisme, soit après le succès de la mécanique newtonienne, soit encore avec l’optique de Fresnel – en vient toujours à révéler une insuffisance. Tôt ou tard, dans la plupart des domaines, on est forcé de constater que cette première représentation géométrique, fondée sur un réalisme naïf des propriétés spatiales, implique des convenances plus cachées, des lois topologiques moins nettement solidaires des relations métriques immédiatement apparentes, bref des liens essentiels plus profonds que les liens de la représentation géométrique familière », BACHELARD, Ibidem.

23 La division du travail, ne reposant pas sur les caractères humains propres, fige d’une part schématiquement les hommes dans leur activité ; ils deviennent des automates de leurs occupations, de simples routiniers. D’autre part, elle exaspère en même temps leur conscience individuelle qui, par suite de l’impossibilité de trouver dans l’activité elle-même la satisfaction et l’expression vitale de la personnalité, est devenue vide et abstraite, et l’entraîne à un égoïsme brutal, cupide et avide d’honneurs. Ces tendances doivent nécessairement continuer à agir dans le parti communiste aussi, qui n’a certes jamais prétendu métamorphoser intérieurement par un miracle les hommes qui en font partie.
D’autant plus, que la nécessité des actions conséquentes impose, à tout parti communiste également, une division du travail effective et poussée qui recèle nécessairement en elle ces dangers de sclérose, de bureaucratisation, de corruption, etc., LUKACS, op.cit.

24 BACHELARD Gaston, op.cit., p. 2.

25 Cette interaction dialectique ininterrompue entre théorie, parti et classe, cette orientation de la théorie vers les besoins immédiats de la classe, ne signifient pas pour autant dissolution du parti dans la masse du prolétariat, LUCAKCS, op.cit.

26 Aussi bien, puisque le concret accepte déjà l’information géométrique, puisque le concret est correctement analysé par l’abstrait, pourquoi n’accepterions-nous pas de poser l’abstraction comme la démarche normale et féconde de l’esprit scientifique. En fait, si l’on médite sur l’évolution de l’esprit scientifique [6], on décèle bien vite un élan qui va du géométrique plus ou moins visuel à l’abstraction complète. BACHELARD, op. cit.

27 Il est parfois contraint de prendre position contre les masses, de leur montrer la voie correcte par la négation de leur volonté présente. Il est contraint de faire entrer en ligne de compte que ce qu’il y a de correct dans sa prise de position ne deviendra compréhensible aux masses qu’après coup, après des expériences nombreuses et amères. LUCAKCS, op.cit.

28 En conséquence, dans une situation objectivement révolutionnaire, la justesse du marxisme révolutionnaire signifie bien plus que la justesse simplement « générale » d’une théorie. C’est précisément parce qu’elle est devenue tout à fait actuelle, tout à fait pratique, que la théorie doit devenir un guide pour toute étape particulière des actions quotidiennes. Cela n’est cependant possible que si la théorie se débarrasse complètement de son caractère purement théorique, que si elle devient purement dialectique, c’est-à-dire si elle dépasse pratiquement toute opposition entre le général et le particulier, entre la loi et le cas isolé qui lui est « subsumé », donc entre la loi et son application, et en même temps toute opposition entre théorie et pratique. LUCAKCS, op.cit.

29 Dès qu’on accède à une loi géométrique, on réalise une inversion spirituelle très étonnante, vive et douce comme une génération ; à la curiosité, fait place l’espérance de créer. Puisque la première représentation géométrique des phénomènes est essentiellement une mise en ordre, cette première mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d’une abstraction alerte et conquérante qui doit nous conduire à organiser rationnellement la phénoménologie comme une théorie de l’ordre pur. Alors ni le désordre ne saurait être appelé un ordre méconnu, ni l’ordre une simple concordance de nos schémas et des objets comme cela pouvait être le cas dans le règne des données immédiates de la conscience. Quand il s’agit des expériences conseillées ou construites par la raison, l’ordre est une vérité, et le désordre une erreur.

30 La vie intérieure du parti est un combat incessant contre cet héritage capitaliste. Le moyen de lutte décisif, sur le plan de l’organisation, ne peut être que d’amener les membres du parti à prendre part à l’activité du parti avec l’ensemble de leur personnalité. Ce n’est que si la fonction dans le parti n’est pas un emploi, exercé certes à l’occasion avec une probité et un dévouement entiers, restant quand même uniquement un emploi, mais si, au contraire, l’activité de tous les membres se rapporte de toutes les façons possibles au travail du parti, et s’il y a en outre, dans la mesure des possibilités effectives, des permutations dans cette activité,’ que les membres du parti parviennent avec l’ensemble de leur personnalité à une relation vivante à la totalité de la vie du parti et à la révolution, qu’ils cessent d’être de simples spécialistes nécessairement soumis au danger de sclérose intérieure. LUKACS, op.cit.

31 Car la lutte contre les effets de la conscience réifiée constitue elle-même un processus de longue haleine, exigeant des luttes acharnées, dans lequel on ne doit s’arrêter ni à une forme déterminée de tels effets ni aux contenus de phénomènes déterminés. Or la domination de la conscience réifiée sur les hommes vivant actuellement, agit justement dans de telles directions. La réification est-elle surmontée en un point, aussitôt surgit le danger que le niveau de conscience de ce dépassement se fige en une nouvelle forme, également réifiée.

32 Le problème de l’ « épuration » du parti, tant dénigrée et calomniée, n’est que l’aspect négatif du même problème. Il a fallu sur ce point, comme sur toutes les questions, parcourir le chemin qui va de l’utopie à la réalité (…) Cette affaire interne et très intime du parti montre ainsi, à une étape avancée du parti communiste, la liaison interne et très intime entre parti et classe. Elle montre combien la séparation organisationnelle tranchée entre l’avant-garde consciente et les larges masses n’est qu’un moment dans le processus unitaire, mais dialectique, de l’évolution de toute la classe, de l’évolution de sa conscience. Elle montre en même temps que plus ce processus médiatise clairement et énergiquement les nécessités du moment par leur signification historique, plus aussi il englobe clairement et énergiquement le membre individuel du parti dans son activité en tant qu’individu, l’utilise, l’amène à s’épanouir et le juge. De même que le parti, en tant que totalité, dépasse les distinctions réifiées de nations, de professions, etc., et de formes d’apparition de la vie (économie et politique) par son action dirigée vers l’unité et la cohésion révolutionnaires, pour créer la véritable unité de la classe prolétarienne, de même et précisément par son organisation sévère, par la discipline de fer qui en résulte et par son exigence d’un engagement de toute la personnalité, il déchire pour son membre individuel les enveloppes réifiées qui, dans la société capitaliste, obnubilent la conscience de l’individu. C’est un processus de longue haleine et nous n’en sommes qu’au commencement ; cela ne peut et ne doit pas pourtant nous empêcher de nous efforcer de reconnaître, avec la clarté aujourd’hui possible, le principe qui apparaît ici, l’approche du « règne de la liberté » en tant qu’exigence pour l’ouvrier ayant une conscience de classe. Précisément, parce que la formation du parti communiste ne peut être que l’œuvre consciemment accomplie des ouvriers ayant une conscience de classe, tout pas dans la direction d’une connaissance juste est en même temps un pas vers la réalisation de ce règne. LUKACS, op.cit.

33 Confère la critique gramscienne du concept de « classe politique », Q. 8, § 52, p. 972.

34 GRAMSCI Antonio, Q. 13, et 6, p. 1565.

35 LOWY Michael, La théorie de la révolution chez le jeune Marx, Paris, François Maspero, 1970, p.14

36 Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne, 1931-1933, une édition électronique réalisée à partir du livre d’Antonio

GRAMSCI, Textes. Édition réalisée par André Tosel, une traduction de Jean Bramon, Gilbert Moget, Armand Monjo, François Ricci et André Tosel. Paris, Éditions sociales, 1983, 388 p., Introduction et choix des textes par André Tosel. Une publication effectuée en collaboration avec la bibliothèque des sciences sociales de l’université de Québec, p.128.

37 « La façon d’être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l’éloquence, agent moteur extérieur et momentané des sentiments et des passions, mais dans le fait qu’il se mêle activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, « persuadeur permanent » parce qu’il n’est plus un simple orateur — et qu’il est toutefois supérieur à l’esprit mathématique abstrait ; de la technique-travail. », GRAMSCI Antonio, « La fonction d’intellectuel dans la société », Ecrits Politiques, 1930-1932 , Bibliothèque des sciences sociales, uqam.ac.

38 Il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique sans laquelle on reste un « spécialiste » et l’on ne devient pas un « dirigeant » (spécialiste politique).

39 Bibliothèque des sciences sociales@uqac.ac, 2 mars 2008.

40 « L’énorme développement qu’ont pris l’activité et l’organisation scolaires (au sens large) dans les sociétés surgies du monde médiéval, montre quelle importance ont prise, dans le monde moderne, les catégories et les fonctions intellectuelles : de même que l’on a cherché à approfondir et à élargir l’intellectualité de chaque individu, on a aussi cherché à multiplier les spécialisations et à les affiner. Cela apparaît dans les organismes scolaires de divers degrés, jusqu’à ceux qui sont destinés à promouvoir ce qu’on appelle la « haute culture, dans tous les domaines de la science et de la technique. L’école est l’instrument qui sert à former les intellectuels à différents degrés. La complexité de la fonction intellectuelle dans les divers Etats peut se mesurer objectivement à la quantité d’écoles spécialisées qu’ils possèdent, et à leur hiérarchisation : plus l’« aire » scolaire est étendue, plus les «degrés verticaux » de l’école sont nombreux, et plus le monde culturel, la civilisation des divers Etats est complexe. », GRAMSCI Antonio, op.cit.

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