Revue internationale

« L’homme qui voulut être empereur : Charles d’Anjou et les Angevins : une
dynastie géopolitique au XIII e Siècle » / introduction à une géopolitique
littéraire

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La présence angevine en Italie et l’influence des premiers souverains angevins dans la géopolitique italienne et mondiale a suscité une profusion d’études, notamment sur la géopolitique dynastique et ses relations avec les enjeux culturels et idéologiques1. L’histoire des relations internationales en tant qu’histoire politique et histoire diplomatique est corrélée à la fonction de l’État moderne inscrit à partir des XVIe- XVIIe siècle ; dès cette époque la diplomatie relève d’un instrument politique de l’État que celui-ci soit une Cité-État, une principauté, un royaume ou un empire. Dans l’histoire du Moyen Âge, un courant majeur s’est déterminé à établir un champ d’étude qui ne serait pas assimilable aux paradigmes des relations internationales : « la diplomatie médiévale » avec une temporalité qui, du XIIIe siècle jusqu’à la Renaissance (Pierre Chaplais, Donald Queller, Garrett Mattingly, Stéphane Péquignot, Jean Marie Moeglin), déploie une histoire sociale des instruments de la diplomatie, (administration, organisation, dispositifs, traités, relation politique). Notre sujet vise les relations de construction de la culture politique à l’interaction entre processus de développement culturel et affirmation politique et idéologique du pouvoir.

Si nous approuvons l’idée pour décrire un système politique et non d’État au Moyen Age : dans notre cadre d’analyse nous parlons d’ordre politique ; la réticence envers la notion de « relation internationale » me paraît peu convaincante, au nom de quel titre de propriété les modernistes et les contemporanéistes auraient l’usage de cette notion exclusive ? Les théories des relations internationales sont utilisées pour donner un sens au monde et à définir le pouvoir : Le pouvoir est la matière première avec laquelle l’ordre géopolitique est fait.

Notre approche vise à mobiliser l’anthropologie historique sur la relation entre Dante et la représentation de Charles I d’Anjou et des Angevins. Cela revient à traiter d’un sujet qui n’est pas ordinairement accolé à l’historie des relations internationales.2

La géopolitique est un élément de construction d’un imaginaire national, historique, littéraire, elle peut être constitutive d’une épopée liée à une geste telle une bataille symbolisant un marqueur national (Hastings en 1066 pour les Anglais, Bouvines en 1214 pour les Français, Courtrai en 1302 pour les Flamands Bannockburn en 1314 pour les Ecossais Morgarten en 1315 pour les Suisses). Cela suppose des personnages emblématiques, charismatiques qui synthétisent à la fois le geste d’une exception individuelle et les traits narratifs d’une nation (Guillaume le Conquérant, William Wallace, Jeanne d’Arc), des figures mythiques (Guillaume Tell), mais aussi des figures honnies, récusées comme repoussoir national (Charles le Mauvais roi de Navarre rival de Charles V et allié des anglais, l’évêque Pierre Cauchon accusateur de Jeanne d’Arc). Dans ce cadre la mémoire peut être individuelle mais aussi collective, elle peut aussi être successivement sur ces deux niveaux. Elle peut se scinder en deux niveaux de mémoire, l’une liée à des événements des faits et l’autre construite à partir des mêmes faits mais dont l’orientation est reliée à l’imaginaire politique ou historique. Par exemple, l’historien Manuel Gonzales Jimenez lors d’une conférence à Séville en 2012 relate les rapports de la mémoire concernant Alphonse X le sage roi de Castille 1250 à 1284 : il décrit la relation ambiguë entre la perception et la mémoire collective Son estime de lui-même (le roi Alphonse X) et sa supériorité intellectuelle furent considérées par ses contemporains comme une superbe quasi luciférienne

Sa personnalité orientée vers la réflexion fût considérée comme un signe de débilité.

Sa manière de décider dans les affaires fût décrite comme de l’autoritarisme.

Sa sensibilité artistique comme une frivolité impropre à un roi.

Ainsi l’image constitutive d’un itinéraire historique est pour ainsi dire percutée par l’image perceptive qui est encastrée dans des instances d’interprétations et de valeurs, cela procède d’une manière d’écrire l’histoire, de classer les faits, d’organiser les événements et les hommes sous des dispositifs narratifs trop fermés. Le conflit mémoriel qu’entretien Dante envers Charles s’organise d’un modèle commun : l’ancêtre prestigieux de Charles le capétien : Charlemagne3.

Ce modèle est mobilisé4 dans un contexte dans lequel les systèmes référentiels mobilisés depuis le haut Moyen Âge et en premier lieu la croisade n’apparaît plus comme un horizon d’attente :

“ Une série d’opérations, de mariages, d’espoirs de succession qui montrent combien à ce moment le sens mystique de la croisade, dans ses fins providentielles, du royaume de Jérusalem, de l’héritage du Christ, est obnubilé ou complètement perdu”5.

Charlemagne comme modèle narratif est un outil discriminant permettant de définir le meilleur système mémoriel possible (Dante) ou comme justification idéologique d’une politique d’amplitude géopolitique (Charles d’Anjou). Véritable axe idéologique de la politique impérial du roi de Sicile au risque d’être comparée en sa défaveur et d’apparaitre comme le symbole du mauvais gouvernement, “la mala segnoria” « qui blesse toujours les peuples asservis »6.

Ainsi une mémoire procède de ces deux types d’images, elle est un acte présent il situe une action dans l’Histoire des hommes, elle mobilise des imaginaires mais aussi elle engage le présent, lui donne une délimitation précise, et une responsabilité singulière qui peut s’apparenter à un imaginaire politique c’est-à-dire la transmission d’une narration qui ne cède pas devant la fuite du temps mais bien au contraire constitue un temps narratif perpétué, transmis, reconstruit selon et les époques et les configurations : “Charles le prince capétien , le chevalier est adoubé à la pente côte le 27 mai 1246, intègre une continuité dans l’ordre de l’honneur, quelques mois plus tard il est pourvu en apanage : l’Anjou qui deux générations précédentes appartenait encore aux rois d’Angleterre”.

Nous avons là deux possibilités de geste qui associe le geste d’Arthur et celle d’un chevalier de Charlemagne Prés de 20 ans plus tard, Charles, au même mois de mai le 27 de l’année 1265, quitte Marseille pour l’Italie afin d’être sacré roi de Sicile. Que reste-t-il dans la mémoire de ces dates ? de ces césures ? La victoire de Bénévent qui suit le couronnement royal ? Sans doute, l’adoubement de 1246 et l’initiation chevaleresque du futur souverain ? Aucune interprétation n’est partie de ce momentum, le souverain roi de Sicile a effacé le chevalier7 et ne reste dans la mémoire historique que l’histoire d’un conquérant, un souverain sans peur mais qui est l’objet sujet de multiples reproches notamment de Dante, ce que nous aurons l’occasion de développer.

En atteste ainsi, par exemple, le testament du roi de Castille Ferdinand III le Saint envers son fils Alphonse X le Sage :

“Je vous laisse toute cette terre et cela jusqu’à la mer, si vous maintenez cet état avec économie vous serez un roi aussi bon que je le fûs. Si vous gagnez pour vous-même davantage de possessions, vous êtes mieux que moi ; Et si notre royaume diminue, vous ne serez pas aussi bon que moi. »

A cet effet, plusieurs aspects sont mobilisés, dont un qui pourrait paraître secondaire à première vue mais qui détermine la fabrication politique des nations que nous prénommons la “géopolitique littéraire” : une grammaire des mots fondés sur une mémoire en tant que lieu intelligible, une grammaire spécifique en tant que lieu sensible et volonté de créer monde. En effet autour de cette notion se détermine une grammaire avec son appareillage littéraire et rhétorique, des formes stylistiques, des césures temporelles et une manière d’écrire l’histoire de son temps. Elle est un moyen narratif d’interprétations qui permet à un auteur ou à un groupe social d’établir son cadre argumentaire de justification d’action et de construire par la même une histoire, une continuité, des moments fondateurs, une geste marquée par les grands hommes et les héros. Dans notre perspective, l’anthropologie historique permet de situer l’usage entre narration et géopolitique politique et culturelle : ceci au moyen de dispositifs d’écriture, de construction de récits (grammaire) centrées sur l’histoire (comme faits ou personnages historiquement datés) et la mémoire (témoignage rétrospectif vis-à-vis de faits ou de personnages historiques). De ce fait la conscience de soi s’incarne dans la relation entre l’auteur (Dante) et le groupe socio-politique, que celui-ci soit réel (les guelfes blancs) ou rêvé (l’empire). Les membres de ce groupe sont liés à des croyances communes, des représentations communes et des intérêts mutuels Par cet effet, la géopolitique littéraire modèle et remodèle la signification de la réalité par des formes de narrations et de grammaires sémantiques (de nature culturelle, politico-philosophique et symbolique). Des récits narratifs qui sont orientés et supposent des récits fondateurs et des discours antagonistes, des régimes de représentations et des ordres de signification. La géopolitique littéraire est aussi un moyen, un lieu (topos) de création d’enjeu proprement politique qui interagissent dans les circulations savantes et textuelles, positionnements des acteurs politiques, soit sous forme de miroirs de princet soit sous forme de constructions historiographiques susceptibles de suciter des principes idéologiques et des motivations historiques : et en premier lieu le patriotisme8.

Comme l’a souligné dans son travail majeur Jean Paul Boyer sur la relation entre la théorie politique de Dante (De Monarchia) et la théorie politique des Angevins9, les interactions sont multiples et riches entre deux modèles de politique et de communautés humaines. Notre propos vise à nous interroger sur la relation entre littérature et théorie politique, littérature et imaginaire politique à partir d’une géopolitique littéraire axée sur plusieurs ouvrages de Dante : de manière principale La Divine Comedia et de manière plus limitative De Monarchia, il Convivo et De Vulgari Eloquentia, dont les pendants politiques, théologiques linguistiques et religieux dans lesquels Dante élabore une théorie politique de l’empire universel. Pour reprendre la belle formule de Jacqueline Risset, Dante a une passion politique, « pour lui tout est lié, la poésie n’est pas un champ à l’écart du monde extérieur. L’apparition dans sa vie à neuf ans de Béatrice, ne signifie aucunement enfermement dans le champ amoureux ou dans celui de rêveries sentimentales et religieuses. Au contraire. Ce qui lui fait percevoir cette apparition, à travers l’émotion imprévisible, ce n’est pas seulement la grâce d’une figure féminine singulière, mais la présence de l’univers, et le rapport immédiat et indissoluble rentre l’univers et sa propre vie. Il s’agit alors de déchiffrer et d’interpréter. Et aussi de transformer La divine comédie, traduction, préface et note par jacqueline Risset PPVII 2010, à travers Virgile (l’inspiration poétique), Béatrice (l’inspiration amoureuse) et saint Bernard (L’inspiration spirituelle). Dante établie sa cartographie mentale, culturelle, politique :

La frontière, le conflit et enfin la paix sont constitutifs des trois royaumes (enfer, purgatoire, paradis) : trois royaumes déterminant les figures emblématiques (Charlemagne) et des personnages honnies (Charles d’Anjou).

Des personnages sociaux sont établis dans ses trames, de manière explicite (Charles d’Anjou) et implicite (Henri VII). Si nous reprenons la délimitation du sociologue Georges Sorel nous avons à faire à la délimitation entre mythe et utopie autour d’un personnage historique central ; Charles d’Anjou10.

Charles d’Anjou serait la représentation honnie du mythe pontifical11, un pouvoir sans spiritualité, produit d’une pure ambition humaine et dont les populations de Provence et de Pouille se plaignent du mauvais gouvernement (Purgatoire VII).

Dans cette optique, notre propos est de traiter de la construction narrative d’un homme d’Etat et de sa dynastie : Charles d’Anjou et la dynastie des Angevins par une analyse permanente des interactions entre les faits et la manière que nous avons (Dante en l’espèce) de la construire (l’Histoire) de les expliquer (les événements), de les comprendre (la politique dynastique), et d’en restituer les contextes et les problématiques (la géopolitique littéraire et historique)12.

Notre démarche vise en premier lieu à poser l’enjeu anthropologique de la géopolitique littéraire de Dante, notamment pour en comprendre les filaments et soubassements culturels.

En second lieu, il s’agira de questionner la place de Charles d’Anjou dans l’oeuvre de La Divine Comédie et les interactions que l’on peut déduire en termes de dispositifs narratifs et historiques.

En troisième lieu il est question de L’Aigle et la croix, l’empire et l’église ou notre propos se situera autour des figures de l’empereur Henri VII et de Robert d’Anjou comme personnage de la géopolitique littéraire.

Notre propos n’est pas de reprendre la littérature déjà riche et stimulante sur le sujet13, mais d’interroger sous un angle d’anthropologie politique et historique la manière que l’écriture a de façonner la mémoire historiographique et narrative sur Charles d’Anjou, homme d’Etat du XIIIe Siècle :


Miroir du Prince :

Charles I d’Anjou (1226-1285) était un prince français fils de Louis VIII le lion, roi de France et de Blanche de Castille. Il est le frère de Louis IX. Son imperium a été très longtemps mis sous le boisseau de sa “réputation” négative en partie dû à Dante et à La Divine Comédie. En partie, car toute une historiographie née notamment de la poésie politique et des chroniques en Italie du Nord, en Espagne ont tôt fait de donner au roi de Sicile la réputation dépréciative que lui-même a involontairement favorisée par son style de gouvernement jugé par les contemporains comme brutal et autoritaire. Souverain rigoureux avec son autorité, il ne se veut pas prud’homme comme les clercs franciscains l’attendent du roi :

“Le second modèle du XIIIe siècle est celui de la prud’homie, ce mélange de courtoisie et de raison, de prouesse et de modération, qui peut être porté à de grandes hauteurs religieuses. Saint Louis est un saint prud’homme, un héros courtois saisi par la dévotion, un Polyeucte médiéval”.

Et que l’on retrouve dans la posture de son petits-fils Robert D’Anjou le « rex expertus in omnia

scientia » Au contraire, il est une sorte de janus bi frontal qui n’aurait gardé dans l’esprit des chroniqueurs que l’aspect guerrier : tout à la fois “l’Antéchrist et soldat du pape”14.

Son personnage historique a une dimension complexe, controversée15 et multiforme16. Pour Paolo Borsa, ces points de vue contradictoires qui sont regroupés en une seule personne illustrent sa représentation complexe17 : d’où la difficulté de l’appréhender seulement à partir d’une unique dimension.

Charles d’Anjou roi de Sicile était un être énergique et ambitieux, il n’eut de cesse tout au long de sa vie d’accroitre ses possessions et ses puissances afin de détenir un royaume digne de son nom.

Il est ce « lion » symbole de l’orgueil dans La Divine Comédie18, un homme politique décidé à naviguer dans les eaux tumultueuses de la politique italienne conçus comme champ de force permanent au sens de Pierre Bourdieu19 :

“Le champ politique, entendu à la fois comme champ de forces et comme champ des luttes visant à transformer le rapport de forces qui confère à ce champ sa structure à un moment donné”.

La politique « n’est pas un empire dans un empire » car elle répond à des « effets des nécessités externes »20 la relation à Rome, le royaume de France sont des invariants qu’il s’agit de maitriser pour amplifier les capacités de projection politique autonome.

Charles d’Anjou se refuse à rester dans ce que Bourdieu appelle la relation entre mandant et mandataire, il agit selon ses propres enjeux comme avant lui les rois Roger II et Frédéric II : mais sans jamais se confronter directement à Rome. Il s’autonomise en tant que « mandataire » du mandant impérieux qu’est le Pape. A cet effet, il s’agit pour lui de donner à son capital politique le maximum d’effet et d’efficacité. Rien dans sa stratégie ou sa personnalité n’est comparable chez ses contemporains et la rupture et des plus nette avec son frère Louis IX :

Face aux princes chrétiens, la règle est de n’être jamais agresseur et de rechercher la juste paix. Ici encore saint Louis est un modèle, il est l’apaiseur au risque de se faire reprocher par son entourage ce qui apparaît comme de la faiblesse face au roi d’Aragon et surtout face au roi d’Angleterre. Mais ici encore aussi saint Louis sait être un saint de la paix tout en servant les intérêts de la monarchie française, en liant par exemple comme il l’a souligné lui- même le roi d’Angleterre au roi de France par la prestation de l’hommage21.

Dépositaire de la cause guelfe, il se sait indispensable à la politique pontificale qui concevait le royaume de Sicile comme une res incorporalis dont le souverain devait être un vassal respectueux de cette allégeance. Mais dès son accession au pouvoir royal en 1266, il réaffirme la politique d’indépendance de ses prédécesseurs depuis Roger II et donne à sa politique une dimension centrale au carrefour de la papauté et de l’empire, le monde chrétien et monde de l’islam, le monde byzantin et le monde latin.

La guerre des guelfes et des gibelins : Charles d’Anjou a su tirer profit des querelles et des conflits entre guelfes et gibelins en devenant le champion des premiers (guelfes) mais en veillant à ne pas laisser Rome préempter toutes les possibilités d’acquisitions stratégiques et politiques. Ces guerres sont définies par l’antagonisme entre les guelfes et les gibelins dont la définition générale est conçue par le chroniqueur angevin Andrea Ungaro lors de la bataille de Bénévent en 1266. Ces 15 P. Herde, Carlo I d’Angiò nella storia del Mezzogiorno, in Unità politica e differenze regionali nel regno di Sicilia, Atti del Convegno internazionale di studio in occasione dell’VIII centenario della morte di Guglielmo II, re di Sicilia (Lecce-Potenza, 19-22 aprile 1989), a cura di C. D. Fonseca, H. Houben, B. Vetere, [Galatina] 1992 (Saggi e ricerche, XVII), pp. 181-204 : p. 181. Les appellations sont pourtant relativisées dans l’historiographie contemporaine notamment par l’historien Paolo Grillo. Le conflit entre gibelins et guelfes serait un conflit illusoire, une apparence, une chimère que trop d’historien ont essentialisée, il s’agit plutôt d’une question de lutte pour l’hégémonie et la suprématie de l’Italie du Nord entre Frédéric II et la papauté, dans les deux camps, il existe une volonté continue de créer des liens de clientèles politiques dans les villes afin de dominer la géopolitique italienne.

“Entre 1236 et 1250 (..)empereur et pontifes ont encouragé la formation de partis en leur faveur : ainsi, presque partout, une « partie de l’empire » et une « partie de l’Église » se disputaient le contrôle des institutions municipales. À Florence, ils ont pris le nom de « Gibelin » et de « Guelfes », des noms qui se sont ensuite lentement répandus dans toute la péninsule. La forte charge idéologique de la bataille signifiait que les deux parties ne reconnaissaient pas la légitimité de l’adversaire, étant donné que les ennemis de l’Empire étaient des traîtres et ceux de l’Eglise des hérétiques”22

L’historien en voit pour preuve le revirement de la papauté sous Grégoire X vis à vis du prince capétien :

“L’un des résultats paradoxaux de la fonction essentiellement rhétorique et propagandiste des dénominations « Guelfes » et « Gibelines » est précisément que les mêmes autorités universelles censées guider les parties ont fini par prendre des positions politiques opposées à celles-ci. Par exemple, à la fin des années soixante-dix du XIIIe siècle, le pape Grégoire X est entré en conflit avec Charles d’Anjou. Le pontife s’est donc allié avec l’empereur élu Rodolphe de Habsbourg contre Charles. Dans de telles circonstances, nous nous rendons compte de l’inefficacité de nos étiquettes : Grégoire était-il un pape « gibelin » ? Ou Rodolphe était-il un empereur « Guelfe » ?23

Dans cette configuration, Paolo Grillo décrit le rôle central du Royaume de Sicile comme acteur majeur de la vie politique d’abord à la tête de la cause gibeline (Frédéric II) puis de la cause guelfe (Charles I d’Anjou).

“Ce qui “a donné une connotation « nationale » significative aux deux camps, qui ont fini par englober toute notre péninsule. Des réseaux d’alliances à l’échelle régionale ont vu le jour, qui cherchaient (pas toujours avec succès) à coordonner leurs choix politiques et militaires. La naissance de ces liens a toutefois favorisé les divisions internes des villes : étant donné que pour Manfred et Carlo d’Angiò (Charles d’Anjou), l’existence des partis était un moyen de projeter leur autorité même dans le centre-nord de l’Italie”24.

Néanmoins cette guerre dure et perdure tout au long de la fin du XIII e siècle et de la première moitié du début du XIVe siècle. Ce conflit qui variera en de grand moment d’intensité (Bataille de Bénévent, victoire de Charles d’Anjou contre Manfred roi de Sicile) conduiront au déséquilibre des ordres sociaux dans les principales cités (notamment Florence) avec des régimes politiques alternatifs (républiques oligarchiques, tyrannie, gouvernement aristocratique).

Ce conflit entre empire et église conduit la papauté à une politique d’alliance vis-à-vis de la France qui se noue avec la croisade des Albigeois sous Innocent III. Alliance qui se poursuit durant toute la première partie du XIIIe siècle et cela jusqu’au choix par le pape français Urbain IV de Charles d’Anjou comme roi du royaume de Sicile. Ce prince polarise affects et ressentiments portant notamment sur la conception de l’Etat et qui sont retranscrit dans l’historiographie. En effet l’historien Henri Bresc qualifie la politique de Charles d’Anjou en particulier dans le domaine de l’Etat comme « une conception hautaine, souveraine, démiurgique, de l’État »25.

D’ailleurs, il met en exergue les différentes charges, mais aussi politiques que Charles se préoccupe d’occuper ou de mener en signe de continuité avec ses prédécesseurs Manfred mais surtout l’empereur Frédéric II :

« Une étrange continuité se fait enfin jour en politique étrangère, où le pouvoir angevin reprend les grandes lignes directrices de celle de Manfred, d’abord dans l’espace italien. Le retour à des dimensions régionales de l’État frédéricien laisse cependant entrevoir des ambitions égales à celles de Manfred et de Frédéric et qui suscitent la méfiance pontificale ; plus limitées géographiquement, mais plus concrètes, elles reposent d’abord sur la fonction de chef du parti guelfe. Charles Ier assume ainsi la sénatorerie de Rome, viagère en 1263, puis pour trois ans ; abandonnée après Bénévent, elle est restaurée en 1268 à l’occasion de la descente de Conradin. Depuis 1266, Charles revêt la charge de vicaire impérial en Toscane, à laquelle il a été nommé par le pape ; elle lui permet de procéder à la désignation des podestats des villes toscanes. Un même conflit est en germe en Ombrie, en Marche, en Romagne. Au Parlement de 1266 tenu à Milan, c’est toute la Lombardie qui entre dans la sphère des ambitions angevines ; Charles nomme le sénéchal de Provence, Guillaume Estendart, vicaire de Lombardie. À son tour, dès 1269, il manifeste des ambitions sur la Sardaigne : Philippe, son fils, est élu roi de Sardaigne à Torres. Sur tous ces fronts, la politique de Charles continue celle de Manfred »26.

Les ambitions du frère cadet de Louis IX sont autant liées à son caractère qu’au contexte où il a déployé sa stratégie : En effet il était un cadet c’est à dire dans l’ordre politique nobiliaire un prince sans réel héritage autre que celui de pouvoir faire un beau mariage ou une belle conquête susceptible de lui fournir territoire et souveraineté. C’est exactement ce qu’il fît par le mariage avec Béatrice de Provence et par la conquête de la Sicile en 1266.

Ainsi constitua-t-il un immense royaume que la révolte de Sicile en 1282 avec les vêpres siciliennes compromis sans remettre en question durablement l’édifice.

Charles d’Anjou, un prédécesseur de Machiavel ?

Charles d’Anjou est aussi une cause : la sienne et puis pour ceux qui désirent avoir un rôle dans l’histoire qui est en train de se faire.

Il provoque des positionnements, des engagements pros et contra qui auront des conséquences majeures sur l’histoire européenne. C’est ce que souligne Cesare Mascitelli27 dans un article intitulé

“Carlo d’Angiò e poesia antiangioina: prove di nascita di un’identità europea” qui à partir de l’étude de la poésie politique de la fin du XIIIe siècle resitue Charles d’Anjou comme un acteur majeur de l’émergence d’une conscience européenne. La poésie politique et en premier lieu Dante jouant un rôle d’unification et de conscience commune :

“uno dei più grandi apporti sostanziali della cultura medievale alla letteratura occidentale, la cui realizzazione può dirsi già compiuta con lo straordinario portato militante della Commedia”28.

Le débat sur le prince capétien et les mobilisation négatives qu’il a provoquées dans le concert européen (Pierre III d’Aragon, Alphonse X de Castille, Edouard d’Angleterre) auraient permis de définir une identité politique européenne. La politique anti angevine de puissances européennes auraient constitué la sédimentation de valeurs communes et d’un combat commun envers un souverain accusé de remettre en cause l’équilibre des puissances en Italie et en Europe.

Sans revenir sur le sujet de préconception unitaire à l’identité européenne : il est à mon sens pertinent de situer l’enjeu de Charles d’Anjou et sa représentation dans la géopolitique littéraire de son temps avec en premier lieu l’espace européen et ses multiples sociétés politiques et culturelles.

La Sicile a ainsi connu trois grandes époques géopolitiques : le règne de Roger II (en tant que comte de Sicile 1105- 1130 puis en tant que roi 1130 1154), le règne de Frédéric II, 1198-1250, puis le règne de Charles I, 1266-1282. Par trois fois la Sicile affirme concomitamment une politique de projection de puissance avec des interlocuteurs qui furent selon les périodes des adversaires ou des alliés (Frédéric II et la papauté), des alliés et des adversaires (Roger II, Charles I et la Papauté) variant entre trois acteurs durant le XIIe siècle : Rome, Constantinople, l’empire germanique puis durant le XIIIe siècle, Rome, la France et Constantinople.

A ce titre le royaume de Sicile à la fin du XIIIe siècle représente un champ des possibles, comme le fut l’Orient des croisades entre la fin du XIe siècle la fin du XIIe siècle, Constantinople, au début du XIIIe siècle est donc aussi une idée projective, une perspective, un horizon social et politique : qui permets de mobiliser, engager des nations, des groupes sociaux, des individus en quêtes de conquête et de pouvoir. Une possibilité historique d’accéder aux ambitions pour une génération qui pour la plupart voit la période des croisades se terminer dans un climat de fin de cycle. Ces cadets devaient mettre leur foi au service de Dieu mais c’étaient des principes temporels avec une signification purement idéale. Charles d’Anjou dérogeait à cette règle et à toutes celles qui correspondaient à cette vision si hautement portée par son frère Louis IX.

En se mettant au service du Prince capétien la guerre et les conquêtes en Italie sont créés des moyens d’intégration militaire, de promotion sociale et de médiation politique pour les jeunes cadets des familles de la noblesse, un moyen d’accéder aux services du Roy et un levier de puissance pour acquérir des territoires, des titres et un rang.

Après la mort de Saint Louis IX en 1270, le grand historien français du XIXe siècle Michelet voit en Charles la « tête » du royaume de France qu’il décrit en ces termes :

« La tête de cette maison, c’était le frère de saint Louis, Charles d’Anjou. L’histoire de France, à cette époque, est celle du roi de Naples et de Sicile. Celle de son neveu, Philippe III, n’en est qu’une dépendance »29. 7

Au XIII siècle, la foi et la religion sont les attributs du modèle du prince pieux, il devait donner, gouverner par la paix, maintenir l’ordre en lien avec le pouvoir spirituel (l’Église) pour assurer le bonheur, c’est à dire l’harmonie temporelle aux hommes jusqu’au jugement dernier (Dante X, Enfer) Ce pacte moral et politique constitue les principales caractéristiques du champ politique et des instruments idéologiques et sociaux avec lesquels il est appréhendé. Charles d’Anjou est pour ainsi dire en rupture avec le zeitgest30 de ce temps Et si dans sa narration historique de Michelet reconnaît le roi de Sicile comme l’acteur politique majeur de son temps, il corrige très vite ce constat en décrivant Charles comme un souverain de Shakespeare marqué par l’hubris du prince capétien et sa chute finale :

« Charles avait usé, abusé d’une fortune inouïe. Cadet de France, il s’était fait comte de Provence, roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, plus que roi, maître et dominateur des papes. On pouvait lui adresser le mot qui fut dit au fameux Ugolin : « Que me manque-t-il ? Demandait le tyran de Pise. — Rien que la colère de Dieu. » 31“

Cette conception politique heurte les idéaux politiques d’intellectuels organiques de la curie et des assemblées des clercs pour qui le prince doit être chrétien dans tous les aspects de sa vie sans séparer son rôle public de sa dévotion privée. Dans cette configuration, le poids du capital politique de Charles s’est situé nécessairement en tant que gardien de la cause guelfe dans un imaginaire historique déterminé par les Croisades, Manfred et Conrad étant par la grâce du souverain pontifical considéré et excommunié comme des hérétiques en égal statut avec les musulmans.

Morale, politique et religion sont reliées de manière homologique et qui se distinguent dans l’ordre de la politique en professant une politique d’intérêt et donc de refus de l’ordre dominant et condamné à se voir exclure et de la morale et de la religion. Cette loi sociale fonctionnant comme une loi d’airain s’est déjà traduite sous le règne des prédécesseurs Roger II et Frédéric II. Si Charles ne sera pas excommunié explicitement par le Saint Siège qui en avait fait son hérault, il le fût par les historiographies anti angevines et en premier lieu : La Divine Comédie désireuse de montrer l’immoralisme du souverain capétien.

Cette figure totale du rex chritianus chère entre autres à Dante participe de ce que Durkheim appelle le conformisme logique et Bourdieu les dispositions : celles-ci sont la condition de l’intégration à un ordre moral institué cela supposent des manières politiques d’être en adéquation avec l’état des mentalités et des espaces sociaux susceptibles de vous donner la légitimité et le poids symbolique suffisant pour garantir un ordre du monde est-à-dire une conception homogène (temps, espace, narration) qui rend “accord possible entre les intelligences”32.

Par conséquent Charles d’Anjou incarne l’imaginaire politique d’une société occidentale qui affirme progressivement la force de l’Etat dans un contexte de pleine croissance économique et démographique : avec l’émergence d’une bourgeoisie urbaine et le développement d’une littérature de pensée et d’esprit (Bruno Latini, Dante entre autres) qui donnera lieu dès le XIVe siècle à la première Renaissance italienne : autour de la cour de Robert I d’Anjou petit fils de Charles. Sur ce dernier point on ne peut être que frappé par la différence de traitement dans l’historiographie entre Charles et soin petit fils, l’un est présenté comme un être de manipulation et dont les actions convergentes vers l’affirmation et l’expansion de puissance, sa ruse, son habileté et son sens de la manœuvre aurait pu être présenté comme les attributs d’un homme d’État, pourtant ce n’est pas cet aspect que Michelet veut mettre en exergue :

« On a vu comment il avait trompé la pieuse simplicité de son frère, pour détourner la croisade de son but, pour mettre un pied en Afrique et rendre Tunis tributaire. Il revint le premier de cette expédition faite par ses conseils et pour lui »33

Dante comme Michelet ont connu les fruits amers de la désillusion politique (Napoléon III pour Michelet et les Angevins pour Dante marquent la fin d’un cycle historique qui, s’ils ne furent pas vertueux (Michelet et le peuple comme héros du roman national dans tous ses aspects révolutionnaires. Dante et les conflits permanents entre guelfes et gibelins), sont néanmoins marqués par une perception éminente de la politique (L’empire pour Dante, la Révolution pour Michelet) perception dont Charles d’Anjou serait l’antithèse la plus affirmée. Le roi de Sicile est dépeint comme un être obsédé par ses propres intérêts, froid calculateur il est un homme sans foi ni loi qui dépouille les biens des croisés décédés :

« il se trouva à temps pour profiter de la tempête qui brisa les vaisseaux des croisés, pour saisir leursdépouilles sur les rochers de la Calabre, les armes, les habits, lesprovisions. Il attesta froidement contre ses compagnons, ses frères de la croisade, le droit de _bris, qui donnait au seigneur de l’écueil tout ce que la mer lui jetait »34.

Michelet tout jacobin et républicain qu’il soit reprend à son compte la figure politique et morale du rex christainus et fait le procès en immoralisme du prince capétien. Il est présenté tel une sorte d’ogre dont l’appétit dévore tout :

« tout ce qui lui tombe dans les mains. C’est ainsi qu’il avait recueilli le grand naufrage de l’Empire et de l’Église. Pendant près de trois ans, il fut comme pape en Italie, ne souffrant pas que l’on nommât un pape après Clément IV. Clément, pour vingt mille pièces d’or que le Français lui promettait de revenus, se trouvait avoir livré, non seulement les Deux-Siciles, mais l’Italie entière.

Charles s’était fait nommer par lui sénateur de Rome et vicaire impérial en Toscane. Plaisance, Crémone, Parme, Modène, Ferrare et Reggio, plus tard même Milan, l’avaient accepté pour seigneur, ainsi que plusieurs villes du Piémont et de la Romagne. Toute la Toscane l’avait choisi pour pacificateur. »35

Une puissance impitoyable et devastatrice c’est du moins l’image trés subjective de l’historien français sur Charles. Les faits étant réduits à leur morale sans mettre en situation les contextes et les processus dynamiques propre à la politique :

« Tuez-les tous », disait ce pacificateur aux Guelfes de Florence qui lui demandaient ce qu’il fallait faire des Gibelins prisonniers [1]. [Note 1 : On n’épargna qu’un enfant qu’on envoya au roi de Naples, et qui mourut en prison dans la tour de Capoue.] »36

Le roi de Sicile domine le système international de l’époque et le fait en utilisant toutes les possibilités concrètes de l’action politique et diplomatique, ce qui déconcerte les contemporains compte tenu du fait qu’il est le « soldat de Dieu », l’homme au service du Pape et le dirigeant des guelfes. Il affiche son indépendance dans les négociations diplomatiques en particulier avec Tunis ou vis-à-vis de la Hongrie, et ne prend pas la peine d’utiliser les jurisconsultes pour justifier de ses actions ni de ses intérêts. Seule sa réussite militaire semble illustrer son action et néglige toute autres démarches. La force des armes et les effets de ses victoires sur les Souabes tiennent lieu pour lui de loi naturelle étant la manifestation de la victoire divine et la légitimation de sa cause. Il use et abuse de ce que Pierre Bourdieu défini comme le capital politique « le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent. » 37

1267, le traité de Viterbe est signé entre la papauté, le royaume de Sicile Charles d’Anjou prince capétien et roi de Sicile se voit reconnaître outre la principauté d’Achaïe la prétention au trône de l’empire latin de Constantinople,

“Mais l’Italie était trop petite. Il ne s’y trouvait pas à l’aise. De Syracuse il regardait l’Afrique, d’Otrante l’empire grec. Déjà il avait donné sa fille au prétendant latin de Constantinople, au jeune Philippe, empereur sans empire”38.

1282, massacre des vêpres siciliennes, les troupes provençales et françaises de Charles sont massacrées par la population sicilienne, le rêve impérial du premier roi capétien de Sicile s’évanouit, en apprenant la nouvelle il aurait dit :

« Ah, sire Dieu, moult m’avez offert à surmonter ! Puisqu’il vous plaît de me faire fortune mauvaise, qu’il vous plaise aussi que la descente se fasse à petits pas et doucement, » (Villani « … Piacciati, che’l mio calare sia _a petit passi) Le roi Charles était un formidable professeur d’énergie politique et militaire, organisateur, stratège, il sut faire preuve de ce que Machiavel définirait comme « la virtu » qui est de saisir de manière maximale c’est à dire sans état d’âme et sans considération autre que stratégique les moindres opportunités. Il bénéficia aussi de l’autre élément majeur pour Machiavel qu’est la fortuna :

Je n’ignore pas cette croyance fort répandue : les affaires de ce monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu ; les hommes ne peuvent rien y changer si grande soit leur sagesse ; il n’existe même aucune sorte de remède ; par conséquent il est tout à fait inutile de suer sang et eau à vouloir les corriger, et il vaut mieux s’abandonner au sort. Opinion qui a gagné du poids en notre temps, à cause des grands bouleversements auxquels on assiste chaque jour, et que nul n’aurait jamais pu prévoir. Si bien qu’en y réfléchissant moi-même, il m’arrive parfois de l’accepter. Cependant, comme notre libre arbitre ne peut disparaître, j’en viens à croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, mais qu’elle nous abandonne à peu près l’autre moitié. Je la vois pareil à une rivière torrentueuse qui dans sa fureur inonde les plaines, emporte les arbres et les maisons, arrache la terre d’un côté, la dépose de l’autre ; chacun fuit devant elle, chacun cède à son assaut, sans pouvoir dresser aucun obstacle. »39.

Charles utilisa le meilleur parti de la fortune en orientant diverses actions et dans plusieurs registres lui permettant d’accroître puissance et considération, prestige et légitimité.

“Et bien que sa nature soit telle, il n’empêche que les hommes, le calme revenu, peuvent prendre certaines dispositions, construire des digues et des remparts, en sorte que la nouvelle crue s’évacuera par un canal ou causera des ravages moindres. Il en est de même de la fortune : elle fait la démonstration de sa puissance là où aucune vertu ne s’est préparée à lui résister ; elle tourne ses assauts où elle sait que nul obstacle n’a été construit pour lui tenir tête40”

Ainsi, dans les archives éditées au XIXe siècle (elles furent détruites durant la Seconde Guerre Mondiale), on observe l’action concrète du prince capétien dans la mise en décision de politique.

Par exemple, il intervient dans les héritages testimoniaux et reprend le rôle des Souabes dans le rôle de la chambre royale dans la mise en possession de terre. Mais il s’agit aussi d’empêcher les bandits gibelins, les révoltes : à cet effet le roi use aussi du pouvoir judiciaire et gère lui-même au plus près les dépenses des financements pour les opérations militaires.

En terme militaire, Charles d’Anjou commande de garder et défendre avec des galères armées le littoral du royaume de Sicile et le littoral de l’’ile de Malte afin de les protéger des incursions des Génois dont il fait saisir les biens. ¬

Il ordonne à Mathias de Plessy capitaine de l’armée destinée au siège du château de Macchia, lui ordonnant de déménager immédiatement dans les Abruzzes avec sa famille « pour commencer le siège quinze jours après la fête de la résurrection du Seigneur et encore plus tôt si vous le pouvez et ; qui attaquez virilement les rebelles enfermés dans le château et ne les laissez pas s’échapper de vos mains. » En terme administratif et politique en l’année 1273, à Avellino il écrit au chambellan du royaume Pierre de Beaumont d’enjoindre « tous les barons, nobles qui ont querelles sur les terres du royaume, de rester en leur lieux jusqu’à leur jugement sous peine de confiscation : il confère au chambellan tous les pouvoirs de fixer un tel terme. ».

La relation de commandement politique et militaire est toujours l’élément premiers d’une suite de décisions administratives et logistiques, Charles veille sur tous les aspects de l’action politique de sa mise en oeuvre jusqu’à ses finalités et son modus operandi. Ainsi toujours en 1273 après une victoire militaire et la prise de forteresse Il enjoint au procureur général et au portolan (qui s’occupe de la juridiction des ports) de la Principauté, Terra de Labour et Abruzzes à « faire des recherches les plus minutieuses dans le château et dans ses environs, tant du mobilier, des provisions et des animaux, et de tout autre chose. Que les armes et les machines de guerre construites pour la conquête du château doivent être envoyées au château de Civitella pour ses munitions et toutes les autres choses et livrées au Justicier des Abruzzes. »

Après la prise de la forteresse de Macchia Le roi Charles ordonna à Mathieu de Plessy de garder soigneusement les femmes, des prisonniers et de les transférer au château de Civitella. Il commande que le matériel du siège construit durant l’opération militaire soit maintenu au château de Macchia avec « beaucoup d’hommes pour le garder et, assez pour le garder, congédier les autres ».

En terme diplomatique et géopolitique, le roi de Sicile fait feu de tout bois ainsi seulement dans l’année 1273, il envoie des émissaires recevoir le nonce du roi de Bohème en diligentant le plus bel aéropage. Rien n’échappe à sa volonté d’affirmer la puissance et aux visées géopolitiques de Charles. Le roi de Sicile aime à imbriquer les fils, politiques, administratifs, comptables, sans résister à un besoin d’humilier notamment son gendre l’impécunieux Philippe de Courtenay, « empereur titulaire de Constantinople » époux de sa fille Béatrice qu’il stipendie d’une pension importante en vue de ses ambitions impériales mais d’une manière très cavalière en reprochant à son gendre de ne pas se plier aux usages administratifs comme un vulgaire dépendant. Ainsi l’ordre de paiement destiné « à Philippe fils aîné de l’empereur de Constantinople, son parent, de deux cents onces d’or, n’a pas été exécuté en raison de ce que Philippe n’a pas envoyé la lettre de mandat au Justicier ; et donc le roi Charles ordonne au Justicier des Abruzzes d’exécuter l’ordre » . Il écrit au roi de Tunis Muhammad pour un traité d’amitié mutuelle contre Gènes : « il est établi que les ennemis de chacun doivent être considérés comme des ennemis communs d’entre eux, et d’avoir à expulser de leurs royaumes, et s’ils y retournent les arrêter ». A Avellino. – Il commande Guglielmo di S. Onorato, Niccolò de Galiano et au notaire Niccolò di Trani, de réparer et d’affréter rapidement les navires royaux des Pouilles pour intervenir en Morée. Puis il ordonne à Richard le Sarrazin de Lucerà de se rendre à Brindisi avec sa compagnie de Sarrazins et d’embarquer pour Achaïe, puis le même jour il écrit aux maîtres assermentés, aux baillis, aux juges et aux capitaines de la terre de Bari et la terra di Otranto pour donner le logement et tout le nécessaire à ladite milice de Riccardo et de ses Sarrasins. Des commandes similaires sont expédiées pour faire la même chose avec la compagnie d’Abraham le Sarazin de Lucera. Dans le même temps, il menace de peines très sévères les officiers (Guglielmo di S. Onorato, Niccolò de Galiano et au notaire Niccolò di Trani) notamment sur la confiscation de leurs avoirs si, dans le délai imparti, tout n’est pas prêt. Et pour qu’ils ne trouvent pas d’excuses en cas de négligence, il ordonne expressément à son administration locale (Secreto des Pouilles) de mettre à leur disposition tout l’argent dont ils ont besoin. Mais il y a des retards et Charles d’Anjou admoneste le Secreto di Puglia pour ne pas avoir pris assez rapidement en charge les commandes qui lui ont été envoyées pour l’argent nécessaire à l’armement des galères et des navires de Pouilles commandés par Guglielmo di S. Onorato et à Niccola di Galiano, notamment pour ce qui concerne la construction de ponts pour faire monter les chevaux ; puis il lui ordonne de le faire immédiatement : ‘Exécutez (nos ordres ) et (organisez) l’armement et les munitions de ces navires (qui) doit s’unir à la flotte qui doit infailliblement se mettre au service de la flotte de Philippe De Toucy l’amiral du royaume le premier jour de mai prochain. » Là encore, en cas de retard ou de négligence, les menaces de Charles sont orientées sur la destruction des personnes récalcitrantes et la confiscation de leurs avoirs.

A des prisonniers grecs qu’il envoie au château de Trani : il enjoint à ses officiers de leur donner un logement confortable et décent « pour tous et qu’ils soient bien traités ; cependant que ces prisonniers sont gardés avec toute la vigilance, de sorte qu’ils ne peuvent pas s’évader. » Et dans le même jour, il ordonne au soldat Rao de Griffo de diriger les prisons du château de Trani et l’avertit enfin que dans la semaine prochaine lui-même (Le roi Charles) sera à Trani et l’attendra donc là-bas.

Apprenant que les Ascolans (habitants d’Ascoli) accueillent avec des victuailles les défenseurs de Macchia, le roi de Sicile ordonne à Guglielmo de Groloyo, si le fait est vrai d’arrêter tous les Ascolans. La politique lorsqu’elle est conduite par cette volonté de puissance est-elle en soit L’hubris du pouvoir ? Cet excès de la puissance constitue pour Dante la principale cause de la chute de Charles. Cet excès lié à la désobéissance vis-à-vis de la mesure que Dieu constituerait conduit pour le florentin à un double risque : il est d’autant plus répréhensible politiquement qu’elle est dangereuse religieusement car elle induit une remise en cause radicale du comportement idéal de l’homme envers Dieu et donc de tout sujet (de l’humble homme au roi) envers son divin souverain.

La conséquence pourrait être l’effondrement de la pyramide de l’ordre social et donc de l’ordre divin.

A un niveau politique, l’interventionnisme de Charles d’Anjou et le pendant de son absence de légitimité, il est le prince étranger et toute défaite peut le conduire de la plénitude du pouvoir (plenitudo potestatis) à l’apparence du pouvoir (simulacrum potestatis). Comment en une dizaine d’année, l’homme le plus puissant d’Italie perdit l’essentiel de sa puissance ? Comment expliquer ce revirement que Machiavel présenterait sous les couleurs de la fortune incertaine et qui pour Dante illustre uniquement la volonté inexorable de la justice divine. En effet dans la divine Comédie, le roi de Sicile est décrit sous la forme du servant de la puissance papale avec ce que cela signifie de nécessités politiques mais aussi de double jeu stratégique41.

Les papes avaient lieu de se repentir de leur triste victoire sur la maison de Souabe. Leur vengeur, leur cher fils, était établi chez eux et sur eux. Il s’agissait désormais de savoir comment ils pourraient échapper à cette terrible amitié. Ils sentaient avec effroi l’irrésistible force, l’attraction maligne que la France exerçait sur eux. Ils voulaient, un peu tard, s’attacher l’Italie.42 Incarnation que Dante utilise afin de permettre l’antagonisme et la confrontation envers les guelfes :

“Nos mythes actuels conduisent les hommes à se préparer à un combat pour détruire ce qui existe(..) Un mythe ne saurait être réfuté puisqu’il est, au fond, identique aux convictions d’un groupe, qu’il est l’expression de ces convictions en langage de mouvement, et que, par suite, il est indécomposable en parties qui puissent être appliquées sur un plan de descriptions historiques 43.

Alors que l’empereur Henri VII qui dirige les gibelins est dépeint sous la forme d’incarnation de l’utopie impérial :

“ Qui a toujours eu pour effet de diriger les esprits vers des réformes qui pourront être effectuées en morcelant le système ; il ne faut donc pas s’étonner si tant d’utopistes purent devenir des hommes d’État habiles lorsqu’ils eurent acquis une plus grande expérience de la vie politique”44.

Dans la perspective de Dante Daligheri l’imaginaire politique s’incarne à un moment donné de l’Histoire dans des hommes mais aussi des dynasties, des institutions, des lignages. Ces différents registres fonctionnent sous des traits que l’auteur harmonise, sculpte, met en forme en autant de personnages sociaux. Ils sont les réceptacles des projections politiques mais aussi des mentalités sociales, des stratégies idéologiques. L’exemple alchimique ment pur est celui de la première dynastie des Anjou et en en particulier le fondateur de la dynastie : Charles d’Anjou incarnation de l’expression de la volonté et dépositaire du mythe de la papauté grégorienne :

“Les mythes révolutionnaires actuels sont presque purs ; ils permettent de comprendre l’activité, les sentiments et les idées des masses populaires se préparant à entrer dans une lutte décisive ; ce ne sont pas des descriptions de choses, mais des expressions de volontés”45.

1 G. Vitolo, // Le royaume angevin, dans Storia del Mezzogiorno, Naples, 1988, vous. IV et G. Galasso, // Royaume de Naples. Il Mezzogiorno angioino e aragonese (1266-1494), in Stona d’Italia dirigé par G. Galasso, XV/1, Turin, 1992

2 Norbert Elias, Du temps, 1984, tr. fr. Michèle Hulin, Fayard, p. 204-206

3 John Baldwin, Philippe Auguste, Fayard, 1994, p. 467.

4 Enfer XXXI,17, Paradis VI 96, XVIII, 43

5 P. Alphandéry et A. Dupront, La chrétienté et l’idée de croisade, 2 vol., Paris, 1954-1959, p. 203.

6 Paradis, chant 8, v. 73-76

7 D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992.

8 Brigitte Urbani. Le thème des vêpres siciliennes en Italie au XIX siècle Programme de recherche interdisciplinaire sur le monde italien, Université de Lorraine/Université Nancy 21998, Soulèvements et ruptures – L’Italie en quête de sa révolution, pp.199-219.

9 Theorists against the Empire. The Angevin literati Boyer, Jean-Paul, « La prédication de Robert de Sicile (1309-1343) et les communes d’Italie. Le cas de Gênes », in Prêcher la paix, p. 384-411.

Boyer, Jean-Paul, « Sapientis est ordinare. La monarchie de Sicile-Naples et Thomas d’Aquin (de Charles 1er à Robert) », in Formation intellectuelle et culture du clergé dans les territoires angevins (vers 1246-vers 1480), éd. Marie-Madeleine de Cevins et Jean-Michel Matz, Rome, EFR, 2005 (Coll., 349), p. 277-312.

10 Asperti S., Carlo d’Angiò e i trovatori : componenti provenzali e angioine nella tradizione manoscritta della lirica trobadorica, Ravenna, Longo, 1995.

11 Herde, Peter. 1977. “Carlo I d’Angiò, re di Sicilia”. In Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 20. http://www.treccani.it/enciclopedia/carlo-i-d-angio-re-di-sicilia

12 Balint H., Gli angioini di Napoli in Ungheria : 1290-1403, versione dall’ungherese di L. Zambra e R. Mosca, Roma, Reale Accademia d’Italia, 1938.Carozzi C., « La victoire de Bénévent et la légitimité de Charles d’Anjou », J. Paviot et J. Verger, Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Age, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 139-145.

13 Noël-Yves Tonnerre et Élisabeth Verry (dir.) Les princes angevins du XIIIe au XVe Siècle : un destin européen Presses universitaires de Rennes 2003 322PP

14 Paolo Borsa Letteratura antiangioina tra Provenza, Italia e Catalogna. La figura di Carlo I (2006) – In : Gli Angio nell’Italia nord-occidentale 1259 – 1382 éd Comba Milan Uniscopli p. 377-434

16 Barbero Alessandro La multiforme immagine di Carlo d’Angiò, in “Bollettino storicobibliografico subalpino”, LXXIX (1981), pp. 107-220

17 Paolo Borsa Letteratura antiangioina tra Provenza, Italia e Catalogna. La figura di Carlo I (2006) – In : Gli Angio nell ‘Italia nord-occidentale 1259 – 1382 éd Comba Milan Uniscopli p. 377-4341

18 Enfer I 24 59

19 Bourdieu Pierre La représentation politique Éléments pour une théorie du champ politique Actes de la Recherche en Sciences Sociales Année 1981 36-37 pp. 3-24

20 Bourdieu ibidem

21 Jacques Le Goff La sainteté de saint Louis : sa place dans la typologie et l’évolution chronologique des rois saints [article] Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988) Publications de l’École Française de Rome Année 1991 149 pp. 285-293

22 Paolo Grillo La falsa inimicizia: Guelfi e Ghibellini nell’Italia del Duecento (Italian Edition) Salerno 2018 p166

23 Sur le site lettura .org Entretien avec Paolo Grillo 2018

24 Paolo Grillo La falsa inimicizia: Guelfi e Ghibellini nell’Italia del Duecento (Italian Edition) Salerno 2018 p166

25 La chute des Hohenstaufen et l’installation de Charles Ier d’Anjou Les princes angevins du XIII au XV Siècle | Noël-Yves Tonnerre, Élisabeth Verry (Sous la direction) Presse universitaire de Rennes 2003 PP61-83

26 La chute des Hohenstaufen et l’installation de Charles Ier d’Anjou Les princes angevins du XIII au XV Siècle | Noël-Yves Tonnerre, Élisabeth Verry (Sous la direction) Presse universitaire de Rennes 2003 PP61-83

27 Cesare Mascitelli https:doi.org/10.7358/ling-2018-001-masc cesare.mascitelli@unamur.be

28 ibidem

29 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P1

30 Esprit du temps selon Hegel

31 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P1

32 Bourdieu Pierre La représentation politique Éléments pour une théorie du champ politique Actes de la Recherche en Sciences Sociales Année 1981 36-37 pp. 3-24

33 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P2

34 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P1

35 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P2

36 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P2

37 Pierre Bourdieu « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique Actes de la Recherche en Sciences Sociales Année 1981 36-37 pp. 3-24

38 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P2

39 Machiavel Le Prince, Chap. XXV, tr. fr. J. Anglade, Le Livre de Poch

40 Machiavel Le Prince, Chap. XXV, tr. fr. J. Anglade, Le Livre de Poch

41 : Arnaldi G., « La maledizione del sangue e la virtù delle stelle. Angioini e Capetingi nella “Commedia di Dante” », La Cultura, XXX, avril 1992, p. 47-75, et août 1992, p. 185-216

42 Michelet Histoire de France 1870 Troisième tome Paris Flammarion P3

43 Georges Sorel, Réflexions sur la violence. Texte de la 1re édition, 1908. Paris : Marcel Rivière et Cie. Réimpression de la première édition, 1972, 394 pp. Collection : Études sur le devenir social. Edition électronique aqam.ac 14 01 2014

44 Georges Sorel, Réflexions sur la violence. Texte de la 1re édition, 1908. Paris : Marcel Rivière et Cie. Réimpression de la première édition, 1972, 394 pp. Collection : Études sur le devenir social. Edition électronique aqam.ac 14 01 2014

45 Georges Sorel, Réflexions sur la violence. Texte de la 1re édition, 1908. Paris : Marcel Rivière et Cie. Réimpression de la première édition, 1972, 394 pp. Collection : Études sur le devenir social. Edition électronique aqam.ac 14 01 2014

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