Revue internationale

Sociologie historique des régimes de légitimité dans l’aire arabo musulmane : libéralisme impérial et libéralisme politique : La grande disjonction 1880-1990

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PARTIE I – Du libéralisme

Introduction, présentation, définition

Notre travail de recherche, depuis notre thèse à l’IEP débutée en 2005 1, se situe sur l’axe d’étude de la notion de libéralisme, avec un double branchement de recherche : une démarche déductive qui consiste à penser les paramètres de ce qui pourrait constituer un libéralisme de l’islam européen ; une optique inductive qui consiste à penser l’archéologie de ce que l’on peut définir comme le libéralisme sociologique et politique dans la sphère arabe que nous qualifions de libéralisme de première génération (1880-1980).

Le libéralisme est une théorie politique qui est, historiquement, marquée par une suite de valeurs. Pour Raymond BOUDON, « les valeurs sont l’expression de principes généraux, d’orientations fondamentales et d’abord de préférence et de croyances collectives. Dans toute société, la détermination des objectifs s’effectue à partir d’une représentation du désirable et se manifeste dans ses idéaux collectifs.

Ces valeurs qui, systématiquement ordonnées, s’organisent en une vision du monde, apparaissent très souvent comme un donné irréductible, un noyau stable, un ensemble de variables indépendantes »2.

Ces valeurs sont les produits de la Modernité, elles sont la marque de la mise à distance de la société envers la tradition (culturelle, sociale, épistémologique, politique), et de manière paradoxale de la reconstruction d’un consensus spécifique lié à une expérience particulière, un récit local, une filiation donnée. Plus la Modernité a éloigné l’individu de ses allégeances traditionnelles, plus celui-ci a eu le souci de construire un corps de croyance irréfragable susceptible de résister au déracinement social et culturel.
Le libéralisme classique fonde en valeurs un certain nombre de croyances liées à une culture de l’humanisme du XVIème siècle. Ces valeurs se sont incarnées autour d’une série de principes politiques, nous en retenons trois principaux:

  •  L’idée d’altérité comme constitutive d’une pluralité elle-même garante de l’ordre démocratique.
  •  L’idée d’une autonomie de l’individu face à tous types de pouvoirs (en premier lieu théologique).
  •  L’idée que l’altérité (culturelle, sociale, politique) est constitutive de la pluralité démocratique. « L’altérité est un aspect important de la pluralité, c’est à cause d’elle que nous sommes incapables de dire ce qu’est une chose sans la distinguer d’autre chose »3.

Pour ce faire, ces penseurs ont eu à séparer la notion de pouvoir de la notion de domination.

Le libéralisme dans cette configuration vise à produire une mise en autonomie en rapport de toute relation de pouvoirs : « « Puissance » (Macht) signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe ce sur quoi repose cette chance. « Domination » (Herrschaft) signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un « ordre » (Befehl) de contenu déterminé » 4. Cette volonté de séparation entre le pouvoir et la puissance présente, à bien des égards, notamment chez CROCE à la fin du XIXème siècle ou d’ARENDT au XXème siècle, une traduction d’un processus de sécularisation de l’ordre politique absolu hérité de l’Ancien régime Louis-quatorzien.

Pour ARENDT, le pouvoir « correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n’est jamais une propriété individuelle; il appartient à un groupe et continue à lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n’est pas divisé »5. Dans cette optique, le pouvoir est un « phénomène collectif qui surgit, non de la rivalité, mais de la communication où les opinions s’échangent sans qu’un individu ou un groupe possède jamais la capacité de déterminer les décisions des autres »6.

Par la contractualisation socio-politique, le libéralisme classique est un modèle à la fois individuel et collectif, qui établit la politique comme capacité d’agir. « Ce sont des hommes, et non pas l’homme, qui vivent et habitent le monde »7. Dans ce cadre donné, notre concept de cosmopolitisme, pratique de l’acteur, est de l’ordre d’une construction produite à un moment historique donné afin de permettre une politique en acte, c’est-à-dire, pour reprendre ARENDT, une « vie parmi les hommes ».

L’individu par temps de globalisation, dans le fait de construire concrètement sa perspective, son devenir, pour reprendre DELEUZE, affirme sa souveraineté en tant que zôon politikon. Cette affirmation passe par une résistance en termes de temps afin de ménager une autonomie vis-à-vis de l’hubris de la vita activa.

Si la différenciation avec le temps postmoderne est évidente, il faut ajouter que la séparation avec le temps théologico-politique (V-XVème siècle) est tout aussi évidente. Au lieu d’un modèle linéaire et binaire propre à une théologie de la rédemption terrestre où l’homme se confronte à lui-même et aux autres, dans le récit de la Modernité héritière des principes du jansénisme et de Saint Augustin, la question existentielle quitte l’ecclésia institutionnelle pour se confronter à la conscience de l’homme dont le coeur est le champ de bataille où se confrontent la cité terrestre et la cité de Dieu. Face à la transcendance d’un régime classique où l’ordre aristocratique se détermine en rupture avec le sens commun des individus, la Modernité se veut représentante d’un régime de la sensibilité et de l’immanence propre à de nouvelles classes sociales soucieuses de pragmatisme et de responsabilité individuelle.

La sociologie du libéralisme nous amène à étudier les aspects conceptuels du libéralisme, puis ses considérations anthropologiques, et enfin sa réaction, la dynamique d’occidentalisation.

Dans ce cadre conceptuel, le libéralisme est le produit curieux de l’évolution d’une sociologie historique qui a vu la modernité prendre l’aspect des intérêts d’une bourgeoisie ascendante désireuse de dépasser l’ordre social aristocratique.

Depuis CONSTANT et TOCQUEVILLE, il est entendu que le libéralisme est consubstantiel à une certaine volonté de rupture avec la « Tradition » symbolisée, d’une part, par l’arbitraire du pouvoir monarchique, et d’autre part, par une domination sociale de la noblesse et du clergé.

Les principes qui naissent de cette idéologie participent d’un certain régime de pouvoir, la dignité des hommes, le respect des cultures, le refus de l’esclavagisme constituant, dès le XVIIIème siècle, les fondements paradoxaux d’un certain libéralisme parlementaire britannique.

L’autre aspect est celui du mercantilisme, le libéralisme économique mis en place par la Grande Bretagne impériale durant le XIXème siècle. Il se fonde sur une vision pragmatique qui, à l’encontre de la pensée du récit aristocratique (CORNEILLE, GRACIAN), définit l’universalité de manière relative et empirique. Son appréciation tient moins compte d’une vision théologique ou métaphysique, mais privilégie le rôle des considérations anthropologiques des choses. La connaissance préalable que propose la culture classique est nécessaire mais ne suffit pas pour HOBBES car celle-ci (la connaissance) ne saurait être déduite hors du monde. De ce fait, il existe à son sens une impossibilité pratique à la connaissance définitive et universelle, elle relève plus d’un postulat nécessaire que d’un résultat pratique et réel. « Mais aussi parfaitement qu’un homme lise jamais un autre homme par ses actions, cette lecture ne lui sert qu’avec ses relations, qui sont peu nombreuses. Celui qui doit gouverner une nation entière doit lire en lui-même, non untel ou untel, mais l’humanité, quoique ce soit difficile à faire, plus difficile que d’apprendre une langue ou une science. Pourtant, quand j’aurai consigné ma propre lecture avec ordre et discernement, il ne restera plus aux autres qu’à prendre la peine de considérer s’ils trouvent en eux-mêmes la même chose. Car cette sorte de doctrine n’admet pas d’autre démonstration».

Le Nosce teipsum, « Connais-toi toi-même » est, par exemple pour HOBBES, un « lis-toi toi-même »; « [Le précepte] nous enseigne que, par la similitude des pensées et des passions d’un homme et celles d’un autre homme, quiconque regarde en soi même et considère ce qu’il fait quand il pense, opine, raisonne, espère, craint et sur quels principes, lira de cette façon et saura quelles sont les pensées et les passions de tous les autres hommes dans des situations semblables ». D’où, de la part du philosophe britannique, une vision mécanique et désenchantée de l’homme qui est d’abord un élément relatif comparable à un instrument. « La vie n’est rien d’autre qu’un mouvement de membres, dont le commencement est en quelque partie principale intérieure, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont une vie artificielle? Car qu’est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l’artisan. »

ARENDT décrit la grammaire hobbesienne comme le modèle de la morale bourgeoise, et donc d’un certain libéralisme utilitaire et empirique. « La Raison … n’est rien d’autre que des Comptes », « Sujet libre, libre Arbitre… sont des mots… vides de sens; c’est-à-dire Absurdes », « Être privé de raison, incapable de vérité, sans libre-arbitre – c’est-à-dire incapable de responsabilité ».

Dans ce cadre, le bien être individuel rejoint la volonté de l’État de protection. En effet pour HOBBES, la raison d’être de l’État est le besoin de sécurité éprouvé par l’individu qui se sent menacé par tous ses semblables. La sécurité des individus est donc vue comme la garantie de l’ordre social et politique, c’est-à-dire de sa pérennité.

« La cause finale, la fin, ou l’intention des hommes (qui aiment naturellement la liberté et la domination [exercée] sur les autres), quand ils établissent pour eux mêmes cette restriction dans laquelle nous les voyons vivre dans les Républiques, est la prévision de leur propre préservation, et, par là, d’une vie plus satisfaisante »8. Pour lui, l’homme est d’abord un animal agissant qui déduit sa vie et la vie de la collectivité à partir d’un calcul rationnel qui prend très souvent la forme d’une recherche de profit et d’évaluation où le prix se mesure à « l’estime des autres ». Ainsi concernant l’homme, il est évalué selon « sa valeur ou [sa] fortune… son prix; c’est-à-dire pour autant qu’il serait donné contre l’usage de son pouvoir ».

De ce fait, tel un Janus bifron, ces principes du libéralisme (économique et politique) ont servi tout autant à élargir le champ de la démocratie civile dans le « dedans », c’est-à-dire l’espace interne de la société, qu’à construire dans le « dehors » les éléments de l’impérialisme indirect (informel) de la suprématie britannique au XIXème siècle (ex : En Afrique de l’Ouest). Cette structuration binaire fait de l’universel à la fois une arme par la force économico-militaire (domination directe) et une flamme par la conviction idéologico-politique (domination indirecte).



1 Publiée aux Éditions Universitaires Européennes, 2011.

2 Alain RENAUT, Les philosophies politiques contemporaines, Tome V, Paris, Calmann-Lévy, octobre

1999, p. 243.

3 Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, traduit de l’américain par Georges Fradier,

Paris, Calmann-Lévy, 196, p. 19.

4 Max WEBER, Le Savant et le Politique (1919), préface de R. Aron et traduction par J. Freund, Paris,

Plon, 1959, p. 34.

Marx WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), traduction par J. Chavy,

Pairs, Plon, 1964; nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Paris, Gallimard, 2003, p. 17-94.

5 Hannah ARENDT, Du mensonge à la violence, Eichmann à Jérusalem, tr. par Martine LEIBOVICI,

Paris, Gallimard, 1963, p. 144.

6 André ENÉGREN, La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984, p. 100.

7 Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, traduit de l’américain par Georges Fradier,

Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 15-16.

8 Thomas HOBBES, Léviathan, Deuxième partie: De la République, Paris, Gallimard, 2000 (1651),

p. 23-100.

§1. De la philosophie politique et du libéralisme : la sortie du libéralisme impérial

Le libéralisme politique du XIXème siècle n’a pas uniquement eu pour traduction des luttes politiques, des combats historiques pour la sécularisation, l’égalité ou la liberté, il eut aussi des conséquences dans la rationalisation de la science de la politique et de l’économie. Nous sommes effectivement passés d’un modèle déductif à un système rationnel inductif reposant sur un modèle systémique idéalisant un modèle d’ordre et de stabilité postulés comme fondements des sociétés.

Cette conception définit un pouvoir judiciarisé. Il se formalise en se légalisant, et du même coup, institue des comportements normalisés et habituels d’obéissance. La loi est donc à la fois la condition et la limite de l’efficacité du pouvoir formel, la condition car il justifie son usage et la limite car il lui définit des règles et des bornes. Ainsi, le pouvoir formel se doit d’utiliser la force et la loi ou la force de la loi, et non pas la loi de la force pour faire valoir son autorité en la rendant incontestable.

Ce modèle rationnel présuppose une liberté d’interprétation des textes et le primat d’un empirisme méthodologique. Ce modèle utilitariste théorisé depuis la fin du XVIIème siècle9 a constitué un paradigme dominant de l’économie et de la philosophie politique.

Dans ce cadre conceptuel, l’utilité est pensée comme un cadre référentiel majeur. «Dans sa formulation la plus simple »10, « l’utilitarisme proclame que les actions et les politiques moralement justes sont celles qui produisent le plus de bonheur pour les membres de la société».


9 HUME (1711-1776), Adam SMITH (1723-1790), John Stuart MILL (1806-1873).

10 Will KYMLICKA, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités,

Canada : Éditions du Boréal, France : La Découverte et Syros, 2001, Trad.de Multicultural

citizenship : a liberal theory of minority rights, 1995 (1990), p. 9.

A. Un modèle utilitariste

Le modèle utilitariste était, par essence, binaire, antagoniste, il relevait d’une opposition entre différentes conceptions philosophiques au nom d’un « objectivisme philosophique » qui entendait proposer des règles cohérentes en surplomb, visant à trancher entre les différentes traditions intellectuelles.

Cet ordre épistémique est à la base de ce que l’on peut prénommer le libéralisme impérial, une idéologie d’expansion territoriale et intellectuelle (en premier lieu de la Grande Bretagne) dont les fondements philosophiques sont établis dès la fin du XVIIIème siècle11.

Cette étude de Jennifer PITTS axée sur une période charnière (1770-1870) qui, à partir d’une méthodologie comparatiste entre penseurs français et britanniques, établit la problématique impériale et son rapport avec la pensée libérale, compare des auteurs anglais et français. PITTS note, par exemple, les liens commerciaux entre les MILL, père et fils, et les intérêts coloniaux britanniques par le truchement de la Compagnie des Indes.

Un des textes littéraires qui, à notre sens, a le mieux défini littérairement cette question du libéralisme impérial est l’ouvrage Cent ans de solitude de Gabriel GARCIA MARQUEZ. Celui-ci, dans le récit contextuel de la guerre civile des mille jours en 1899, a décrit le spectacle traumatique d’une militarisation de l’ordre social et public, l’idéologie, notamment le libéralisme, étant considéré par l’auteur colombien, comme un faux nez masquant les réalités sanglantes d’un processus de violence sous les dehors de l’abstraction politique. Il n’est question que de fanatisme, de luttes personnelles et d’exécutions. La lutte n’est plus que celui d’un darwinisme existentiel dépourvu de romantisme, une confrontation crue de vies et de morts mêlées :

« Jamais il (Aureliano BUENDA) ne fut meilleur guerrier qu’alors. La certitude qu’il avait de combattre pour sa propre libération, et non plus pour des idéaux abstraits, des mots d’ordre que les politiciens avaient tout loisir de retourner à l’endroit ou l’envers selon les circonstances, lui communiqua un enthousiasme plein de flamme. »12

Par conséquent dans la trame de l’auteur colombien , le libéralisme dans son inspiration anglaise, n’est plus qu’un résidu formel dans le jeu des intérêts politiques et militaires, le colonel Aureliano BUENDA, dans ses rares inspirations anglaises, est décrit de manière ironique par GARCIA MARQUEZ comme vouant une admiration sans borne au « duc de Marlborough », « son grand maître de guerre », gage ironique à un homme de guerre britannique afin de souligner l’inanité d’une généalogie politique.

Ainsi, il fait dire au général MONCADA qui va être fusillé par son ancien compagnon de lutte Aureliano BUENDA : « Ce qui me préoccupe, poursuivit – il, c’est qu’à force de tellement haïr les militaires, de tant les combattre, de tant songer à eux, tu as fini par leur ressembler en tout point. Et il n’est pas d’idéal dans la vie qui mérite autant d’abjection(…) A ce rythme, conclut-il, non seulement tu deviendras le dictateur le plus tyrannique et le plus sanguinaire de toute notre histoire. »13

Il n’est plus question d’une séparation entre libéraux et conservateurs, les deux camps ne sont que les deux branches d’un ordre social dominant, un ordre social autoritaire organisé par et pour les possédants : « Le gouvernement conservateur soutenu par les libéraux était en train de réformer le calendrier pour permettre à chaque Président de rester Président pour cent ans. Et qu’on avait signé le concordat avec le Saint Siège, et qu’il était arrivé de Rome un cardinal portant une couronne de diamants sur la tête et assis sur un trône en or massif, et que les libéraux s’étaient fait photographiés à genoux au moment de baiser l’anneau. »14

Cet ordre social dominant prend un visage : les Américains. « Mr HERBERT avec ses ballons captifs et ses papillons multicolores, et Mrs BROWN avec son mausolée roulant et ses féroces bergers allemands, avaient tous quelque chose à voir avec la guerre. »15. Ces Américains sont dépeints par GARCIA MARQUEZ tels des Frankenstein, intrus sympathiques au départ, inscrits dans une modernité quotidienne, commerciale et technique, et dérivant progressivement dans un impérialisme économique et idéologique.

Le pays est présenté comme une nation fatiguée, un « régime de pauvre types » où « les autorités locales, après l’armistice de Neerlandia , ne comprenaient plus que des maires sans initiatives de magistrats décoratifs, choisis par les conservateurs, pacifiques et bien fatigués, de MACONDO. »16. Ils sont les hérauts d’une nouvelle guerre idéologique beaucoup plus dangereuse pour l’auteur colombien que les précédentes. Il sont les auteurs idéologiques de l’abaissement politique et social du pays et d’une nouvelle féodalisation non plus centrée sur le chef de guerre local, mais sur les sociétés capitalistiques anglo-américaines qui, sous couvert d’un libéralisme de bon ton (une des épouses d’un de ces cadres américains emmène en voiture une des filles de la famille BUENDA), légitime une féodalité despotique d’un nouveau genre, obsédé par le profit et la marchandisation de la société et l’abaissement moral de ces individus affectant toutes les sphères. « Aux anciens policiers, furent substitués de vrais sicaires armés de machettes.»

Dans ce récit, l’Histoire est convoquée en tant que témoin d’une trame qui prend les aspects réalistes de la vie sociale et politique de la nation. GARCIA MARQUEZ ne conceptualise pas le libéralisme, il le restitue à partir du ressenti de l’histoire de son pays, avec le massacre des bananeraies, le 6 décembre 1928. Les victimes sont les syndicalistes grévistes de la société américaine, décrits avec force et détails par l’auteur colombien. Celui-ci dénombre près de 3000 tués exécutés par l’armée colombienne orchestrée par la société américaine l’United Fruit Company. Dans cette optique GARCIA MARQUEZ restitue à notre sens, de manière remarquable, l’ambiguïté constitutive de ce que nous prénommons le libéralisme impérial, avec le passage d’un libéralisme marqué par le relativisme culturel en faveur des peuples non européens vers une apologétique de la mission impériale de l’ « Occident ».

Cet objectivisme repose sur l’examen dichotomique des valeurs fondatrices différentes.17 On peut, à partir de là, comprendre l’homologie qui s’est progressivement faite au XIXème siècle, entre une politique impériale expansionniste et une idéologie libérale utilitariste.

L’occidentalisme de ce courant du libéralisme classique ne peut recouvrir l’ensemble du libéralisme car, parallèlement à un certain durcissement identitaire ou à une reconduction différentialiste du paradigme impérial18, un autre courant issu, notamment de RAWLS, dans les années 70, a effectué, selon nous, une sortie de l’ordre libéral impérial.



11 Jennifer PITTS, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques

et la question impériale, Paris, Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 2008, p. 380.

12 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent ans de solitude, Paris, Le Seuil, 1995, p.188

13 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent ans de solitude, Paris, Le Seuil, 1995, p. 189.

14 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent ans de solitude, Paris, Le Seuil, 1995, p. 228.

15 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent ans de solitude, Paris, Le Seuil, 1995, p. 258.

16 Gabriel GARCIA MARQUEZ, Cent ans de solitude, Paris, Le Seuil, 1995, p. 271.

17 Will KYMLICKA, La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités,

Canada : Éditions du Boréal, France : La Découverte et Syros, 2001, Trad.de Multicultural

citizenship : a liberal theory of minority rights, 1995 (1990), p. 9.

18 Gary Clifford GIBSON, Oswald SPENGLER, Arnold TOYNBEE, Bernard LEWIS, Samuel HUNTINGTON.

B. Changement du paradigme philosophique : la fin d’un modèle utilitariste

De manière plus précise, depuis les années 60 et 70, s’est organisé un large mouvement de contestation contre le modèle objectiviste et utilitariste en philosophie et en sciences sociales. Cette critique peut se comprendre en tant que sortie épistémologique et intellectuelle du modèle utilitariste, lui-même constitutif d’un certain récit de la démocratie impériale occidentale.19

Dans le champ de la philosophie anglo-américaine, les théories de la justice20 participent de manière radicale à la rupture constitutive avec cet ordre traditionnel de la pensée, « on ne peut pas juger les institutions politiques en fonction d’un critère indépendant totalement anhistorique. D’après eux (les théoriciens), le jugement politique repose sur l’interprétation des traditions et des pratiques au sein desquelles nous sommes déjà immergés. Cet enracinement historique et collectif n’est pas pris en compte par les controverses traditionnelles entre Droite et Gauche».21

Ce moment fondateur est identifié par KYMLICKA à un changement fondamental de paradigme philosophique.22 D’une philosophie essentialiste marquée par l’idée d’un universel impérial et législateur, se substitue progressivement une philosophie contractualiste de la Justice présupposant le rejet de toute antagonisation de l’ordre social et la promotion d’un modèle de compromis basé sur le principe de la concorde transpartisane.

Cet écosystème symbolique et conceptuel organise un consensus social et institutionnel fondé sur un accord rationnel des différentes doctrines politiques. Cet accord permet la légitimation du libéralisme politique. Cela suppose la correspondance sans cesse renouvelée d’un processus intersubjectif qui relie le raisonnable au rationnel dans le cadre bien compris du consensus démocratique.

Celui-ci suppose l’idée de citoyens rationnels, libres et égaux dans l’ordre légitime d’une société ordonnée et juste selon la philosophie de RAWLS.

Ce cadre conceptuel est un jalon nécessaire pour penser la question du libéralisme arabe contemporain.


19 John RAWLS, Theory of Justice, Harvard, HUP 1971, traduction française Catherine

Audard, Paris, Le Seuil, 1987.

Robert NOZICK, Anarchie, État et Utopie, Paris,PUF, 1974.

20 John RAWLS, Charles TAYLOR, Ronald DWORKIN

21 Will KYMLICKA, Les théories de la Justice : une introduction, Paris, La découverte, 2003, p. 9.

John RAWLS, Theory of Justice, Harvard, HUP 1971, traduction française Catherine Audard, Paris,

Le Seuil, 1987.

22 Will KYMLICKA, Les théories de la Justice : une introduction, Paris, La découverte, 2003, p. 9.

§2. Etude du libéralisme arabe

Pour ce qui concerne le libéralisme, tout le discours de la modernisation tend à isoler l’aspect théologique comme entité herméneutique d’après une posture idéologique, ce qui équivaut a priori à chosifier la question dans un circuit essentiellement textuel et théorique. Ainsi, on peut reprendre à notre compte les remarques pertinentes du critique George STEINER qui pointe l’insensibilité du savant qui vit à travers les textes l’emprise de son imaginaire. « L’érudit, le vrai lecteur, le faiseur de livres est saturé par l’intensité terrible de la fiction. Sa formation le prédispose à ne s’identifier de la manière la plus intense qu’aux réalités textuelles (…) Cette saturation peut l’ handicaper dans son rapport à ce que Freud appelait « le principe de réalité » ».

Pour STEINER, il existe un paradoxe où « la culture et la pratique des humanités, la fréquentation du livre à haute dose et l’étude, sont des facteurs de déshumanisation. Il peut rendre plus difficile notre réponse active à une réalité politique et sociale prégnante, notre engagement total envers les réalitéscirconstancielles ». D’où, l’autonomisation du langage savant qui devient « étranger » à la forme de vie où il a pris connaissance. Ainsi l’opacité des motifs est évacuée, la preuve scripturaire définissant l’acte. Le savoir y apparaît tour à tour comme fin, comme moyen et comme forme, et se profile de la sorte comme support de la connaissance véritable par l’étude scolastique des textes, la transformation d’un savoir collecté en savoir énoncé, un monde de documents organisés comme preuves rapportées, mesurées, transcrites et codées. Ce libéralisme de première génération a longtemps gardé une vision philosophique et abstraite de la « réforme ».

La question du libéralisme arabe a souvent porté à discussion paradoxale. Ainsi, autant l’islamisme comme idéologie n’est que très rarement contestée comme objet d’étude, autant la question du libéralisme arabe en terme de sociologie a été, durant notre premier travail de thèse23, difficilement discutée tant les forces d’inertie académique, les réticences disciplinaires, les cloisonnements philosophiques ont fourni des points non seulement de résistance au questionnement posé, mais aussi d’occultation.



23 Synthèse parue aux Éditions Universitaires Européenne 2011.

A. Origine du libéralisme arabe

Ce libéralisme arabe, à défaut d’être théorisé au sens idéologique du terme, est défini socio-pratiquement à partir de triple conditions, à savoir, d’abord la volonté d’élargir le cadre de référence en dehors de l’ordre textuel, ensuite en cherchant à relativiser de manière (plus ou moins relative) le primat de l’arabo-islamisme, enfin en esquissant un ordre rationnel d’argumentation et d’inculturation (c’est-à-dire d’appropriation de certains aspects de la culture occidentale).

Le libéralisme, à l’aune du questionnement de l’historien Albert HOURANI, est d’abord un humus historique et culturel dont la traduction idéologique et politique s’est inscrite dans un sens plus général, le nationalisme arabe.

Nous pouvons dire que ce libéralisme est d’abord un nationalisme libéral dont on peut en préciser de manière socio-notionnelle la définition.

Le paradigme traditionnel, c’est-à-dire « la conscience de la pratique existante », restait dominant, mais s’est peu à peu configuré par les écrits de l’intelligentsia éclairée24 qui traduisent un grand changement et attestent l’émergence d’un nouveau paradigme, une nouvelle vision des « blocs de connaissances unitaires », selon la définition de l’épistémè de Michel FOUCAULT. Les mutations de « la perception de l’Autre » s’inscrivent dans ce nouveau paradigme.

A partir des années 1910-1920, en réaction à la génération des « Salafs » « jugés trop spiritualistes », les nouvelles générations de modernistes se veulent plus politiques, avec notamment Ali NASIR AL DIN25 qui fonde le Congrès (Qirnayil) et la Ligue du Travail National avec une conception scientifique nationale de la cause arabe. Ce mouvement d’intellectuels «modernistes»26 s’organisait autour de la faculté des Lettres du Caire. L’université et les organes de presse sont les principaux instruments de ce courant intellectuel (Le journal «al-Syasa», la Revue «al-‘Ousour», 1a «Nouvelle Revue»). Dans ce programme intellectuel, tous les types de domaines sont à l’étude avec une volonté systématique de minimiser, et même annuler, la spécificité de l’Islam. Cette volonté se fait au nom de l’universalisme non de la culture musulmane, mais de la culture grecque dont l’Islam n’est que la traduction.

Dans ce cadre, les différences régionales et culturelles sont valorisées, notamment dans la littérature. L’islamo-centrisme est récusé au nom d’une pluralité islamique décentralisée et polyculturelle. Le modèle scientiste de RENAN et des positivistes tels que CONTE s’impose comme un modèle scientifique de la construction de la société. Ce mouvement tend à accélérer le processus de séparation du panarabisme et du panislamisme dont le baathisme constitue le parachèvement idéologique. Le droit de critique du Coran se fait au nom de la primauté de la Raison sur la foi.27

A partir de la raison théologique, les intellectuels tels qu’ABDERRAZIQ ou HUSAYN (pour avoir été formés à l’Université islamique traditionnelle d’Al-Azhar), se fondaient, comme tous les religieux éclairés, sur la réinterprétation des textes sacrés. ABDERRAZIQ a développé dans son livre devenu célèbre28, l’idée que le califat est une invention contraire aux enseignements islamiques. Il n’a formulé aucune critique sur la raison théologique. Dans ce paradigme de la traduction, l’exemple politique se situerait dans le parti libéral constitutionnel égyptien dont le modèle idéal européen pensé par eux, est influencé par Le PLAY, CONTE, MILL, DARWIN,TAINE et ROUSSEAU.

Le projet libéral est d’une certaine façon le moteur social et politique du groupe. Le recours à l’emprunt occidental, au projet libéral, sert de mode d’identification sociale du groupe, la maîtrise du savoir moderne, de la raison critique et des différents outils conceptuels valorisés en Occident devant permettre d’accéder et de contrôler une part de pouvoir jusque là détenue par les élites traditionnelles, les hommes de religion et les turco-circassiens très présents dans l’administration.

Les « Libéraux constitutionnels » ont un discours délégitimant les anciennes élites traditionnelles, notamment les hommes de religion, les oulémas, dans leur volonté de conduire la société égyptienne ainsi que les « masses », c’est-à-dire les autres égyptiens ne faisant pas partie de l’élite éduquée. Ils se situent alors, par leur propre mécanique et logique de distinction29, en marge de la société puisque le reste de la société égyptienne ne peut se reconnaître en eux. Ils tendent à renforcer cette logique en fonctionnant presque en « circuit-fermé ». Ils ont leur propre réseau, leur club, « le club des Libéraux constitutionnels ». Ils en pâtissent également par leurs difficultés à se situer entre « aristocratie » et « masses ».

Les Libéraux constitutionnels sont pour la majorité des grands propriétaires terriens, leur appartenance à la notabilité provinciale les situe dans la bourgeoisie, et par ailleurs, de par leur profession (avocats, journalistes), ils forment une nouvelle catégorie intermédiaire dans la société égyptienne. Ils sont d’une certaine manière le « reflet » même de l’Egypte de l’entre-deux Guerres, en quête de place parmi le « concert des Nations ». Ils sont un groupe en quête de reconnaissance politique, en quête de place. Ces « traducteurs » en termes de groupe, appartiennent à l’élite intellectuelle et sociale égyptienne à la recherche d’un rôle politique à sa « mesure », marqués par le sentiment d’appartenir à une élite et d’avoir une expérience commune de l’Europe. La plupart d’entre eux est passée par les écoles gouvernementales modernes et non par l’enseignement religieux, et a poursuivi ses études supérieures dans une université européenne, en particulier française.30

Ce courant appelle à la séparation entre l’Egypte et l’Empire Ottoman. L’islam ne doit être vu que dans la perspective d’une étape historique sans avoir de rôle dans la législation civile économique et sociale.



24 Rifaat AT-TAHTAOUI, Mahmoud KABADOU, Ben DHIAF, Kheir AL DINE.

25 Ali NASIR AL DIN (1888-1974).

26 Mahmoud AZMY, Taha HUSSEIN, Salama MOUSSA, Ali ABDEL-RAZZAK, Ismaël MAZHAR, Abdallah

INAN.

27 Antun SAADA (1904-1949).

28 Ali ABDERRAZIQ, L’islam et les fondements du pouvoir, Paris, La Découverte, 1994.

29 Pierre BOURDIEU, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

30 Sahd ZAGHLOUL (1860-1927)

Taha HUSSEIN (1889-1973)

Abel AL RAZIQ (1888-1966)

Quasim AMIN (1865-1908)

Ahmad Lotfi AL SAYYID (1872-1963).

B. Eléments de compréhension du libéralisme arabe :

Il s’agit pour nous de repenser l’archéologie du libéralisme arabe, repenser la sociologie constitutive de ce que l’on pourrait définir comme le premier libéralisme et essayer de comprendre de manière critique la question de l’orientalisme comme un élément fondamental, non pas uniquement d’émancipation culturelle et intellectuelle, mais un moment majeur déterminant un « rendez vous manqué » entre les intellectuels arabes occidentalisés et le libéralisme, c’est-à-dire un régime critique de discours sur le Pouvoir et les régimes autoritaires.

Certains, comme SAÏD ou SHARIATI ont pratiqué une certaine critique « libérale », mais celle-ci fut très vite étouffée par la contestation première de l’orientalisme, reprise et adaptée selon les contextes politico-idéologiques du moment, la critique de l’orientalisme étant devenue progressivement le libéralisme réduit aux acquêts autorisés par des Etats autoritaires soucieux de définir un différencialisme instrumental garantissant les pouvoirs respectifs.

Trois cercles d’études se configurent dans notre travail de manière reliée, l’orientalisme, le saïdisme et le libéralisme proprement dit.

1. Un libéralisme endogène

Par visée idéologique, certains contempteurs de l’occidentalisme ont sur légitimé la matrice des « salafs », c’est-à-dire des réformistes de l’Islah, en faisant abstraction, à bon compte, du libéralisme sociologique et philosophique formé dans les institutions arabes d’origine occidentale, les « américanisés » comme le soulignait de manière méprisante Sayyid QOTB.

Face à un premier libéralisme confiné, l’idéologie de la révolution islamique est le produit d’une vision réactualisée du Robespierrisme, avec son corollaire binaire et manichéen. Par conséquent, plutôt que de s’appuyer philosophiquement sur le libéralisme intégral, il faudrait faire retour à l’étude d’un certain libéralisme conservateur que représente parfaitement le penseur britannique Edmund BURKE31, dont l’ouvrage Réflexion sur la révolution de France reste une référence pour qui veut penser la critique d’un système de radicalisation politique.

Vu de manière permanente comme le père du conservatisme moderne, Edmund BURKE est d’abord un libéral au sens traditionnel du terme. Il a soutenu les Insurgés américains dans leur combat contre le gouvernement de George III. Il a été un avocat infatigable des droits du Parlement et un adversaire des abus du colonisateur anglais en Inde. C’est la Révolution française qui le conduit à briser le consensus du parti libéral en récusant l’idée d’une tradition commune entre le libéralisme anglais et le libéralisme révolutionnaire français.

De ce fait, ce théoricien des libertés anglaises devient, comme l’a écrit justement Philippe RAYNAUD, « l’ennemi des Droits de l’homme », et le défenseur du vieil ordre monarchique et aristocratique. Que reproche BURKE à la Révolution ?

Trois principaux points nous intéressent.

D’abord, l’idéologie révolutionnaire présuppose un effet d’effacement de l’Histoire, et donc des contraintes propres de la Société, au profit de la Raison. Pour le théoricien anglais, cette Raison auto-instituée relève d’abord d’une croyance métaphysique et non pas d’un souci de complexité.

Ensuite, le modèle révolutionnaire se construit sur le refus des liens de confiances sociopolitiques et donc de l’expérience sociale des individus. Il ne privilégie que l’abstraction des « Droits de l’homme », et donc d’un certain « droit de l’état de nature », au détriment des droits de la société civile et de la civilisation.

Enfin, le culte des principes pré-politiques a conduit les révolutionnaires à sacrifier l’être humain au nom de l’humanité. En coupant la société de toute tradition et donc de toute médiation, les concepteurs de la Déclaration des droits de l’homme préparent les conditions de la terreur.

Comment ne pas voir dans ses arguments une généalogie d’un libéralisme à l’aune des bouleversements actuels dans le monde arabe? Nous pouvons en percevoir une postérité dans la sociologie d’un certain courant libéral arabe formé, notamment à l’Université américaine de Beyrouth ou à l’Université américaine du Caire. Pourtant ce qui aurait pu se construire politiquement (notamment par l’entremise du Wafd en Egypte) n’a pu, au sortir des indépendances, prendre une véritable matérialité.

Pourquoi ?

La compétition de l’islamo-nationalisme ne suffit pas à expliquer cette absence. A notre sens, notre questionnement doit insérer le sujet de la critique par les intellectuels libéraux arabes de l’orientalisme comme un élément essentiel d’un processus progressif de dérivation. Une dérivation qui, au sortir de la décolonisation politique, s’est muée uniquement dans le vocable de la décolonisation culturelle dans une démarche essentiellement dialectique entre Orient et Occident.

Individuellement, certains intellectuels tels que SAÏD, HAMMOUDI ou SHARABI, ont pu proposer des analyses critiques de l’autoritarisme. Pourtant, dès les années 80, nous assistons en externe, dans la politique des Etats arabo-musulmans, à une étatisation de la critique de l’orientalisme qui, dans les années 90, en interne, complète l’autre discours libéral critique de l’islamisme.



31 Edmund BURKE (1729-1797).

2. L’orientalisme

A partir de ce modèle conceptuel, nous avons cherché, dans l’optique de l’étude sur l’orientalisme, à définir des ordres relevant de la sociologie de l’action. Les concepts utilisés sont définis dans notre travail en prenant en compte les temporalités socio-historiques ainsi que les différents ordres de légitimités épistémologiques. Ces catégories doivent nous aider à situer le style, la cosmologie et la pratique dans le champ disciplinaire.

Cette optique conceptuelle n’est pas un orientalisme à l’envers, une lecture transhistorique confortable permettant de rattacher les acteurs à des modèles arbitraires en surplomb. Cette démarche ne tend donc pas à la construction de catégories closes, mais au contraire, est utilisée à titre de « concept de sensibilisation » permettant une lecture théorique de la sociologie de l’action.

3. Le saïdisme

Pour ce faire, il nous a paru nécessaire d’axer, de manière plus précise, notre optique sur l’étude de différentes biographies.

En effet, Edward SAÏD, Hisham SHARABI et Sari NUSSEIBEH sont représentatifs d’une génération née dans les années 30 et 40, marquée de manière variable par le libéralisme politique et culturel, mais surtout par les guerres israélo-arabes et la question palestinienne.

En termes de continuité, nous pouvons d’abord remarquer que l’archéologie du libéralisme musulman se situe dans la volonté de sortie du Texte dont le tournant herméneutique fut initié au début du XXème siècle (avec Husayn TAHA, Ali ABDERRAKIQ et Fazlur RAHMAN).

La pensée libérale dans l’ordre classique peut s’identifier dans l’école Mut’azilite (IX-Xème siècle) marquée par la rationalisation du fait coranique.

Nous pouvons bien entendu faire référence à la philosophie arabe d’un IBN RUSHD (XIIème siècle) qui a eu le constant souci de garder de manière active, les rapports entre la philosophie et la révélation, la pensée et la Loi, l’individu-sujet et l’institution.

De manière plus précise, il faut indiquer que ce processus s’est d’abord déterminé à partir de l’ordre juridique, soit pour s’en extraire, soit pour s’en prévaloir, soit pour le dépasser. Il serait ainsi fallacieux de présenter l’ordre juridique de l’islam initié à partir du VIIème siècle, comme un monolithe définitif et cohérent.n effet, au-delà de l’effet d’ethos islamique trompeur, c’est à partir de l’ordre de la pensée juridique que s’est déterminée une volonté à mesurer l’expansion de l’imperium, et ce, face à la nécessité (daroura) de définir un cadre élargi d’interprétation avec le double sens « zahir » (lettre exotérique) et « batin » (sens allégorique), mais surtout dans une suite de gradations selon les cas et les situations particulières, entre le champ de l’obligatoire (wajib), du recommandable (mandoub), neutre (moubah) et du blâmable (makrouh).

Les différents mouvements de pensée sont majoritairement issus de cet ordre juridique, que ce soit le mouvement eschatologique et mystique ( avec GHAZALI, ARABI, RUMI) prenant l’aspect progressivement d’une allégorisation totale du texte coranique, le mouvement herméneutique exégétique né au XXème siècle que nous avons cité plus haut, le mouvement fondationnaliste comparé par Jean Paul CHARNAY à des « gens de la Lettre » dans la lignée D’IBN HANBAL et d’ibn TAYMIYYA, le mouvement de l’adaptation islah (adaptation) aux XIXème et XXème siècles (de AFGHANI à RIDA).

La question s’est progressivement réduite à savoir s’il fallait quitter le Texte ou pas, « contextualiser » le texte ou « textualiser » le contexte ?

CHAPITRE I: Anthropologie politique du libéralisme: Historiographies, récits, catégories

I. Historiographies

Libéralisme et occidentalisation: le cadre historiographique

En termes de perception historique, la question du libéralisme est d’abord celle d’un paradigme général de la traduction culturelle mis en place à la fin du XIXème siècle, avec les institutions universitaires (exemple : au Liban, l’American University of Beirut, l’université de Saint Joseph). Ce paradigme s’est graduellement substitué à un modèle de cosmopolitisme culturel et intellectuel spécifique au pourtour méditerranéen. Ce changement va profondément marquer les acteurs de l’émancipation arabe qui feront de la question un des axes principaux de leur démarche. Comment garder un rapport d’équilibre entre soi et l’altérité occidentale ?

Quel degré d’ouverture doit être concédé ? Quel type de modèle national construire ? Quel degré d’acceptation envers les minorités ?

De ce fait, le débat sur le libéralisme culturel et politique va porter sur le rôle de certaines minorités (juifs, arméniens, chrétiens syro-libanais, Albanais) dans ce processus d’intériorisation de l’Occident.

Trois types de lectures historiographiques opposées ont pensé le rôle de l’occidentalisation.

La première approche de type islamo-nationaliste récuse la notion même de libéralisme pour sérier uniquement l’occidentalisation : celle-ci est perçue idéologiquement, conçue théoriquement comme un apprentissage politique et culturel de l’Occident (taghrîb) dont le processus le plus abouti reste le nationalisme séculier issu des minorités religieuses dans le monde arabe. Du point de vue de l’histoire des idées, le nationalisme arabe ne peut se comprendre sans référence à l’Occident. Cela ne vaut pas seulement pour les idées et les institutions « importées » mais également pour celles qui semblent générées par la culture autochtone32. Les minorités sont représentées comme un outil de la puissance occidentale, des agents actifs qui ont su utiliser habilement la désintégration des structures traditionnelles (liées à l’empire Ottoman) et leur recentrement par rapport au nouveau pouvoir (puissance européenne).

Dans ce processus d’occidentalisation certains penseurs, parmi les minorités religieuses, sont perçus comme ayant à dessein mis en relief les contradictions et les lacunes entre les confessions et les peuples de l’islam, du point de vue chou’oubyya (minoritaire) tout en formulant l’islam de façon à obtenir l’approbation de l’Occident qui était tenu en haute considération par son système de valeurs, ainsi que par sa philosophie aussi bien politique qu’individuelle33.

Dans l’ordre du discours islamo-nationaliste, le reproche fonctionne comme modèle structurant : « les chrétiens comme simple relais de l’Europe, corrompus par les missions chrétiennes », le nationalisme chrétien arabe considéré notamment par Sharabi comme une « communauté sans racines profondes ».

La minorité étant une organisation territorialisée, elle devenait une source d’anomie, elle remettait en cause l’allégeance islamique, nationale et créait des espaces sociaux échappant au contrôle politique. Les « transnationaux » devenaient le paradigme de l’Autre : « Transnational communities are sometimes the paradigmatic Other of the nation-state34».

Cette affirmation se fait dans un contexte particulier d’échecs des principales puissances islamiques face aux pays occidentaux. Dans l’Empire Ottoman, la fin de l’expérience constitutionnelle sanctionne l’échec des Tanzîmât qui ont largement démontré leur incapacité à restaurer la puissance de l’Empire après les défaites successives dans les Balkans (1877-1878). La Tunisie, en 1881, au sortir d’une expérience ambitieuse de réformes impulsées par Kheiredine et Khaznadar tombe sous le protectorat de la France. L’intervention de la Grande Bretagne en 1882 en Egypte met fin à l’expérience révolutionnaire du colonel Arabi. Les différentes réformes censées moderniser les structures étatiques de l’Egypte, de la Tunisie et de l’Empire Ottoman n’ont pas suffi à restaurer l’âge d’or tant espéré. La modernisation tant réclamée par Tahtawi est perçue comme une occidentalisation qui n’a abouti qu’à la défaite de la nation islamique. Ce courant vise à privilégier le modèle impérial ou national et les formations définies majoritairement dans l’optique d’un processus de modernisation maîtrisé inscrit dans les valeurs endogènes de la civilisation islamique. La dénonciation de l’occidentalisation dans cette perspective permet donc de restituer les phénomènes d’imposition et d’émancipations culturelles et politiques dont les concepts de confessionnalisme et de sécularisme semblent être l’un des meilleurs exemples.

Ce courant voit dans la construction des Etats après l’indépendance, le continuum d’idéologies exogènes et illégitimes (Ben Badis) reliant les échecs militaires dus aux guerres israélo-arabes et l’échec politique lié à l’application de modèles étrangers (exemple : socialisme), favorisant le mépris et l’aliénation envers les puissances occidentales (Bennabi).

La seconde approche de type libéral remet en question le monopole islamonationaliste de la puissance étatique qui abusivement permet un mode de consolidation idéologique des régimes. Pour les libéraux, le modèle de pensée islamo-nationaliste obéit à une lecture classique du binôme entre Etat légitime/minorités illégitimes, dépassant les simples identités politiques « islamisme » « nationaliste ». Ainsi, les jeunes Turcs qui renversent le régime hamîdien, marqués par la vision laïque de l’histoire inspirée du positivisme d’Auguste Comte et de la franc-maçonnerie européenne (bien implantée dans les Balkans, et en particulier à Salonique), s’inscrivent dans une continuité avec le régime panislamique hamidien dans son hostilité envers les minorités chrétiennes autochtones (les Arméniens principalement).

Cette lecture tend à construire autour de l’’Etat arabe un paradigme déclinant envers un modèle jugé autoritaire, opposé aux minorités et à la transition d’un Etat de Droit35. Les historiens (Stora, Santucci) et certains courants intellectuels du monde arabe étant en accord sur la critique d’un système qui perpétue la dictature du principe de consensus (Ijmaa) sur les personnalités individuelles (Sharsya).

Le processus d’occidentalisation est perçu d’abord comme un processus reliant la notion de sécularisation (en arabe ‘ilmaniyya) à la notion de hurriyya (émancipation) utilisée par les hommes de la Nahda (la Renaissance arabe) pour plaider la séparation de la religion, comme croyance personnelle et privée, de la politique, comme sphère publique non discriminatoire, traduisant le rejet du sultan ottoman, qui se voulait calife et chef spirituel et politique de tous les musulmans où qu’ils soient.

La lecture de l’occidentalisation doit être vue comme un moyen de remettre en cause le modèle tribal et patriarcal de l’organisation sociale arabe, modèle dont l’analphabétisme constitue le symptôme le plus nocif de l’état d’arriération de la civilisation arabo-islamique. Dans cette société patriarcale et tribale tout à la fois, « laïciser le pouvoir » signifierait « non seulement le rejet de la référence religieuse mais la remise de ce pouvoir aux mains des hommes et plus particulièrement aux hommes de la science moderne, aux techniciens et aux scientifiques36 ».

A l’aune de ce courant, la colonisation tout autant que les mouvements nationaux, ont contribué malencontreusement à la mobilisation du sentiment religieux dans une vision programmatique éminemment idéologique qui consistait à réduire tout ce qui pouvait être représenté comme un signe de dissidence culturelle ou politique dans la référence à une totalité homogène et unifiée au nom de la logique de l’Etat national et territorial. Pour Ghalioun : « Mobilisé dans le combat pour le contrôle social par une partie des élites au pouvoir, le discours laïciste a ainsi conduit à l’exact opposé de ce qu’il prétendait poursuivre, à l’émergence d’un courant théocratique qui n’avait jamais réellement existé en islam, pas même dans le chi’isme après la disparition des grands imams. Cette perversion du sens du combat laïque a pour effet cette situation que connaissent aujourd’hui la plupart des sociétés

musulmanes: une sécularisation effective de la réalité vécue qui progresse parallèlement à une islamisation de la vie politique. L’expérience historique montre bien ici que laïcisation et sécularisation sans démocratisation signifient concrètement confessionnalisation ou/et tribalisation de la vie politique et de l’équipe au pouvoir37».

Ce processus va se combiner avec un phénomène de privatisation de l’Etat reposant sur des pratiques de style néo-patrimonial tel que la mobilisation et l’allocation des ressources. Selon Abdallah Bounfour38, les constructions idéologiques de certains historiens et sociologues de l’État arabe peuvent devenir «si un jour elles sont appliquées, une véritable machine de guerre pour ne pas dire plus39». La conscience unitaire arabe, et son « obsession de l’État central » qui milite contre le dualisme colonial a construit un modèle d’Etat Léviathan qui s’inscrit comme «l’incarnation de l’idée unitaire arabe à travers l’Histoire (…) Cet État central a d’ores et déjà une caractéristique: il est constamment en guerre et c’est cela qui fortifie la conscience unitaire arabe40» : « L’État central ne guerroie pas en Ifriqiya, il unifie; il ne colonise pas mais il fait accéder à l’unité», bref, «il unifie ce qui est le Même et refuse ou refoule ce qui est Différent – c’est à dire les Imazighen41».

La troisième lecture de la Gauche nationaliste est marquée sociologiquement par le rôle des arabes chrétiens dont la « gauchisation » fut plus perceptible en Syrie qu’au Liban. Ainsi pour l’idéologue libanais des années 1930, Charles Corm, l’identité chrétienne au Liban devait être comprise comme rattachée à la civilisation phénicienne, le nationalisme arabe n’étant qu’une phase historique avant l’avènement d’une nation chrétienne indépendante. A l’aune de cette pensée nationaliste, les chrétiens devaient être les véritables ambassadeurs du modèle occidental car leur processus d’européanisation est beaucoup plus avancé que les musulmans42.

Au contraire, pour d’autres intellectuels d’origine syrienne (Michel Aflaq), le socialisme de type Baathiste devait permettre l’avènement d’une nation arabe multiconfessionnelle et souveraine, parachevant l’idéal socialiste fondé en Occident.

Pour les principaux animateurs de ce courant (pour la majorité des intellectuels chrétiens, égyptiens, palestiniens et libanais) l’occidentalisation avait permis de définir des principes philosophiques fondateurs susceptibles de légitimer les formes modernes du politique, un métissage sociopolitique transculturel (Edward Saïd, Anouar Abdel Malek, Samir Amin, Georges Corm, Antoine Sfeir), en rupture avec les structures du modèle patriarcal43. Pourtant, malgré l’autonomisation de nouveaux espaces (intellectuel, politique) sous la forme de partis, d’associations et d’organes de presse, le nationalisme arabe n’a jamais pu bénéficier d’une véritable attention de la part de sa matrice culturelle que constituait l’Europe. Cette absence de soutien qu’avait illustré la démarche infructueuse de l’algérien Ferhat Abbas au début du XXème siècle pour l’égalité des droits avec la métropole, avait nourri un perspectif victimaire et nostalgique du nationalisme arabe comme une idéologie sacrifiée sous l’autel du cynisme occidental44.

L’occidentalisation constitue pour ces intellectuels « un rendez-vous manqué » historiquement basé sur le cynisme politique des uns (les puissances occidentales) et l’aliénation des autres (les Etats arabes).

Trois moments clefs cartographient cette critique. La crise au Liban entre 1840 et 1860 et l’intervention des puissances européennes qui n’a donc pas coïncidé avec l’implantation des principes des Lumières dans le monde arabe mais au contraire a constitué l’impulsion d’un retour en arrière identitaire et communautariste45.

L’Occident étant jugé coupable d’avoir enclenché une politique de communautarisation dans le monde arabe et en particulier au Liban46.

Le deuxième moment clé repose sur l’alliance étroite entre les Etats-Unis et Israël à partir des années 1960 qui a profondément brouillé l’image culturelle de l’Occident et a fragilisé la légitimité des intellectuels formés dans les canons de ce modèle47.

Le troisième moment historique se rattache au soutien de Washington envers l’islamisme dans les années 1970 et 1980 dans la lutte contre le communisme. Cette politique fut perçue comme une politique d’endiguement envers le nationalisme arabe dont le paradigme occidental devait naïvement pour ces intellectuels permettre le rapprochement avec les puissances de l’Ouest. Ces différentes étapes ont constitué pour les intellectuels de la Gauche nationaliste une longue suite de trahisons des principes fondateurs de l’Occident vus comme les principaux fossoyeurs du nationalisme arabe48.

A l’aune de cette conceptualisation, la question de l’occidentalisation peut se comprendre à travers ces modalités théorico-pratiques différenciées selon les époques à partir d’un modèle de traduction culturelle, politique, économique. Elle est comprise en termes historiographiques d’abord à l’aune de la problématique de la politisation et de l’idéologisation.

En effet, l’interprétation de l’histoire est dépendante des idéologies, des courants doctrinaires. Pour Raymond Aron : « Les idéologies politiques mêlent toujours avec plus ou moins de bonheur des propositions de fait et des jugements de valeur. Elles expriment une perspective sur le monde et une volonté tournée vers l’avenir 49». Par conséquent, la compréhension de l’occidentalisation à partir du vocable minoritaire n’échappe pas au paradigme politique qui impose aux intellectuels des différentes obédiences, une relecture permanente et systémique des conditions de la déculturation symbolique provoquée par l’intrusion de l’altérité occidentale. En revenant sur les conditions culturelles et matérielles de ce « traumatisme », les récits confrontés tentent de définir des frontières étanches propres à situer une compréhension légitime de l’histoire. Pour ce qui est généralement perçu comme la crise de la culture arabe.

Par conséquent, dans les divers ordres intellectuels, au-delà des différenciations interprétatives se déclinent les mêmes questionnements, les mêmes réflexes d’appropriations historiques et rhétoriques, avec des logiques de pensées qui tiennent tout autant à une volonté archéologique de légitimation érudite qu’à un souci pratique d’idéologie politique. La question du rôle des minorités est donc un moyen téléologique non plus uniquement de penser le contact avec l’Occident mais un outil programmatique de définir les cadres idéaux de la communauté politique nationale. Comme nous le verrons dans un développement ultérieur, l’historiographie se détermine d’abord dans l’ordre d’une linéarité politique et identitaire qui est au service des intérêts doctrinaux particuliers et des divers projets épistémologiques mis en concurrence. Ce qu’Arkoun qualifie de « logocentrisme » de la pensée restreint la pensée à l’antagonisme des conceptions du monde, établi comme facteur défensif ou de système identitaire définitif.

Dans le contexte de la lutte pour l’émancipation politique, l’heure est à la définition de l’identité dans son double aspect interne (au regard de la question du pluralisme) et externe (au regard de la problématique de l’Occident). L’universel scolastique est pensé à la fois comme un legs de l’Occident et un privilège qui nécessite d’en défendre les attributs face aux autres courants intellectuels respectifs. Chacun « localisant » et « dés-universalisant » les autres au nom d’une idée préconçue de « l’unité » pensée et légitimée comme « totalité ». Ce vecteur reste 40 ans après la principale grille de lecture de la question de l’hybridité culturelle comprise d’abord à partir de ce grand moment historique que constitue l’âge de l’impérialisme européen entre 1880 et 1960.

Dans son rapport complexe avec l’occidentalisation, les sociétés arabes connaissent , tout au long des XIXème et XXème siècles, à la fois un confessionnalisme et une modernisation étonnante : ce qui pousse l’économiste libanais George Corm à affirmer notamment dans le cas du Liban a connu une évolution «schizophrénique» de son système politique et culturel; une émancipation intellectuelle et culturelle remarquable dans le sens d’une modernisation et d’une libéralisation de plus en plus grande d’un côté mais, en même temps une institutionnalisation de plus en plus forte des communautés religieuses. Ce double processus ne peut se comprendre que si on fait l’hypothèse que la question est appréhendée comme une double dynamique sociale reliée à la question de la modernisation accélérant et produisant ces différents processus.

Au coeur des différents processus historiques, les historiens détectent des changements structurels qui ont caractérisé le XIXème siècle. L’imposition de la règle politique de type centralisée et son utilisation pour préserver la hiérarchie et l’ordre social, la pénétration du capitalisme dans la périphérie de l’Empire ont provoqué des modes antagonistes entre les propriétaires et les paysans. Des luttes d’influences entre les autorités Ottomanes et les puissances européennes pour la fidélité des habitants indigènes. Tout ceci a mené aux changements profonds en forme des rapports sociaux et des identités sociales. En effet, Makdisi décrit l’apparition « d’une crise de grande envergure de coexistence » qui a mené « à une lutte ouverte pour une définition de la communauté et de la propriété de la terre » (pp 66). C’était une « ère intermédiaire » quand le vieux ordre-société s’effondre sans que le nouvel ordre soit encore formé (Makdisi, 66).

Trois crises historiques explicitent ce changement de paradigme : la crise du cosmopolitisme traditionnel, la crise du modèle patriarcal classique, la crise du modèle de l’identité.

Le procès de modernisation qui est d’abord vécu comme une occidentalisation remet en cause durablement le régime classique de la traduction culturelle. Régime organisé autour d’un modèle de cosmopolitisme de minorité. Celui-ci peut être défini comme la coexistence de populations de différentes origines géographiques et ethniques, légitimée par (ou fondée sur) la reconnaissance d’un cadre juridique supérieur commun, celui de l’Empire. Il est une construction sans cesse recommencée visant un improbable équilibre entre le respect des espaces intracommunautaires et la préservation des liens familiaux ou claniques. Historiquement la notion de cosmopolitisme s’inscrit sociologiquement dans le cadre de la société de domination impériale (Ottomane) hiérarchisée où une minorité étrangère dominait

politiquement, économiquement, socialement et culturellement une majorité autochtone. Dans les situations de pouvoirs inégaux entre groupes sociaux, l’ouverture à la diversité tel que définie par les groupes dominants ou majoritaires constitue une stratégie pour les groupes minoritaires dont la culture n’est pas en position de force dans les échanges mais qui socialement bénéficient de différents liens de types culturels et politiques.

Ce processus de pouvoir et de traduction ne correspond plus à une légitimité pertinente à la fin du XIXème siècle. L’intrusion de l’occident et son modèle de modernité induit la dissolution progressive des liens traditionnels d’allégeance envers le pouvoir et la remise en cause de l’assignation ethno-identitaire classique. Ainsi Katerina Trimi-Kirou explique le déclin d’Alexandrie, ville du cosmopolitisme traditionnel à la fin du XIXème siècle par la montée de nouvelles idéologies (nationalisme égyptien) rétive à toute pluralité culturelle. Le souci nationaliste de l’homogeneité culturel (ex jeunes turcs), suscitant l’affirmation des principes de la laïcisation de l’Etat et du refus/rejet des minorités étrangères sur tout le territoire de l’empire. Ainsi la culture cosmopolite, confrontée à l’idéologie nationale à été traduite en négatif, comme facteurs d’affrontements dans le cadre des projets politiques divergents. « Intégrée à l’Etat-Nation, en perte d’autonomie, elle la ville cosmopolite » s’effaça devant la ville « nationalisée».

La crise de la ville d’Alexandrie constitue pour l’historienne d’origine grecque le symptôme de la fin d’un certain modèle d’identité urbaine et locale marqué par le cosmopolitisme. Deux dates sont marquantes à ce titre : la première correspond à la révolte du peuple égyptien sous les mots d’ordre d’un groupe nationaliste militaire (connu comme révolution d’Orabi) et la répression de cette première révolte par l’armée britannique ; les événements de 1882 (le bombardement britannique et les incendies) ont détruit une partie importante d’Alexandrie et ont marqué son histoire. La seconde date est située dans les années 1920 qui marquent la commémoration de la proclamation de l’indépendance (en réalité indépendance nominale) de l’Égypte après les révoltes nationalistes successives de la période 1919-1921, qui secouèrent la ville par leurs démonstrations massives. Comme l’écrit Trimi-Kirou, le mot d’ordre « l’Égypte aux Égyptiens » qui retentissait dans les rues d’Alexandrie en 1882 était le

résultat « d’une réaction positive envers les doctrines politiques de l’Europe moderne et une réaction négative à la mainmise économique et politique de cette dernière sur l’Égypte. C’est dans cette direction que s’inscriront plus tard la révolution des Jeunes Turcs en 1908 et la mobilisation des nationalistes égyptiens et syriens après la Guerre Mondiale ». L’occidentalisation sous sa forme idéologique (nationalisme, socialisme) par sa force de déstabilisation idéologique va durablement remettre en cause la légitimité politique et culturelle de l’organisation de l’autorité traditionnelle. Ainsi les doubles piliers institutionnels du cosmopolitisme pérennisant un certain système d’identité vont peu à peu se terminer. Ils étaient basés comme suit :

  • les capitulations pour ce qui concerne les ressortissants européens, regroupés autour de leurs consuls. Elles assuraient l’immunité des ressortissants des pays capitulaires face à la loi locales égyptienne et l’exemption des taxes égyptiennes (pour ce qui concerne Alexandrie) ;
  • les millets pour ce qui concerne les minorités et les immigrants provenant de l’Empire Ottoman ou des anciens territoires de l’Empire Ottoman, organisés en communautés suivant des clivages confessionnels. Ce modèle traditionnel ne correspond plus au « nouveau monde » au sortir de la première guerre mondiale qui consacre la fin de la domination impériale ottomane.

Concernant la question du modèle classique d’autorité et le rôle du patriarcat, Johnson dans son étude sur le Liban, examine les transformations affectant la « culture de l’honneur » et le problème du communalisme dans différentes périodes de temps et dans différents contextes. Johnson définit le communalisme non comme un concept atemporel mais au contraire comme un processus  » continuellement recréé » par l’interaction avec les forces de la modernisation (Johnson, 24). L’importance du sentiment communal est directement lié au processus de la modernisation – en particulier à l’urbanisation et la dissolution des unités traditionnelles de familles étendues au profit de nouvelles formes d’identités. Johnson regarde également le patriarcat comme étant rénové par les forces de la modernisation particulièrement dans les idéologies ascendantes de l’honneur et du nationalisme confessionnels (Johnson, 206). La modernisation doit à l’aune de ce problème être interprétée comme un moyen d’acquisition de nouvelles sources de puissance patriarcale face à la menace de la crise de l’ordre familial traditionnel (Johnson, 168).

Dans ce cadre de réflexion, la période de l’établissement du mandat français en Syrie et au Liban a été caractérisée par ce que Thompson appelle ‘une crise du paternalisme ‘. Parmi les sources de cette crise : les réformes centralisatrice de l’empire Ottoman ont inauguré un processus de remplacement des autorités de médiation par des fonctionnaires d’état; les effets traumatiques de la guerre mondiale au Liban et en Syrie a profondément « l’autorité paternelle à ses racines » (pp 68); l’arrivée des Français avec leurs idéaux républicains – par la suite incorporée dans la constitution libanaise de 1926. Dans ce cadre le paternalisme doit être pensé non comme un mode atemporelle et coercitif de la patriarchie (Thompson, 318-67), mais au contraire comme caractéristique de l’existence d’une élite qui possède un accès privilégié aux ressources de l’état et qui agissent en tant que médiateurs pour le reste de la majorité moins privilégiée (Thompson, 66). Johnson définit l’honneur comme une notion sociale généralement liée à la classe, puissance, et la richesse (Johnson, 28).

Dans des contextes ruraux, par exemple, Johnson argue du fait que l’honneur a été souvent affirmé « dans des actes violents et héroïques », ce qui est symptomatique de son importance dans les rapports de domination rurale et du rôle de la réputation dans les motivations de ces actes (Johnson, 35). L’urbanisation et son rapport à la modernité a redéfinie les notions de l’honneur qui ne bénéficiant plus des règles de l’héritage et de la transmission indiscutée s’inscrit davantage de manière contingente. Ceci a provoqué des formes plus populistes d’honneur : le zu’ama (ex Bashir Gemayal et Kamal Jumblatt,) avec une éthique plus égalitaire et philanthropique tout en préservant le statut de la violence comme base de la culture politique de l’honneur. (Johnson, 102). Le paternalisme a donc des implications plus

larges pour la société parce qu’il est défini par la manière avec laquelle l’état a distribué des avantages à ses citoyens en général.

L’analyse socio-historique pense les catégories autour de quelques concepts clés : l’identité, l’honneur, le communalisme, le patriarcat. La méthodologie consiste à dé-essentialiser ces notions en les considérant comme des variables conditionnées par des temporalités et des espaces particuliers sans avoir à en donner un aspect explicatif global. Ces catégories socialement reproduites ont été profondément affectées par des processus socio-économiques liés à la modernité occidentale.


32 SHARABI, “Le néo patriarcat” Minerve 1988.pp.52

33 El KACHE, Souheil « Convaincre : Discours de répression » Thèse de doctorat d’État en

philosophie sous la direction de M. F Chatelet. Université de Paris VIII Vincennes, 1979.

34 TOLOYAN, The Nation-State and its Others: In Lieu of a Preface. Diaspora 1.1991.pp. 3
35 AJAMI Fouad, « The end of Arab nationalism » New Republic, Aout 1991; STORA « Le

Maghreb et l’absence d’altérité » Les cahiers de l’Orient, 71, 2003

36 Gilbert GRANDGUILLAUME Langues et nation : le cas de l’Algérie.

Confluences, L’Harmattan 89-99

37 GHALIOUN Bourhan, Islam et politique: La modernité trahie. Paris,

1997, p. 188

38 BOUNFOUR Abdellah, Le noeud de la langue: Langue, littérature et

société au Maghreb. Centre de Recherche Berbère. Aix-en Provence, 1994.

39 o.c. p. 30

40 o.c. p. 25

41 Ibidem

42 CORM « Orient Occident : la fracture imaginaire » La Découverte 2002., 234

43 SHARABI « Le néo patriarcat » Minerve 1988.

44 CORM « Orient Occident : la fracture imaginaire » La Découverte 2002

45 MAKDISI Ussama “The Culture of Sectarianism: Community, History, and Violence in Nineteenth

Century Ottoman Lebanon”. Berkeley: University of California Press, 2000, CORM « Orient Occident :

la fracture imaginaire » La Découverte 2002

46 Ibidem

47 Edward SAID, L’orientalisme Le seuil 1978

48 CORM, « Orient Occident : la fracture imaginaire » La Découverte 2002

49 Raymond ARON, L’opium des intellectuels, Paris, 1955, p. 246

I.1 Au delà de l’historiographie: Le libéralisme de première génération

Première temporalité :
Le libéralisme à l’aune du questionnement d’Hourani est d’abord un humus historique et culturel dont la traduction idéologique et politique s’est inscrite dans un sens plus général : le nationalisme arabe. Nous pouvons dire que ce libéralisme est d’abord un nationalisme libéral, on peut en préciser de manière socio-notionnelle la définition. Le paradigme traditionnel, c’est-à-dire « la conscience de la pratique existante », restait dominant mais peu à peu s’est configuré par les écrits de l’intelligentsia éclairée (Rifaat at-Tahtaoui, Mahmoud Kabadou, Ben Dhiaf, Khéréddine) qui traduisent un grand changement et attestent l’émergence d’un nouveau paradigme, une nouvelle vision des “blocs de connaissances unitaires”, selon la définition de l’épistémè de Michel Foucault. Les mutations de “la perception de l’autre” s’inscrivent dans ce nouveau paradigme. Dans ce cadre historique, le mouvement prend naissance au sein de l’élite de l’empire Ottoman. Une élite dominée pour une large part par l’idéal constitutionnaliste symbolisé par l’Edit impérial de 1856, est représenté par le penseur Namïk Kemal, un des pères de la constitution de 1876, s’efforçant de retrouver les concepts du parlementarisme occidental dans le passé et le droit islamiques. Ainsi Namik Kemal met-il, par exemple, en parallèle la souveraineté du peuple et le bey’a -cérémonie d’intronisation des Califes supposant un serment d’allégeance des fidèles et des grands dignitaires de l’Etat ; ainsi justifie-t-il le gouvernement représentatif par le verset de la troisième sourate du Coran, dans lequel le Prophète se voit enjoindre de tenir compte des conseils de ses adeptes(Machoura). L’occidentalisation est pensée dans le cadre d’un projet de modernisation visant à « nationaliser » des outils techniques et intellectuels venant de l’occident. Il ne s’agit pas tant d’une volonté de déculturation mais de revenir à un idéal endogène de la grandeur impériale.

En Tunisie, le cheikh Mahmoud Kabadou (1815 – 1871), auteur de la Dibaja, rédigée en 1844, (comme préface de la traduction du Précis de l’art de guerre, du baron Henri de Jomini) pour les élèves de l’Ecole Polytechnique du Bardo, fait un appel à l’emprunt à l’Occident, déclarant : “Le musulman doit rechercher la sagesse là où elle se trouve ». En 1859, Botros al-Bostâni, un des premiers lettrés libanais, défenseur de l’arabisme contre la domination turque et chantre de la renaissance, écrit, perplexe: « Où étaient les Arabes et que sont-ils devenus? Où sont les poètes, les médecins, les tribuns, les écoles, les bibliothèques, les philosophes, les techniciens, les historiens, les astrologues ; où sont les livres de leurs arts, où sont les chercheurs et les hommes de lettres commentateurs?». En 1930, un autre libanais, émir et militant de la cause arabe, Chékib Arslan (1869-1946), écrit un texte au titre fort éloquent «Pourquoi les musulmans sont-ils en retard et pourquoi d’autres sont-ils en avance ». L’occident n’est explicité que par usage interne afin d’instruire en procès les élites traditionnelles dirigeantes accusées d’avoir « arriéré » le monde musulman. L’outil comparatif entre l’occident et l’orient devient un programme politique visant à restaurer un seuil minimum de parité avec l’Autre occidental avant dans une seconde étape de revenir vers la domination de l’islam.

De manière pratique, ce mouvement tend à proposer un diagnostic général du monde musulman, en vue d’assurer sa renaissance. Afin dans un second temps favoriser un changement global, qui dépasse le champ du politique ou du culturel, identifiant grâce aux modèles européens, un projet de société nouvelle, qui concilie le respect des sources d’autorité de l’Islam et la mutation profonde et générale de la société. Deux fortes personnalités articulent ce premier mouvement d’ « emprunt à l’occident » : Khéreddine de Tunis et Al Tahtawi d’Egypte.

Khéreddine, Mamelouk, d’origine circassienne. Né vers 1825-1830, il arriva à Tunis, en 1840 et fut élevé à la cour beylicale. Il connut une promotion rapide. Après avoir accompli plusieurs missions en Europe et en Turquie, il fut nommé ministre de la Marine, en 1857 et Président du Grand Conseil (1861). Important membre du clan réformateur, au sein de la cour, il publia son manifeste, en 1867. Après une certaine éclipse, Khéreddine devint ministre dirigeant en 1870, puis premier Ministre (1873-1877). Après sa disgrâce tunisienne, il devint grand vizir à Constantinople, en 1878-1879. Il y mourut en 1890. Ainsi dans son manifeste « Aqwam al-massalik, fimaarifati ahwal al-mamalik », (Tunis, Imprimerie de l’Etat, 1867 l’édition française, sous le titre Réformes nécessaires aux Etats musulmans, Paris, Dupont, 1868) appel à réfléchir “sur les causes du progrès et de la décadence des sociétés anciennes et modernes”. Il estime nécessaire de “connaître ce qui se passe chez les autres” et d’abord dans l’environnement proche et de tirer profit de leurs expériences. Il estime que l’ouverture est désormais inévitable, que l’introduction des Tanzimat (réformes du système politique, selon l’exemple européen) est une question essentielle. Il légitime cette mesure préconisée, dans le cadre de l’emprunt à l’Occident, par la lecture de l’histoire de l’Etat mohammadien.

Cette démarche n’entend pas pour autant sacrifier la culture d’origine dans le rapport à l’autre : la relation d’emprunt s’effectue, tout en en plaçant le pays d’origine des réformateurs au centre du monde, ainsi Tahtawi appelle l’Egypte «Misr, oum addounia », la mère (le centre) du Monde. Il situe, d’ailleurs, l’Egypte au sommet de l’échelle, la classant parmi les pays «civilisés» de la planète, reléguant au rang de sauvages les peuples analphabètes. (D’ou la critique (injuste et faible) des « descendants libéraux » tel que Meddeb qui juge la pensée de Tahtawi « trop prémoderne dans son approche de la culture européenne » (Meddeb ,84).

Rafaa Rifaat At Tahtaoui effectua un séjour prolongé en France, comme imam de la mission universitaire égyptienne (1826-1830). Né en 1801, il a fait partie de l’équipe de Mohamed Ali qui lui a confié la direction d’importantes institutions culturelles : Ecole Royale d’Administration (1834), Ecole des Langues (1835), avant son intégration au sein de l’équipe du journal officiel comme rédacteur. Il meurt en 1873. Il consigna ses observations parisiennes dans son oeuvre La purification de l’or dans l’aperçu abrégé de Paris. Présentant la vie parisienne, décrivant les lettres et les arts qui s’y développèrent, définissant son régime politique et ses institutions libérales, il explore le fossé qui sépare les mode de vie et de pensée en France et en Egypte et y exprime son admiration : “J’ai engagé (dans cette relation) dit-il les pays musulmans à accorder l’intérêt aux sciences de l’étranger, les arts et industries car la perfection, des ces pays des Francs, dans ces disciplines est incontestable et communément connue. Or la quête de la vérité doit être poursuivie. Je reconnais que j’ai bien envié, durant mon séjour dans ce pays, ces peuples d’y avoir bénéficié, tout en déplorant leur absence dans les régences musulmanes ”.Faisant valoir l’inégal niveau des pays civilisés, Tahtaoui estime cependant que “les pays francs ont atteint

le plus d’ingéniosité dans les sciences mathématiques, naturelles et métaphysiques”. Mais il accorde sa préférence aux Parisiens, remarquant, d’autre part, qu’ils ne ressemblent pas aux chrétiens coptes d’Egypte, ignorants et candides.

Comme Kherredine, Rafaa Rifaat at-Tahtaoui a une vision élitaire au service d’un projet national réformateur de l’Egypte, la sha’ria étant conçu comme une loi rationnelle participant à l’émergence d’une société régénérée par la modernisation Pour Tahtawi et Kherredine, la civilisation et le progrès de l’Europe étaient impensables sans les contributions de l’Islam. À l’aune de cette vision la civilisation européenne a seulement été possible au moment où la transmission arabe dans la science et la culture s’est effectuée.

Ainsi Tahtawi considérait que la culture européenne « même s’il paraissait étrangère, n’était pas plus qu’un savoir islamique » Il n’existe aucune raison pour nier ou ignorer la modernité occidentale, puisque les motifs du progrès européen ne sont pas étrangers à la civilisation arabe.

Ce raisonnement de certains intellectuels arabes, influencés par les idées d’une Europe libérale, que voulaient concilier les réalisations des deux modèles : d’une part la foi dans la force de la science et d’autre part la réactivation de la force de la foi, afin de créer les conditions nécessaires pour entamer une nouvelle étape de l’histoire arabe musulmane. Pour l’obtenir on devait réformer complètement toutes les institutions temporaires et rompre avec tout ce qui mettait des obstacles à la volonté humaine.

Pour ce faire, les voyages et les tournées en Europe de boursiers égyptiens et syriens apportèrent de très nombreuses informations sur les progrès scientifiques et techniques accomplis par les Occidentaux. Mehmet Ali dès les années 1820 a voulu former un corps d’enseignants loyaux qui reviendrait moins cher au trésor national que les instructeurs européens qualifiés, d’autant plus coûteux qu’à l’origine, ils avaient besoin d’interprètes pour transmettre leur enseignement. A l’origine, seuls les membres des classes aisées pouvaient envoyer leurs enfants poursuivre des études hors d’Egypte.

Cependant, un nombre croissant de jeunes Egyptiens peut aller approfondir ses connaissances dans des instituts supérieurs européens. Ainsi, ceux parmi les Egyptiens qui ne s’inscrivaient pas aux écoles françaises pouvaient prétendre à l’enseignement supérieur français grâce aux Missions égyptiennes en France et dans d’autres pays étrangers. Cette pépinière d’hommes instruits, dévoués au progrès choisis pour leurs compétences et surtout pour les avantages qu’ils procureraient à leur retour à leur pays natal, avait aussi pour mission de représenter celui-ci. Ils en étaient, en quelque sorte, les ambassadeurs. C’est ainsi que l’on trouve des règlements concernant: l’obéissance due par les élèves à leurs maîtres français, leur respect touchant les biens de l’école, l’obligation de conserver pendant leur séjour en France, leur fez et leurs vêtements nationaux et […] la conduite qu’ils doivent tenir pour représenter dignement et honorablement.

Les voyageurs arabes décrivirent, avec le menu détail, leurs découvertes et leurs expériences et appelèrent leurs dirigeants à recopier le modèle européen. Rafaa Tahtawi (1801-1873), qui séjourna durant quatre années à Paris, fut le premier à avoir dirigé une équipe de « missionnaires » égyptiens envoyés par Mohamed Ali, qui insistait auprès de ses étudiants sur le fait qu’ils devaient transcrire toutes leurs « aventures », comprendre les conditions ayant permis à l’Europe de se développer de cette manière et constituer une armée et une économie aussi puissantes. Il est l’auteur d’un texte, « Takhlis al-ibriz ila talkhis bariz » (du raffinement de l’or au résumé de Paris) qui décrivait le séjour enchanté de ce lettré égyptien et les nombreuses choses qu’il avait découvert au cours de son voyage. Ali Moubarak (1823-1883) publia un ouvrage en trois volumes, « Ilm eddin », dans lequel il racontait ses voyages et ce qu’il avait assimilé comme expériences et savoir.

Ce formidable engouement pour la culture et la civilisation européennes va s’accompagner d’un extraordinaire mouvement de traduction. Déjà en France, Tahtawi, séduit par le fonctionnement de la société, a traduit la constitution française, le code civil et le code du commerce, a lu et adapté plusieurs ouvrages comme « Télémaque » de Fénelon. On voulait tout reproduire pour faire connaître dans les pays du Machrek ces grands pays qui étaient synonymes de puissance. Ce grand enthousiasme pour l’Europe s’accompagnait inéluctablement d’un rejet des cultures autochtones et d’une certaine désillusion. En 1835, fut découverte l’Ecole des Langues dirigée par Tahtawi qui avait pour objectif de former des interprètes appelés à traduire des centaines de livres scientifiques et techniques. Plus de 200 ouvrages étaient déjà traduits en 1848. Seulement deux livres appartenaient au champ littéraire. Traduire, c’était surtout permettre aux écoles de former sur des bases solides les cadres de l’Egypte. On s’intéressait surtout au développement scientifique et technique. L’objectif de cette école était donc clair : imiter l’Europe et construire des usines en empruntant les techniques occidentales. L’imprimerie du Boulaq se chargeait de l’édition de ces ouvrages, sur recommandation de Mohamed Ali Pacha qui lança un grand mouvement de traduction.

On remarque à nouveau le rôle fécondateur de l’Occident qui est censé susciter une culture arabe dont on doute qu’elle puisse exister par elle-même. Nous verrons plus tard les inquiétudes qu’une telle attitude éveilla chez les nationalistes et les mesures extrêmes qu’ils prirent pour y remédier. Toujours est-il que, dès la fin du dix-neuvième siècle, l’influence n’était plus uniquement scientifique. Yacoub Artin mentionne la littérature parmi les sources auxquelles il fallait puiser en Europe. Un grand nombre d’auteurs français furent en effet traduits.

Dès 1835, sous l’impulsion de Mehemet Ali, une école de traduction fut établie. Parmi ses élèves se trouvait Rafaa at-Tahtawi à qui furent confiées de nombreuses traductions scientifiques. Le rôle capital de la traduction avait été souligné par Antoine Clot Bey, fondateur de l’Ecole de Médecine en 1827 qui considérait que l’enseignement de la médecine et celui de la langue française étaient, dans un premier temps, indissociables.

Il faudrait avoir recours aux traductions et en augmenter le nombre. En treize ans, plus de deux mille livres furent traduits. Cet effort de traduction permettrait un échange culturel, comme le souhaitait Yacoub Artin Pacha, sous-secrétaire d’état au Ministère de l’Instruction Publique :

Par suite de ce rapprochement commun vers les idées de l’Occident, il serait établi entre ces contrées des relations littéraires qui auraient nécessité la constitution d’un corps de traducteurs trouvant honneur et profit à traduire, pour les offrir à ces nombreuses populations, les oeuvres scientifiques et même les oeuvres littéraires les plus remarquables produites dans les centres de la civilisation actuelle en Europe. Cette initiation au grand mouvement scientifique et littéraire de l’époque, commencée d’abord par des traductions, aurait eu pour résultat absurde un mouvement intellectuel original d’où seraient sorties à leur tour des oeuvres en arabe dignes d’être portées à la connaissance de l’Europe par les mêmes traducteurs.

La deuxième temporalité:
A partir des années 1910-1920, en réaction avec la génération des « Salaf » « jugé trop spiritualiste » les nouvelles générations de modernistes se veulent plus politique avec Ali Nasir al Din 1888-1974 qui fonde le Congrès(Qirnayil) et la ligue du travail National avec une conception scientifique nationale de la cause arabe. Ce mouvement d’intellectuels «modernistes» (Mahmoud Azmy, Taha Hussein, Salama Moussa, Ali Abdel-Razzak, Ismaël Mazhar, Abdallah Inan) s’organisait autour de la faculté des Lettres du Caire. L’université et les organes de presse sont les principaux instruments de ce courant intellectuel (Le journal «al-Syasa», 1a Revue «al-‘Ousour»,1a «Nouvelle Revue»). Dans ce programme intellectuel, tous les types de domaines sont à l’étude avec une volonté systématique de minimiser et même annuler la spécificité de l’Islam. Cette volonté se fait au nom de l’universalisme non de la culture musulmane mais de la culture grecque, dont l’Islam n’est que la traduction. Dans ce cadre, les différences régionales et culturelles sont valorisées notamment dans la littérature.

L’islamo-centrisme est récusé au nom d’une pluralité islamique décentralisée et polyculturelle. Le modèle scientiste de Renan et des positivistes tel que Conte s’impose comme un modèle scientifique de la construction de la société. Ce mouvement tend à accélérer le processus de séparation du panarabisme et du panislamisme dont le baathisme constitue le parachèvement idéologique. Le droit de critique du coran se fait au nom de la primauté de la Raison sur la foi. Ainsi, Antun Saada 1904-1949 reprends l’idée d’une grande Syrie au service de la séparation entre religion et Etat, substitution de l’appartenance nationale aux appartenances confessionnelles, tribales et familiales dans une fin de système féodal, remplaçant le système capitaliste individuel par la propriété commune : l’islam est réduit à être un facteur de la civilisation arabe.

En 1902, l’intellectuel libanais Farah Anton a publié en Egypte, dans sa revue  » al-Djami’a », la traduction arabe de la « Déclaration des droits de l’Homme et des citoyens » avec une préface intitulée : «Les droits de l’Homme ne doivent pas êtremaltraités par les hommes et la nécessité de les enseigner dans les écoles »(13). Sur cette déclaration, nous n’avons trouvé aucun texte critique mais plutôt des citations empruntées par des intellectuels de gauche et des réformateurs musulmans. M. Abderraziq ou T. Husayn A partir de la raison théologique (Ils étaient formés à l’université islamique traditionnelle d’Al-Azhar) ces intellectuels se fondaient, comme tous les religieux éclairés, sur la réinterprétation des textes sacrés. A. Abderraziq a développé dans son livre devenu célèbre l’idée que le califat est une invention contraire aux enseignements islamiques. Il n’a formulé aucune critique sur la raison théologique.

De nombreux traducteurs ne maîtrisaient pas très bien la langue française ou anglaise. Certains ouvrages n’étaient en fait que de simples adaptations. Les textes littéraires étaient souvent traduits par des personnes qui connaissaient superficiellement l’outil linguistique d’origine. Hugo, Daudet, Bernardin de Saint- Pierre, Molière, Rousseau, Shakespeare ou Scott avaient été sérieusement malmenés, souvent par des écrivains qui actualisaient les romans et leur donnaient un cachet local, ce qui les rendait méconnaissables. Mustapha Lotfi El-Manfalouti, considéré comme l’un des premiers romanciers égyptiens, faisait vivre ses personnages dans un univers mélodramatique marqué par la présence de récits, de moments intenses et parfois de tournures linguistiques inspirées des maqamates. Ses récits n’étaient souvent que de simples reproductions des oeuvres de Chateaubriand, Alexandre Dumas ou François Coppée.

On tenta donc de transposer dans la langue arabe des textes français ou anglais qui perdaient leur littérarité et leur poétique. Nous sommes en présence de traducteurs qui dénaturent totalement les textes d’origine. La lecture des traductions par Hafiz Ibrahim des « Misérables » de Hugo et par Jurgi Zaydan (1858-1930) des oeuvres de Walter Scott, donne à voir l’égyptianisation de l’univers romanesque et une structure syncrétique qui caractérise la construction formelle. Des pièces de Molière furent traduites par Othmane Jalal (1829-1898) en arabe populaire, qui entreprit surtout une grande entreprise d’actualisation-adaptation, ouvrant ainsi la voie à d’autres auteurs arabes.

Ces adaptations ou ces traductions ont apporté un nouvel éclairage sur les sociétés arabes et ont emprunté d’autres formes littéraires qui s’imposèrent par la suite dans tout le monde arabe. Mais le texte le plus accompli demeure « Hadith Issa Ben Hicham » de Mohamed Al-Mouwaylihi (1858-1930), qui mettait en situation, de manière satirique, l’univers social égyptien et décrivait, en utilisant une description proche des naturalistes, certains espaces européens, tout en insistant sur la difficile question du syncrétisme culturel. D’ailleurs, l’auteur recourait à deux formes d’écriture obéissant à des normes différentes : le roman européen et le maqamat. Le texte de Mohamed Hussayn Haykal, « Zayneb », correspondait à une facture réaliste et marquait son époque.

Les conditions d’adoption des formes occidentales de représentation sont différentes d’une région à l’autre. Si les élites du Machrek les empruntaient avec émerveillement et fascination, les Maghrébins, quant à eux, étaient très méfiants parce qu’ils confondaient les valeurs occidentales avec la colonisation.

Dans ce paradigme de la traduction l’exemple politique se situerait dans le parti libéral constitutionnel Egyptien dont le modèle idéal européen pensé par eux est influencé par Le Play, A. Comte, S. Mill, Darwin, H. Taine, Rousseau. Le projet libéral est d’une certaine façon le moteur social et politique du groupe : le recours à l’emprunt occidental, au projet libéral sert de mode d’identification sociale du groupe : la maîtrise du savoir moderne, de la raison critiques et des différents outils conceptuels valorisés en Occident devant permettre d’accéder et de contrôler une part de pouvoir jusque là détenue par les élites traditionnelles les hommes de religion et les turco-circassiens très présents dans l’administration. Les Libéraux constitutionnels ont un discours délégitimant les anciennes élites traditionnelles notamment les hommes de religion, les oulémas, dans leur volonté de conduire la société égyptienne ainsi que les « masses », c’est-à-dire les autres Egyptiens ne faisant pas partie de l’élite éduquée. Ils se situent alors par leur propre mécanique et logique de distinction, cf. P. Bourdieu, en marge de la société puisque le reste de la société égyptienne ne peut se reconnaître en eux. Ils tendent à renforcer cette logique en fonctionnant presque en « circuit-fermé » : Ils ont leur propre réseau, leur club « le club des Libéraux constitutionnels. Ils en pâtissent également par leurs difficultés à se situer entre « aristocratie » et « masses ». Les Libéraux constitutionnels sont pour la majorité des grands propriétaires terriens, leur appartenance à la notabilité provinciale les situe dans la bourgeoisie et par ailleurs de par leur profession (avocats, journalistes) ils forment une nouvelle catégorie intermédiaire dans la société égyptienne. Ils sont d’une certaine manière le « reflet » même de l’Egypte de l’entre-deux guerres en quête de place parmi le « concert des nations » ; ils sont un groupe en quête de reconnaissance politique, en quête de place. Ces « traducteurs » en termes de groupe appartiennent à l’élite intellectuelle et sociale égyptienne à la recherche d’un rôle politique à sa « mesure ». Marqués par le sentiment d’appartenir à une élite et d’avoir une expérience commune de l’Europe. La majorité d’entre eux est passée par les écoles gouvernementales modernes et non par l’enseignement religieux et a poursuivi ses études supérieures dans une université européenne en particulier française.

En Egypte le courant libéral/musulman à l’instar d’un Taha Hussein, préconisait une ouverture sur l’humanisme antique teinté d’une forme de personnalisme islamique. Ce courant libéral/musulman est symbolisé en Egypte par l’essayiste et journaliste Lufti Al Sayyid, l’écrivain et universitaire Taha Hussein, l’homme de lettres Tawfiq al Hakîm, le politique Sahd Zaghloul (1860-1927), Ali Al Wardi, Taha Hussein 1889-1973 Abel Al Raziq 1888-1966, Quasim Amin 1865-1908. Ahmad Lotfi al Sayyid 1872-1963 aspire à faire de « l’égyptianité » projet politique et idéologique (Taha Husayn, Mohammed Husayn Haykal,) afin de fonder l’identité égyptienne sur une réunification du patrimoine pharaonique. Ce courant appel à la séparation entre l’Egypte et l’Empire Ottoman, l’islam ne doit être vu que dans la perspective d’une étape historique sans avoir de rôle dans la législation civile économique et sociale. Avec l’histoire pharaonique comme source de l’histoire de la nation égyptienne. Ils prônent une histoire culturelle déconnectée de l’islam avec un questionnement arabo-laïque (avant 1924 question islamo-Ottoman), une génération partagée entre le modèle traditionnel et ce que Sharabi appelle la modernité. Des intellectuels qui sont dans la mouvance du parti des Libéraux constitutionnels tels que Taha Husayn cherchent à justifier à leurs propres yeux et aux autres le lien de l’Egypte à l’histoire européenne. La Méditerranée est définie comme un substrat commun avec l’Europe. Cette idée est développée dans « Mustaqbal taqafa fi misr » L’avenir de la culture en Egypte. Pour Taha Husayn l’identité égyptienne est avant tout méditerranéenne si l’on considère sa géographie et son ‘histoire antique, ses liens forts avec les Grecs puis les Romains l’amènent à pouvoir revendiquer l’usage à la fois de ce passé philosophique, de son enseignement comme n’étant pas le seul apanage des européens.

L’islam doit être relégué à la sphère privée, limitée dans l’enseignement et exclu de la sphère du pouvoir. Cette dernière idée est particulièrement développée par Ali Àbd al Razeq, homme de religion, Les fondements du pouvoir en islam tente une démonstration (au moment du grand débat autour de la restauration ou pas du califat) selon laquelle le pouvoir temporel dans l’histoire des sociétés arabomusulmanes n’est pas nécessairement lié au pouvoir spirituel. Rien n’entrave la conduite des affaires politiques en référence majeure à la raison humaine et non à des préceptes religieux. Cet ouvrage sera l’objet d’attaques et de profondes controverses. A. Àbd al -Raziq sera contraint de démissionner de son poste de cadi à al –Azhar.

L’islam est perçu comme une tradition limitant le progrès et donc de ce point de vue incompatible avec l’usage et le développement de la rationalité, de la raison critique. La religion est vécue par ces acteurs et penseurs comme le frein majeur empêchant l’Egypte d’accéder au rang des nations et société moderne. L’islam et globalement représenté pour les Libéraux constitutionnels par les oulémas dont il la position à l’égard du projet réformiste en général est très méfiante.

Fondement philosophique du libéralisme:

Dans la pluralité de ses généalogies, le libéralisme est, entre autre, né d’une question posée par Aristote, à savoir quelle est la vertu de l’homme ? Comment la fonder ? Comment l’acquérir ? La vertu étant définie en tant que mode d’être dans lequel une chose atteint l’excellence ou la perfection de son essence propre.

A- Le paradigme selon Aristote :

Ceci pose le problème des représentations sociales qu’elle revêt, et de manière plus précise, les représentations sociales de l’homme vertueux en termes de réalités des critères permettant de déterminer l’essence de la vertu.

Celle-ci est identifiée au bonheur, c’est-à-dire en tant que bien suprême, il constitue un état de finitude de toute activité humaine.

De ce fait, la raison est le produit agissant de l’épanouissement et de l’excellence.

A partir de cette définition, se décline une opposition entre, d’une part une conception privilégiant la communauté universelle de l’homme, les discours sont mis à l’épreuve de la construction de l’universel, il s’agit de sortir de l’univers du mythe; d’autre part, une conception contemplative des théologues qui « emploient des mots qui sont les seuls à comprendre (…) Ils ont négligés de penser à nous (…) englobant des mots dont le sens ne peut que leur être familier »50.

Cette optique contemplative critiquée par Aristote induit un ordre politique dévalué régissant un monde intelligible déconnecté du réel sensible.

Face à un discours dénué, englobant et formel, Aristote en appelle à une raison pratique de type communicationnel, avec l’usage du principe de contradiction en philosophie, le logos (Raison) devant, à la fois, rassembler et parler (dialogique). Il s’agit de rattacher la Théorie (forme la plus achevée de la praxis) et la Vita activa (cause et principe de la réalité) dans le cadre de la recherche rationnelle des principes.

Dans le livre V de la Métaphysique, Aristote pose la question de la vertu noble et de sa modalité pratique, la justice. L’homme juste « peut appliquer sa vertu relativement aux autres, et non pas seulement pour lui-même »51. De manière plus précise, les hommes peuvent être « vertueux pour ce qui les regarde individuellement et, en même temps, incapables de vertu en ce qui concerne les autres ».

La justice est la dimension politique de la vertu morale, elle établit le respect de la loi de la cité. Ainsi, « l’homme le plus parfait n’est pas celui qui emploie sa vertu pour lui-même, c’est celui qui l’emploi pour autrui ».52

La phronesis est le mode de connaissance de la vertu53, le bien et le mal sont les moyens à chercher en vue d’une fin dernière, la vertu détermine le « meilleur réalisable » et « le souverain bien ».

La vertu suppose l’intellect (Nous), c’est-à-dire la saisie des principes intelligibles de l’être/pensée afin de situer, au niveau pratique, les premiers principes de l’action, la Sophia réunissant l’intellect et la science, c’est-à-dire la constitution pratique de bonnes lois afin de préparer le citoyen à l’acquisition, l’exercice de la vertu.

Le bonheur étant considéré comme une praxis, « Ce n’est pas pour savoir ce que c’est que la vertu que nous nous livrons à ces recherches ; c’est pour apprendre à devenir vertueux ».

Dans cette optique, le juste milieu est au service de la droite raison. « Il ne suffit pas non plus que nos théories sur les modes d’être de l’âme soient vraies ; il faut de plus déterminer avec précision ce qu’on doit entendre par la droite raison, et en donner la définition complète ».

En résumé, la cartographie aristotélicienne vise à définir les vertus en tant que caractère (coeur) et pensée (esprit).

Il s’agit de déterminer l’âme dans ses deux aspects rationnel et irrationnel. L’âme rationnelle est caractérisée par un double continent, dans ses aspects scientifiques, c’est-à-dire les choses dont les principes ne peuvent jamais être autrement qu’ils ne sont, « dans ses capacités calculatrices définies par des choses dont l’existence contingente et variable (…) En effet délibérer et calculer, s’est au fond la même chose et l’on ne s’avise jamais de délibérer sur les choses qui ne sauraient être autrement qu’elles ne sont ».54

Cette rationalisation du texte philosophique a été poursuivie dans la pensée médiévale occidentale55, par l’intermédiation historique de la rationalisation de la pensée de l’islam débutée au IXème siècle avec les Mutazilites. Elle a consisté jusqu’au Cordouan (Ibn Rushd) au XIIème siècle en un processus de rationalisation du texte avec différentes variantes maximalistes (Mutazilites) ou fondationnalistes (Ibn Rushd).

Ce premier mouvement s’est progressivement arrêté au XIIème siècle sous la double action des théologiens et des pouvoirs en place soucieux de garantir un certain modèle de consensus majoritaire (Ijma).

Le terme de libéralisme, s’il ne peut être bien évidemment appliqué à la pensée d’Averroès ou aux rationalistes du haut Moyen Âges, peut au contraire être un terme adéquate concernant la pensée arabe de la première partie du XIXème siècle, et ceci avant l’émergence de l’islamo-nationalisme d’un afghani ou d’un Abdhuh.



50 Aristote, Métaphysique

51 Aristote, Métaphysique, Livre I, p.15

52 Balthazar Gracian, l’Homme de Cour, Edition Gérard Lebovici 1990

53 Aristote, Métaphysique, Livre VI

54 Aristote, Morale à Nicomaque, traduction Jules BarthélemySaintHilaire

édition Ladrange, 1856,

p.237

55 Thomas d’Aquin

56 Edmund Burke (1729-1797)

B- Un libéralisme de type conservateur :

Par visée idéologique, certains contempteurs de l’occidentalisme ont sur légitimé la matrice des « salafs », c’est-à-dire des réformistes de l’Islah, en faisant abstraction, à bon compte, du libéralisme sociologique et philosophique formé dans les institutions arabes d’origine occidentales, les « américanisés » comme le soulignait de manière méprisante Sayyid Qotb.

Face à un premier libéralisme confiné, l’idéologie de la révolution islamique est le produit d’une vision réactualisée du Robespierrisme, avec son corollaire binaire et manichéen.

Par conséquent, plutôt que de s’appuyer philosophiquement sur le libéralisme intégral, il faudrait faire retour à un certain libéralisme conservateur que représente parfaitement le penseur britannique Edmund Burke56, dont l’ouvrage Réflexion sur la révolution de France reste une référence pour qui veut penser la critique d’un système de radicalisation politique.

Vu de manière permanente comme le père du conservatisme moderne, Edmund Burke est d’abord un libéral au sens traditionnel du terme. Il a soutenu les Insurgés américains dans leur combat contre le gouvernement de George III. Il a été un avocat infatigable des droits du Parlement et un adversaire des abus du colonisateur anglais en Inde.

C’est la Révolution française qui le conduit à briser le consensus du parti libéral en récusant l’idée d’une tradition commune entre le libéralisme anglais et le libéralisme révolutionnaire français.

De ce fait, ce théoricien des libertés anglaises devient, comme l’a écrit justement Philippe Raynaud, « l’ennemi des Droits de l’homme », et le défenseur du vieil ordre monarchique et aristocratique.

Que reproche Burke à la Révolution ?

Trois principaux points nous intéressent.

  • D’abord, l’idéologie révolutionnaire présuppose un effet d’effacement de l’Histoire, et donc des contraintes propres de la Société, au profit de la Raison. Pour le théoricien anglais, cette Raison auto-instituée relève d’abord d’une croyance métaphysique et non pas d’un souci de complexité.
  • Ensuite le modèle révolutionnaire se construit sur le refus des liens de confiances sociopolitiques et donc de l’expérience sociale des individus. Il ne privilégie que l’abstraction des « Droits de l’homme », et donc d’un certain « droit de l’état de nature », au détriment des droits de la société civile et de la civilisation.
  • Enfin, le culte des principes pré-politiques a conduit les révolutionnaires à sacrifier l’être humain au nom de l’humanité.

En coupant la société de toute tradition et donc de toute médiation, les concepteurs de la Déclaration des droits de l’homme préparent les conditions de la terreur.

Comment ne pas voir dans ses arguments une généalogie d’un libéralisme enraciné ? Comment ne pas voir une filiation intellectuelle propre à récuser les rêves millénaristes d’une théologie politique organisée autour d’un principe absolu ?

Nous pouvons en percevoir une postérité dans la sociologie d’un certain courant libéral arabe formé, notamment, à l’Université américaine de Beyrouth ou à l’Université américaine du Caire.

Pourtant ce qui aurait pu se construire politiquement (notamment par l’entremise du Wafd en Egypte) n’a pu, au sortir des indépendances, prendre une véritable matérialité. Pourquoi ?

La compétition de l’islamo-nationalisme ne suffit pas à expliquer cette absence.

A mon sens, notre questionnement doit insérer le sujet de la critique par les intellectuels libéraux arabes de l’orientalisme comme un élément essentiel d’un processus progressif de dérivation. Une dérivation qui, au sortir de la décolonisation politique, s’est muée uniquement dans le vocable de la décolonisation culturelle dans une démarche essentiellement dialectique entre Orient et Occident.

Individuellement, certains intellectuels tels que Saïd, Hammoudi ou Sharabi, ont pu proposer des analyses critiques de l’autoritarisme. Pourtant, dès les années 80, nous assistons en externe, dans la politique des Etats arabo-musulmans, à une étatisation de la critique de l’orientalisme qui, dans les années 90, en interne, complète l’autre discours libéral critique de l’islamisme.

§2. De la philosophie politique et du libéralisme : la sortie du libéralisme impérial :

L’occidentalisme d’un certain courant du libéralisme classique ne peut recouvrir l’ensemble du libéralisme car, parallèlement à un certain durcissement identitaire ou à une reconduction différencialiste du paradigme impérial, un autre courant dans les années 70 issu notamment de Rawls, a effectué à mon sens une sortie de l’ordre libéral impérial.

A- La fin d’un modèle utilitariste :

De manière plus précise, depuis les années 60 et 70, s’est organisée un large mouvement de contestation contre le modèle objectiviste et utilitariste en philosophie et en sciences sociales.

Cette critique peut se comprendre en tant que sortie épistémologique et intellectuelle d’un modèle utilitariste, lui-même constitutif d’un certain récit de la démocratie impériale occidentale.57

Ce modèle utilitariste théorisé depuis la fin du XVIIème siècle58 a constitué un paradigme dominant de l’économie et de la philosophie politique.

Dans ce cadre conceptuel, l’utilité est pensée comme un cadre référentiel majeur. «Dans sa formulation la plus simple »59, « l’utilitarisme proclame que les actions et les politiques moralement justes sont celles qui produisent le plus de bonheur pour les membres de la société».

Le modèle utilitariste était, par essence, binaire, antagoniste, il relevait d’une opposition entre différentes conceptions philosophiques au nom d’un « objectivisme philosophique » qui entendait proposer des règles cohérentes en surplomb, visant à trancher entre les différentes traditions intellectuelles.

Cet objectivisme repose sur l’examen dichotomique des valeurs fondatrices différentes. « Comme leurs valeurs fondamentales sont incompatibles, leurs divergences ne peuvent être résolues rationnellement » (…) « Il n’y aucun moyen d’argumenter pour l’égalité contre l’égalité ou vice versa, parce qu’il s’agit là de valeurs fondatrices et qu’il n’existe pas de valeur ou de prémisse supérieurs auxquelles puissent faire appel les deux parties en conflit » (…) « Plus nous approfondissons ces questions, plus elles deviennent insolubles car nous sommes acculés en dernière instance à faire appel à des valeurs ultimes et antagonistes ».60
On peut, à partir de là, comprendre l’homologie qui s’est progressivement faite au XIXème siècle, entre une politique impériale expansionniste et une idéologie libérale utilitariste.

57 John Rawls, Theory of Justice, Harvard, HUP 1971, traduction française Catherine

Audard, éditions du Seuil 1987

Robert Nozick, Anarchie, État et Utopie, 1974, PUF

58 Hume, Adam Smith, J. S. Mill (1806-1873)

59 Kymlicka, 2001, (fr) La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités,

Éditions du Boréal (Canada), La Découverte et Syros (France). Trad.de Multicultural citizenship : a

liberal theory of minority rights, 1995.(1990, p. 9)

60 Kymlicka, 2001, (fr) La citoyenneté multiculturelle : une théorie libérale du droit des minorités,

Éditions du Boréal (Canada), La Découverte et Syros (France). Trad.de Multicultural citizenship : a

liberal theory of minority rights, 1995.(1990, p. 9)

B- Changement du paradigme philosophique :

Dans le champ de la philosophie anglo-américaine, les théories de la justice (Rawls, Taylor, Dworkin) participent de manière radicale à la rupture constitutive avec cet ordre traditionnel de la pensée, « on ne peut pas juger les institutions politiques en fonction d’un critère indépendant totalement anhistorique. D’après eux (les théoriciens), le jugement politique repose sur l’interprétation des traditions et des pratiques au sein desquelles nous sommes déjà immergés. Cet enracinement historique et collectif n’est pas pris en compte par les controverses traditionnelles entre Droite et Gauche».61

En 1971, John Rawls écrivait dans la préface de son ouvrage A Theory of Justice62: « Perhaps I can best explain my aim in this book as follows. During much of modern moral philosophy the predominant systematic theory has been some form of utilitarianism. One reason for this is that it has been espoused by a long line of brilliant writers who have built up a body of thought truly impressive in its scope and refinement. We sometimes forget that the great utilitarians, Hume and Adam Smith, Bentham and Mill, were social theorists and economists of the first rank; and the moral doctrine they worked out was framed to meet the needs of their wider interests and to fit into a comprehensive scheme. Those who criticized them often did so on a narrower front. They pointed out the obscurities of the principle of utility and noted the apparent incongruities between many of its implications and our moral sentiments. But they failed, I believe, to construct a workable moral conception to oppose it. The outcome is that we often seem forced to choose between utilitarianism and intuitionism. Most likely, we finally settle upon a variant of the utility principle circumscribed and restricted in certain ad hoc ways by intuitionistic constraints. Such a view is not irrational; and there is no assurance that we can do better. But this is no reason not to try ».

Ce moment fondateur est identifié par W. Kymlicka à un changement fondamental de paradigme philosophique. « It is generally accepted that the recent rebirth of normative political philosophy began with the publication of John Rawls’s A Theory of Justice in 1971, and his theory would be a natural place to begin a survey of contemporary theories of justice. His theory dominates contemporary debates, not because everyone accepts it, but because alternative views are often presented as responses to it. But just as these alternative views are best understood in terms of their relationship to Rawls, so understanding Rawls requires understanding the theory to which he was responding – namely, utilitarianism. Rawls believes, rightly I think, that in our society utilitarianism operates as a kind of tacit background against which other theories have to assert and defend themselves. So that is where I too will begin ».63

D’une philosophie essentialiste marquée par l’idée d’un universel impérial et législateur, se substitue progressivement une philosophie contractualiste de la Justice présupposant le rejet de toute antagonisation de l’ordre social et la promotion d’un modèle de compromis basé sur le principe de la concorde transpartisane.

Cet écosystème symbolique et conceptuel organise un consensus social et institutionnel fondé sur un accord rationnel des différentes doctrines politiques.

Cet accord permet la légitimation du libéralisme politique. Cela suppose la correspondance sans cesse renouvelée d’un processus intersubjectif qui relie le raisonnable au rationnel dans le cadre bien compris du consensus démocratique.

Celui-ci suppose l’idée de citoyens rationnels, libres et égaux dans l’ordre légitime d’une société ordonnée et juste selon la philosophie de Rawls.

Ce cadre conceptuel est un jalon nécessaire pour penser la question du libéralisme arabe contemporain.


61 Kymlicka, Les théories de la Justice : une introduction, La découverte 2003. 9

62 John Rawls, Theory of Justice, Harvard, HUP 1971, traduction française Catherine

Audard, éditions du Seuil 1987

63 Kymlicka, Les théories de la Justice : une introduction, La découverte 2003. 9

Section 3. Méthodologie :

La question du libéralisme arabe a souvent porté à discussion paradoxale. Ainsi, autant l’islamisme comme idéologie n’est que très rarement contesté comme objet d’étude, autant la question du libéralisme arabe en terme de sociologie a été, durant mon premier travail de thèse, difficilement discutée tant les forces d’inertie académique, les réticences disciplinaires, les cloisonnements philosophiques ont fourni des points non seulement de résistances au questionnement posé, mais aussi d’occultation.

Ce libéralisme arabe, à défaut d’être théorisé au sens idéologique du terme, est défini socio-pratiquement à partir de triple conditions, à savoir, d’abord, la volonté d’élargir le cadre de référence en dehors de l’ordre textuel, ensuite en cherchant à relativiser de manière (plus ou moins relative) le primat de l’arabo islamisme, enfin en esquissant un ordre rationnel d’argumentation et d’inculturation (c’est-à-dire d’appropriation de certains aspects de la culture occidentale).

Les Révolutions arabes de 2011 constituent, à mes yeux, la promesse intellectuelle d’une réflexion d’ensemble pour comprendre non seulement les événements politiques contemporains, mais aussi pour repenser l’archéologie du libéralisme arabe, repenser la sociologie constitutive de ce que l’on pourrait définir comme le premier libéralisme et essayer de comprendre de manière critique la question de l’orientalisme comme un élément fondamental, non pas uniquement d’émancipation culturelle et intellectuelle, mais un moment majeur déterminant un « rendez vous manqué » entre les intellectuels arabes occidentalisés et le libéralisme, c’est-à-dire un régime critique de discours sur le Pouvoir et les régimes autoritaires.

Certains, comme Saïd ou Shariati ont pratiqué une certaine critique « libérale », mais celle-ci fut très vite étouffée par la contestation première de l’orientalisme, reprise et adaptée selon les contextes politico-idéologiques du moment, la critique de l’orientalisme étant devenue progressivement le libéralisme réduit aux acquêts autorisés par des Etats autoritaires soucieux de définir un différencialisme instrumental garantissant les pouvoirs respectifs.

Trois cercles d’étude se configurent de manière reliée, l’orientalisme, le saïdisme et le libéralisme proprement dit.

§1. L’orientalisme :

A partir de ce modèle conceptuel, j’ai cherché, dans l’optique de l’étude sur l’orientalisme, à définir des ordres relevant de la sociologie de l’action.

Les concepts utilisés sont définis dans mon travail en prenant en compte les temporalités socio-historiques ainsi que les différents ordres de légitimités épistémologiques.

Ces catégories doivent nous aider à situer le style, la cosmologie et la pratique dans le champ disciplinaire.

Cette optique conceptuelle n’est pas un orientalisme à l’envers, une lecture transhistorique confortable permettant de rattacher les acteurs à des modèles arbitraires en surplomb.

Cette démarche ne tend donc pas à la construction de catégories closes, mais au contraire, est utilisée à titre de « concept de sensibilisation » permettant une lecture théorique de la sociologie de l’action.

Quatre ordres définissent, à mon avis, le monde orientaliste de la pratique :

l’ordre Wébérien, l’ordre Khaldounien, l’ordre Machiavélien, l’ordre Augustinien.

  • L’ordre Wébérien dans la discipline de l’orientalisme, peut, de manière plus exacte, se définir comme un ordre Webero-parsonien, tant l’héritage retraduit par Parson et son école sociologique a dominé le paradigme des sciences sociales dans les années 50 et 60. Cette lecture se caractérise en interne par l’accent mis sur la professionnalisation des sciences sociales (entre les années 40 et 70), et en externe par la mise en place d’une sociologie de la modernisation inscrite dans un rapport de domination conceptuelle envers le Monde arabe.64
  • L’ordre Augustinien est lié à la philosophie politique de Saint Augustin et à son projet de construction de la cité de Dieu face à la cité terrestre. La cité de Dieu « retrace l’histoire d’un combat qui se joue depuis la venue du messie entre deux mondes possibles : l’un habité par la grâce, l’autre privé de la grâce ». Pour Saint Augustin, ces deux cités constituent des « modèles » car ces cités permettent de lier l’histoire du salut et l’histoire politique dans une philosophie de l’histoire, d’où l’opposition entre le royaume et le monde. Dans cette volonté de construire l’idéal scolastique en dehors des contingences de la cité terrestre (détruite par les Barbares), se situe l’approche philologique, par excellence, de la construction du monde civilisé face à l’altérité. Cette attitude est sociologiquement repérable dans la longue tradition philologique de l’orientalisme dont les racines religieuses (le rôle des missionnaires) ont longtemps influencé l’étude et la pratique. Cette vision reliant rapport à l’altérité et rapport au texte, structure une généalogie des pratiques.
  • L’ordre Machiavélien renvoie à l’approche agonistique de la sociologie de la domination et à la vision politique d’une lutte entre dominants (l’Occident) et dominés (le Monde arabe). Dans cet ordre professionnel et cognitif, toute approche de type culturaliste et essentialiste est à exclure et à combattre afin de dévoiler les mécanismes structurants du Pouvoir. La question doit donc se porter au niveau de la lutte contre les représentations et le monopole d’une élite refusant le partage symbolique des biens et l’égale dignité des peuples (les orientalistes, l’Occident, l’idéologie néolibérale). Cette tradition scolastique65 se constitue à partir des années 60.
  • L’ordre Khaldounien est, à mon sens, représenté dans une tradition civilisationniste de l’orientalisme, soit pour s’y opposer (les sciences sociales arabes des années 60), soit pour l’islamiser66, soit pour s’en revendiquer de manière eurocentriste67. Le courant a nourri la tradition de l’orientalisme anglo-américain jusque dans les années 60 Il retrouve l’actualité aujourd’hui avec les néo-orientalistes tels que Lewis et Huntington.

Les ordres Khaldounien et Augustinien peuvent être rattachés à la Cité de l’inspiration dont l’entrée passe par l’utilisation de procédés ascétiques.

Dans le monde de l’inspiration, le principe supérieur commun est le jaillissement de l’inspiration. L’état de grand a les attributs qui sont ceux de l’inspiration. Est grand ce qui se soustrait à la maîtrise et s’écarte du commun.

Ainsi, le vrai n’est pas directement accessible aux sens. 

La déchéance serait dans le retrait hors du rêve, la tentation du retour sur terre conduirait à la chute.

Les ordres Wébérien et Machiavélien reposent sur la Cité civique.

La cité civique fait reposer la paix sociale et le bien commun sur l’autorité d’un « souverain désincarné ». La souveraineté est réalisée par la convergence des volontés humaines (des citoyens), la volonté générale qui « ne regarde qu’à l’intérêt commun ». La volonté générale s’exprime dans l’exercice du suffrage.

Dans le monde civique, ce sont les personnes collectives qui accèdent aux états de grandeurs. Le principe supérieur commun est constitué par la prééminence du collectif, de la conscience collective ou la volonté générale.

L’état de grand qualifie ce qui est réglementaire et représentatif. La dignité des personnes est liée à leur aspiration aux droits civiques, à la participation.

La formule d’investissement c’est le renoncement au particulier.

Dans la sociologie de l’orientalisme du Monde arabe, la philologie et l’ordre missionnaire semblent se rejoindre dans le paradigme du don (donner, recevoir, rendre) à partir duquel la pensée scolastique (de type érudit ou biblique) a inscrit la gratuité du don (et sa déconnexion des conditions économiques et sociales) dans l’universel anthropologique de resserrement des liens sociaux.

Dans ce cadre, le modèle des ordres (Machiavélien, Augustinien, Wébérien, Khaldounien) relève d’une double propriété d’être général dans la mesure où il peut s’appliquer à divers contextes socio-historiques et particuliers, et dans le sens où il s’applique en tant que tel à des réalités individuelles et sociales.


64 Hourani Albert, A History of the Arab Peoples (London: Faber and Cambridge, MA:

Belknap/Harvard University Press, 1991;

Talal Asad, Conscripts of Western civilization, in Christine Ward Gailey (ed.), Dialectical

Anthropology: Essays in Honor of Stanley Diamond (Tallahassee, FL: University Press of

Florida, 1992), vol. 2

65 Edward Saïd

66 Bennabi

67 Toynbee, Spengler

68 Gibb, Lerner, Hourani

§2. Le saïdisme :

Pour ce faire, il m’a paru nécessaire d’axer, de manière plus précise, mon optique sur l’étude de différentes biographies.

En effet, Edward Saïd, Hisham Sharabi et Sari Nusseibeh sont représentatifs d’une génération née dans les années 30 et 40, marquée de manière variable par le libéralisme politique et culturel, mais surtout par les guerres israélo-arabes et la question palestinienne.

En termes de continuité, nous pouvons d’abord remarquer que l’archéologie du libéralisme musulman se situe dans la volonté de sortie du Texte dont le tournant herméneutique fut initié au début du XXème siècle (nous pouvons citer Husayn Taha, Ali Abderrakiq et Fazlur Rahman).

La pensée libérale dans l’ordre classique peut s’identifier dans l’école Mut’azilite (IX-Xème siècle) marquée par la rationalisation du fait coranique.

Nous pouvons bien entendu faire référence à la philosophie arabe d’un Ibn Rushd (XIIème siècle) qui a eu le constant souci de garder de manière active, les rapports entre la philosophie et la révélation, la pensée et la Loi, l’individu-sujet et l’institution.

De manière plus précise, il faut indiquer que ce processus s’est d’abord déterminé à partir de l’ordre juridique, soit pour s’en extraire, soit pour s’en prévaloir, soit pour le dépasser. Il serait ainsi fallacieux de présenter l’ordre juridique de l’islam initié à partir du VIIème siècle, comme un monolithe définitif et cohérent.

En effet, au-delà de l’effet d’ethos islamique trompeur, c’est à partir de l’ordre de la pensée juridique que s’est déterminée une volonté à mesurer l’expansion de l’imperium, et ce, face à la nécessité (daroura) de définir un cadre élargi d’interprétation avec le double sens zahir (lettre exotérique) et batin (sens allégorique), mais surtout dans une suite de gradations selon les cas et les situations particulières, entre le champ de l’obligatoire (wajib), du recommandable (mandoub), neutre (moubah) et du blâmable (makrouh).

Les différents mouvements de pensée sont majoritairement issus de cet ordre juridique, que ce soit le mouvement eschatologique et mystique ( avec Ghazali, Arabi, Rumi) prenant l’aspect progressivement d’une allégorisation totale du texte coranique, le mouvement herméneutique exégétique né au XXème siècle que nous avons cité plus haut, le mouvement fondationnaliste comparé par Jean Paul Charnay à des « gens de la Lettre » dans la lignée d’ibn Hanbal et d’ibn Taymiyya, le mouvement de l’adaptation islah (adaptation) aux XIXème et XXème siècles (de Afghani à Rida).

La question s’est progressivement réduite à savoir s’il fallait quitter le Texte ou pas, « contextualiser » le texte ou « textualiser » le contexte ?

§3. Le libéralisme :

Pour ce qui concerne le libéralisme, tout le discours de la modernisation tend à isoler l’aspect théologique comme entité herméneutique d’après une posture idéologique, ce qui équivaut a priori à chosifier la question dans un circuit essentiellement textuel et théorique.

Dans la sociologie de l’orientalisme dans le monde arabe, la philologie et l’ordre missionnaire semble se rejoindre dans le paradigme du don (donner, recevoir, rendre) ou la pensée scolastique (de type érudit ou biblique) est inscrite la gratuité du don (et sa déconnexion des conditions économiques et sociales) dans l’universel anthropologique de resserrement des liens sociaux. Dans ce cadre, le modèle des ordres (Machiavélien, Augustinien, Wébérien, Khaldounien) relève d’une double propriété d’être général, dans la mesure où il peut s’appliquer à divers contextes socio-historiques et particuliers dans le sens où il s’applique en tant que tel à des réalités individuelles et sociales. Si dans la première thèse sur l’islam libéral européen j’ai explicité les ordres : Augustinien et Machiavélien je chercherais à sérier dans cette thèse de l’EHESS les ordres Machiavélien et l’ordre Wébérien afin de comprendre la configuration saïdienne, c’est-à-dire le parcours et la pensée d’Edward Saïd ; à la fois en filiation avec un courant libéral critique et en opposition envers le paradigme wébérien.

Pour ce faire il nous a paru nécessaire d’axer de manière plus précise mon optique sur l’étude de différentes biographies : Edward Saïd, Hisham Sharabi et Sari Nusseibeh sont représentatifs d’une génération nées dans les années 30 et 40 marqués de manière variables par le libéralisme politique et culturel mais surtout par les guerres israëlo-arabe et la question palestinienne.

En terme de continuité nous pouvons d’abord remarquer que l’archéologie du libéralisme musulman se situe dans la volonté de sortie du Texte dont le tournant herméneutique fut initié au début du XXème siècle (nous pouvons citer Husayn Taha, Ali Abderrakiq, Fazlur Rahman) ; la pensée libérale dans l’ordre classique peut s’identifier dans l’école Mut’azilite (IX-Xème siècle) marquée par la rationalisation du fait coranique. Nous pouvons bien entendu faire référence à la philosophie arabe d’un Ibn Rushd (XIIème siècle) qui a eu le constant souci de garder de manière active les rapports entre la philosophie et la révélation, la pensée et la Loi, l’individu-sujet et l’institution.

De manière plus précise, il faut indiquer que ce processus s’est d’abord déterminé à partir de l’ordre juridique soit pour s’en extraire soit pour s’en prévaloir pour le dépasser. Il serait ainsi fallacieux de présenter l’ordre juridique de l’islam initié à partir du VIIème siècle, comme un monolithe définitif et cohérent, en effet, au delà de l’effet d’ethos islamique trompeur, c’est à partir de l’ordre de la pensée juridique que s’est déterminée une volonté à mesurer l’expansion de l’imperium et face à la nécessité (daroura) de définir un cadre élargi d’interprétation avec le double sens : zahir (lettre exotérique) batin (sens allégorique). Ceci dans une suite de gradations selon les cas et les situations particulières : entre le champ de l’obligatoire (wajib), recommandable (mandoub) neutre (moubah) blâmable (makrouh).

Les différents mouvements de pensée sont majoritairement issus de cet ordre juridique que ce soit le mouvement eschatologique et mystique (Ghazali, Arabi, Rumi) prenant l’aspect progressivement d’une allégorisation totale du texte coranique ; enfin le mouvement herméneutique exégétique né au XXème siècle que nous avons cité plus haut ; le mouvement fondationaliste qualifié par Jean Paul Charnay comme des « gens de la Lettre » dans la lignée d’ibn Hanbal et d’ibn Taymiyya ; le mouvement de l’adaptation islah (adaptation) (XIXème siècle/XXème siècle) (de Afghani à Rida). La question s’est progressivement réduite à savoir s’il fallait quitter le Texte ou pas, « contextualiser » le texte ou « textualiser » le contexte ?

Pour ce qui concerne le libéralisme, tout le discours de la modernisation, tend à isoler l’aspect théologique comme entité herméneutique d’après une posture idéologique a priori ce qui équivaut à chosifier la question dans un circuit essentiellement textuel et théorique. Ainsi, on peut reprendre à notre compte les remarques pertinentes du critique George Steiner qui pointe l’insensibilité du savant qui vit à travers les textes l’emprise de son imaginaire : « L’érudit, le vrai lecteur, le faiseur de livres est saturé, par l’intensité terrible de la fiction. Sa formation le prédispose à ne s’identifier de la manière la plus intense qu’aux réalités textuelles (…) Cette saturation peut l’handicaper dans son rapport à ce que Freud appelait « le principe de réalité ». Pour Steiner, il existe un paradoxe où « la culture et la pratique des humanités, la fréquentation du livre à haute dose et l’étude, sont des facteurs de déshumanisation. Il peut rendre plus difficile notre réponse active à une réalité politique et sociale prégnante, notre engagement total envers les réalités circonstancielles ». D’où l’autonomisation du langage savant qui devient « étranger » à la forme de vie où il a pris connaissance. Ainsi l’opacité des motifs est évacuée, la preuve scripturaire définissant l’acte. Le savoir y apparaît tour à tour comme fin, comme moyen et comme forme et se profile de la sorte comme support de la connaissance véritable par l’étude scolastique des textes, la transformation d’un savoir collecté en savoir énoncé. Un monde de documents organisés comme preuves rapportées, mesurées, transcrites et codées.

Ce libéralisme de première génération a trop longtemps gardé une vision philosophique et abstraite de la « réforme ». A contrario, l’ijtihâd, ne peut être valable qu’à la condition de remettre en question le langage politico identitaire produit par l’histoire. Ce langage qui légitime réciproquement le Calife et l’alim (savant) induisait une politique directive du consensus (Ijma’), rétive à toute idée de dissensus ou de discussion. L’oubli de cette nécessité a gravement mis en question différents projets libéraux, mis en question pour avoir porté la discorde, la (fitna) dans la communauté de l’Oumma. Pour ce faire, réduire un discours libéral à une énième relecture progressiste du Coran ne suffit plus ; il faut de manière continue et systématique élargir les champs de références sans, bien sûr, sacrifier la cohérence à l’ouverture. 

Pour certains sceptiques, ce serait la quadrature du cercle, une quadrature impossible à tenir. A contrario, cette exigence nous pousse à changer Il faut dans ce cadre réfuter tout procédé d’intimidation afin de proposer de manière concrète les voies d’une vision libérale enracinée dans l’humus européen, reliée à ses filiations particulières transnationales.

Penser un islam libéral doit nécessairement remettre en question la naïveté occidentalo-centrée d’une première filiation libérale qui de Taha Hussein à Ali Abderraziq a mené la critique (intellectuellement justifiée) d’un certain islamocentrisme sans véritablement percevoir l’ambiguïté politique d’un Occident libéral dont l’universalisme proclamé constituait le paravent d’un différencialisme avéré. Réfléchir la question de l’islam libéral dans le contexte européen nécessite un rapport de critique équidistant envers tous les modèles culturels autoréférentiels.

Cette attitude ne relève pas d’un neutralisme onusien dépolitisé et moralisant, elle suppose, au contraire, un libéralisme politique et intellectuel apte à réfuter le binôme assimilation/communautarisme pour promouvoir un enracinement ouvert, fidèle à une double filiation arabo-occidentale.

Concernant le débat intellectuel, nous avons on a dû nous confronter à deux discours :

  • -Le premier était de porter un discours libéral sans en penser les paramètres comme Mr Jourdain faisait de la prose sans le savoir, avec des discours ponants la sécularisation et la « sortie du texte » coranique, sans expliciter nullement les racines intellectuelles et politiques de ce positionnement.
  • -La seconde fut d’en dresser l’oraison funèbre tout en établissant un bricolage intellectuel indigeste ou l’islamo-nationalisme, le gauchisme anti-impérialiste côtoyait un libéralisme discursif de bon temps apte à ne contenter intellectuellement personne et satisfaire tout le monde.

Dans les deux cas, la démarche a été profondément défensive et contradictoire, elle visait à sortir du texte coranique tout en appelant à la « Raison islamique », déconstruisant souvent à bon droit le récit de la cléricature tout en s’en prévalant afin de légitimer un rôle de médiateur culturel d’où une fonction d’intellectuelle éclairée.

Les différentes formes de critiques ; construire un objet jusqu’à présent non défini c’est aussi partir du dialogue explicite et implicite avec les différentes disciplines et les différents praticiens que nous avons rencontrés, étudiés et discutés.

Pour un anthropologue, l’idée d’un islam libéral ne peut se faire qu’en éloignant le sujet de tout questionnement anthropologique extra-européen, l’étude du Maroc qui a constitué une base de mon étude était à ses yeux une optique non recevable tant que l’idée que le transnationalisme ne peut être un concept opératoire lui était enraciné.

Faisant fi de la question de la globalisation, il m’a été conseillé de me restreindre à un énième discours papal sur la modération et le dialogue des civilisations.

Pour un sociologue, la question de l’étude de l’islam libéral ne pouvait être effective sans passer d’abord par une « ethnographie du réel » des quartiers et des banlieues dans le sillage d’un Gilles Kepel, afin de déterminer les processus d’islamisation que cela induit et les types de pratiques.

Outre l’ « impression personnelle du déjà vu » que cette production donnait en exemple, il m’a paru paradoxal de faire d’une lecture sociologique une démarche prescriptive sur le sujet.

Pour un éminent politologue, le désaccord se liait au fait même du sujet sur l’islam libéral, « si vous discutez du libéralisme c’est que vous êtes forcément libéral » dans le logiciel actuel néolibéral il représente le pire de l’engeance.

Mêlant le dessin du libéralisme politique et du libéralisme idéologique, cette critique pose la question de la neutralité scientifique.

En effet, il est tentant et payant de réduire tout questionnement intellectuel à des soucis subjectifs, sotériologiques ou politiques, le risque étant inévitable tant la problématique étudiée charrie les présupposés, les aprioris et les interprétations.

Mon travail a débuté à partir des textes de références, des sources intellectuelles, passant par la suite à des interrogations concernant les paradigmes des sciences sociales à l’aune de leurs représentations pour achever ce dernier en testant ces notions à partir d’un contexte pratique que la sociologie historique du libéralisme. Cette exploration s’est faite dans un dialogue critique avec une pluralité de récits (philosophiques, sociologiques, anthropologiques à prétention apologétique ou scientifique, théologiques) en esquissant un régime pluridisciplinaire susceptible de fournir des outils pertinents de compréhension et de réflexion.

II. Libéralisme: récits, taxinomies et construcions des catégories 1880-1960

II.1 Le libéralisme: catégories, problèmes et dépassement

Les problématiques souvent évoquées de l’islam se concentrent trop souvent sur les problèmes de l’identité et de la radicalisation idéologique sans jamais poser la question de la médiation politique. Il est préférable sans doute pour maximiser une rente de situation intellectuelle ou se garantir une renommée médiatique de focaliser sur les points extrêmes ou les situations les plus caricaturales, mais au-delà que devons nous comprendre ? Au-delà des effets de représentations, des montées du militantisme idéologiquement organisées, il nous faut poser la question du libéralisme au sujet de l’islam de l’occident.

En terme général, le libéralisme dans le cadre des pays de l’islam est d’abord un fait sociologique essentiel. Il est le produit de la montée des narrations postmodernes liée à l’épuisement des grands récits collectifs. A ce stade, c’est en particulier le libéralisme sociétal et culturel qui progressivement se développe. Cela induit une séparation de plus en plus marquée (notamment au Maghreb) entre espace privé et espace public, loi civile et loi religieuse, individu et communauté d’origine : avec la configuration de la globalisation la marque de l’hybridité trouve une certaine forme de légitimité pratique qui remet en question les paramètres fixes de l’évolution du progrès. La modernité n’est plus vécue comme uniquement un arrachement mais comme un nouveau moyen de construction culturelle, personnelle. Le libéralisme pratique, que je défini de manière plus concrète dans ma thèse par le cosmopolitisme pratique, est à l’oeuvre.

En terme historique, le libéralisme est né au XVIIème siècle avec la Glorieuse Révolution anglaise de 1688. Ce mode de pensée recoupe une pluralité de doctrine (libéralisme conservateur, libéralisme national, libéralisme social).

Dans cette configuration, qu’est ce que le libéralisme ? Produit et accélérateur de la sécularisation de la société européenne, le libéralisme se fonde sur un récit progressiste qui se déploie sur différents plans : technologiques, morales et politiques.

Pour l’aile doctrinaire, tel Benjamin Constant, le libéralisme se définit par des principes fondateurs : « L’erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l’histoire un petit nombre d’hommes, ou même un seul, en possession d’un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal; mais leur courroux s’est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n’ont songé qu’à le déplacer ».

En terme interne, le libéralisme prend un aspect économique et politique relevant de la fois au progrès, du libre échange et de la concurrence non faussée.

Le libéralisme est pensée depuis le XVIIIème siècle (Smith) comme d’abord relevant du principe essentiel de la liberté (en terme individuelle, économique, sociale) soit pour penser l’Etat en terme minimal (Friedmann) soit pour affirmer la souveraineté de l’individu en terme social (Smith, Stuart Mill) individuel et politique (Constant). Une liberté pensée de manière séculière c’est-à-dire avec une véritable séparation entre le domaine égoïste de l’ordre économique et le domaine altruiste de l’ordre social (Smith). Cette séparation s’inscrit non dans une logique agonistique mais dans un ordre de la pluralité ordonnée ou logique de l’Etat (protecteur pour Smith), logique de marché et logique du travail sont insérées dans un ordre des choses cohérentes et harmoniques. Le libéralisme peut se comprendre en tant que nouveau processus de civilisation socio politique, au sens éliasien c’est à dire un processus d’intériorisation de contrôle par l’individu avec la distance entre les corps, le contrôle des émotions, la répression des pulsions (Elias La société de Cour).

Ceux-ci sont directement liés à des formations sociales, des sociabilités civiles et politiques dans les différentes strates de la société.

Le libéralisme présuppose un certain ordre social stable établit au nom d’un consensus majoritaire central : prédisposés « par leur position et leurs dispositions à définir ce qui est bon et ce qui est bien » (Bourdieu Homo Academicus 1984).

Par conséquent, ce modèle réfute toutes dérivations c’est-à-dire des modes de rationalisation du non logiques. Dans cette configuration, les intérêts privées ne sont pas utilisés dans la catégorie des passions non logiques mais au contraire elles sont représentées comme un moyen rationalisé d’édification des vertus publiques « les individus et les collectivités à s’approprier les biens matériels utiles, ou seulement agréables à la vie, ainsi qu’à rechercher de la considération et des honneurs »

(Pareto Traité de sociologie générale § 2009).

Par conséquent, le libéralisme est vu non seulement comme un mode d’acquisition des connaissances de la civilisation occidentale mais aussi comme une source de la puissance de l’Europe.

Sociologie du libéralisme

Ce modèle à partir de l’expédition de Bonaparte en Egypte, est celui de la puissance de l’occident industriel et expansionniste qui professionnalise le régime de connaissance au nom des intérêts de son pouvoir : « Comprendre signifie… interpréter et inclure : quelle soit de forme passive (la compréhension) ou active (la représentation), la connaissance permet toujours à celui qui la détient la manipulation de l’autre ; le maître du discours sera le maître tout court » (T. Todorov, « Préface à l’Orientalisme», p. 8). En terme externe, au XIXème siècle, le libéralisme participe à une propagande politique et idéologique axée sur le primat de la puissance de la « Civilisation occidentale ». Dans le cas de l’impérialisme britannique, le libéralisme par son pragmatisme participe d’une économie générale de l’apologie occidentale. « L’impérialisme moderne constitue le point d’arrivée des forces précapitalistes que l’Etat monarchique réorganisa en partie grâce aux méthodes du capitalisme naissant » (Schumpeter 1951). Dans ce modèle libéralisme économique et libéralisme scolastique sont au service d’une élite aristocratique constitutive du modèle de la gentry, blancs Anglos saxons, (color line) (Cannadine D The decline and fall of the british aristocracy London Pan Books 1992). D’où une expansion des concepts racialisé tels que britishness ou britannité infuse des sociétés locales (politique de l’indirect rule) (Henry Laurens L’empire et ses ennemis, la question impériale dans l’histoire Le Seuil 2009. Pitts Naissance de la bonne conscience coloniale, les libéraux français et britanniques et la question impériale L’Atelier 2008).

Il permet de célébrer la force de l’identité européenne, ensuite de proposer un discours aux « barbares » en voie de soumission. On peut en voir la preuve par le continuum de l’instrumentalisation de certaines « valeurs » dans les politiques d’impositions. Certains intellectuels arabes (Laroui) parles d’un « libéralisme d’importation » ou de « domestication » : en effet, en soulignant l’altérité c’est-à-dire le manque de modernité (donc de libéralisme) de l’Autre on renforce sa propre idéologie politique et on légitime sa puissance d’assujettissement (voir les articles de Stanley à propos de ses recherches sur D Livingston).

Ce que d’une certaine façon, Arendt valide dans sa « Condition de l’homme moderne » à propos du libéralisme pensé en tant qu’idéologie progressiste, vue comme une idéologie de l’expansion :

Pour Arendt, à la fin du XIXème siècle, l’impérialisme occidental est constitué par trois facteurs explicatifs et interdépendants qui ont tous une corrélation avec le libéralisme idéologique.

  • l’idéologie  » progressiste, vue comme une idéologie de l’expansion : « Le progrès sans fin de la société bourgeoise, qui non seulement s’oppose à la liberté et à l’autonomie de l’homme, mais qui, de plus, est prête à sacrifier tout et tous à des lois historiques prétendument supra humaines ». Cette conception du progrès « l’histoire comme processus nécessaire » est en partie différente de la définition de la Révolution française pour qui « le progrès trouvait son apogée dans l’émancipation de l’homme ».
  • L’accumulation indéfinie du pouvoir politique de la part de la bourgeoisie libérale. Processus lui-même « indispensable à la protection d’une accumulation indéfinie du capital » Le pouvoir vu comme une fin en soi, un processus permanent d’accumulation pour l’Etat ce qui présuppose la « condition de guerre perpétuelle » et le maintien du statu quo. Une philosophie agonistique de tous contre tous vue comme la seule garantie de sa survie. (Car même le règne de Dieu sur les hommes est  » le fait, non pas de la Création… mais de l’Irrésistible Pouvoir »(Hobbes).
  • Le régime de la minorité érigé en principe majoritaire a priori au nom des intérêts individuels et des profits personnels.

« Le progrès sans fin de la société bourgeoise, qui non seulement s’oppose à la liberté et à l’autonomie de l’homme, mais qui, de plus, est prête à sacrifier tout et tous à des lois historiques prétendument supra humaines »5. Cette conception du progrès « l’histoire comme processus nécessaire » a dans le cas de l’impérialisme coagulé avec une vocation messianique héritière de la Révolution française pour qui « le progrès trouvait son apogée dans l’émancipation de l’homme »5.

Par conséquent, le libéralisme comme nature proprement universaliste « C’est seulement lorsque les puissances étrangères tentent de dominer les peuples que les idéaux de la démocratie deviennent extérieurs en vertu de l’acteur qui prétend les imposer » 6.

Cette construction se déploie au service d’une double politique de domination « si possible un contrôle informel, si nécessaire un contrôle formel » ceci au nom d’un libéralisme de gouvernement sur les territoires de peuplement européen exploités « Self government, self support, and self defense » (John Gallagher Alice Denny Africa and the Victorians ; The Offcial Mind of Imperialism 1961).

II.2 Le récit libéral de la déoccidentalisation de l’empire

La Grande Bretagne première puissance hégémonique, « puissance navale, reprise de la politique de Fleury et de Louis XV politique des limites de puissances ne « pas collectionner les trophées mais de ramener le monde à des habitudes pacifiques »

Le libéralisme comme récit alternatif et d’opposition vis-à-vis de sphère d’influence, l’empire perse, moghol, chinois 1700-1750. Empire ottoman fin du XVIII Empire espagnol, portugais 1808-1823.

Il induit d’établir une continuité latino-héllénistique-romaine de César aux hohenstaufen jusqu’au conquistador (Toynbee, Spengler) Abondon de la conquête territoriale au profit des points d’appui, des zones d’influencesempire informel) ; developpement de l’immigartion internationale (13 millions de britanniques) national/local international et national, interaction entre centre et périphérie.

Face à la désoccidentalisation entre 1760 et 1880, premier empire occidental 2,8 Millions d’habitants, mercantilisme, Amérique du Nord dominée par les colonies américaines à 1880 189 millions d’habitants les Indes dominent et le libéralisme thalassocratique : la « color line » entre les colonies blanches de peuplement ; les colonies d’exploitation ; les comptoirs L’impérialisme les dominions (Etats autonome) ; les colonies de la couronne : protectorat l’indirect rule ; empire informel Amérique latine (café, laine), Asie, empire Ottoman domination politique, diplomatique, militaire. Le rôle de l’Etat nation a eu une confluence néfaste en centralisant le droit judiciaire une localisation du droit positif, une destruction officielle des coutumes locales.

L’idéologie du libéralisme se structure autour d’une large sédimentation idéologique ; relancer le messianisme chrétien, européen, le soutien discursif à la « tolérance religieuse », développer le commerce entre les peuples ; hypostasiant l’idéologie première des whigs ( la liberté politique , état de droit, philanthropie, liberté économique contre l’absolutisme) ce régime impérial s’est appuyé sur un libéralisme confessionnel, lié aux protestants évangélique Ce régime est basé sur une politique mercantiliste « blue water strategy » (Ricardo et Smith) dont les piliers reposaient sur une importante marine (de guerre, marchande) une politique commerciale et militaire agressive. Ceci au nom des groupes privés d’entrepreneurs marqués par un néo aristocratisme liée à la nostalgie d’un certain mode de vie noble. Ce régime s’est basé sur l’ouverture des marchés locaux, la libéralisation du commerce, l’abaissement des tarifs douaniers en faveur des produits britanniques ; la lutte antiesclavagiste. On peut en voir une déclinaison dans le messianisme libéral appliqué dans le monde (notamment en Amérique latine ; évangélisation en Afrique (Lesotho) Ceci avec l’usage de missionnaire, de médecins au nom d’un certain hygiénisme tropical.

Libéralisme économique « croyance en l’influence morale et civilisatrice du commerce » (Palmerston) : libéralisme politique (Reform Act 1832) ; la liberté comme outil d’expansion « muscular chritanity » « anglobalisation » ; utilitarisme : le libéralisme.

Le savoir, la compétence linguistique , la compétence scientifique la compétence épistémologique la compétence cognitive : royal geographical society , société ethnographique de Londres : le libéralisme comme outil d’expansion de l’empoire informel East India Compagny établissement commerciaux ; les « privateers » guerre de l’opuium ; l’EIC finance les troupes anglaises Open Door policy « gentlemany capitalism » ; entrepreneurs indivuels et industriels technologies, libre échange ; l’esclavage en tant que critique relevant de l’Empire informel, notamment ottoman (GB achète 29% des exportation d’Istanbul fournis 40% des importations). Le libéralisme moral lié à un la lutte contre l’esclavage (abolition de l’esclavage 1834).

L’Impérialisation du libéralisme au  XIXème siècle

Le libéralisme impérial dans son acceptation du XIXème siècle consacre la suprématie morale et politique c’est-à-dire militaire et économique de la Grande Bretagne. Le discours libéral prend l’aspect d’une idéologie de lutte contre tout ordre holiste de type organiciste considéré comme traditionnel et non occidental. La souveraineté du rationalisme occidental est affirmée et étendue en vue de définir la vie des « non occidentaux » réduit à être l’Autre d’un soi jugé métaphysiquement supérieur parce qu’il est souverain dans tous les champs de l’existence. Politiquement, ce monde de l’esprit et du texte fait de l’objet étudié un corps dont l’emprisonnement conceptuel et symbolique suppose des modalités ad hoc aménagées de manière continuelle.

Dans le cadre de l’orientalisme colonial (notamment dans sa filière anthropologique) cette politique assure la mise en exploitation symbolique, politique et économique du corps de l’altérité chosifiée : ce qui suppose un perpétuel ajustement de coordination des savoirs et de communication des praticiens. On peut parler à l’instar de Foucault de dispositifs définis comme « des ensembles résolument hétérogènes, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref du dit aussi bien sue du non-dit. Voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments » (D&E, II, 298-329).

Cette construction permet de produire une lisibilité des territoires et des populations étudiées. De ce fait, elle nécessite l’observation et l’enregistrement des pratiques et d’événements.

Ce processus de « disciplinarisation » sous tend la mise en place des savoirs nécessaires à la rationalisation des techniques disciplinaires. Cette construction permet de ne pas figer le champ des possibles à l’unique figure de l’expert.

Dans le contexte du monde arabo-musulman, ce régime par différents instruments (l’université, le recensement, l’outil démographique, les contrôles sanitaires) contrôle le corps des sujets, des femmes et des connaissances. Ce nouveau modèle mis en place dans le monde arabo-musulman retraduit le monopole de l’universel scolastique dans le cadre d’une définition monosémique de l’identité, de la langue et du Pouvoir.

Dans ce cadre un impérium légitime la narration du Pouvoir dans sa pratique rationnelle de l’identité, dans son discours de l’universel vécu comme un monopole distinctif. Ce progressisme autoritaire dont la filiation remonte à la République jacobine de 1793, est de nature rationaliste et bureaucratique, il aspire à fournir de manière coercitive et universelle le « progrès et la civilisation » et ceci malgré la volonté des Indiens des Etats Unis ou des Arabes d’Algérie.

La devise de la première république brésilienne (1889) inspirée d’Auguste Comte « Ordre et progrès » représente de manière parfaite cet ordre social qui se situe d’abord dans une logique binaire de confrontation de valeurs, entre un bien ontologique scientifique et unitaire et un Mal tout aussi ontologique, traditionnel et pré politique.

Dans ce cadre français, l’ « idée nationale » est pensée comme le produit historique de l’inévitable progrès d’un long processus de civilisation interne qui à partir de la dissolution de l’Ancien Régime a permis d’amplifier une nationalisation de l’imaginaire symbolique et un rejet de toutes appartenances particulières. Ainsi pour l’anthropologue du début du XXème siècle Marcel Mauss, la Nation n’est pas uniquement un cadre politique , elle revêt aussi un aspect sociologique: « Il semble donc, au premier abord, que la vie collective ne puisse se développer qu’à l’intérieur d’organismes politiques aux contours arrêtés, aux limites nettement marquées, c’est-à-dire que la vie nationale en soit la forme la plus haute et que la sociologie ne puisse connaître des phénomènes sociaux supérieurs . Il ajoute en période nationaliste, la civilisation, c’est toujours leur culture, celle de la nation, car ils ignorent généralement la civilisation des autres. En période rationaliste et généralement universaliste et cosmopolite, et à la façon des grandes religions, la civilisation constitue une sorte d’état de choses idéal et réel à la fois, rationnel et naturel en même temps, causal et final, au même moment, qu’un progrès dont on ne doute pas dégagerait peu à peu. » (Mauss OEuvres, vol. 2, Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Editions de Minuit. 1974, p 451).

Tout processus de différenciation (sociale, politico- identitaire) n’est plus pris comme attentatoire à la religion nationale ou au Roi mais en tant que potentiellement porteur de dissensus (politique et culturel) et de retour vers la tradition des séditions méta politiques: symbolisant la restauration contre le progrès, le féodalisme contre l’unité étatique, la tradition contre la modernité ontologiquement présentée comme bénéfique. A partir de cette archéologie, les procédures politiques de domination des populations sous tutelle ont une délimitation extensive comprenant aussi bien le royaume de la médecine (avec ses campagnes de contrôle sanitaire) que l’empire des expertises de l’altérité (l’orientalisme). Ceci relie dans un mélange curieux abstraction textuelle et appropriation corporelle : tout corps nécessite médiation, tout texte suppose application, tout indigène induit sujétion. Ce qui présuppose la légitimation d’un type unique de texte, de langue, d’un modèle d’intermédiaire qui délimitent le corps de l’altérité soumise : « L’homme de science, l’érudit, le missionnaire, le commerçant, le soldat étaient en Orient ou réfléchissaient sur l’Orient parce qu’ils pouvaient y être, y réfléchir, sans guère rencontrer de résistance de la part de l’Orient. (…)Et pourtant, on ne doit pas cesser de se demander ce qui compte le plus dans l’orientalisme: est-ce le groupe d’idées générales l’emportant sur la masse des matériaux idées qui, on ne peut le nier, sont traversées de doctrines sur la supériorité européenne, de différentes sortes de racisme, d’impérialisme et d’autres, de vues dogmatiques sur l’oriental comme une espèce d’abstraction idéale et immuable , ou les oeuvres si diverses produites par un nombre presque inimaginable d’auteurs qu’on pourrait prendre pour des cas particuliers, individuels, de l’écrivain traitant de l’Orient? » (Edward Saïd, L’Orientalisme, p. 20-21).

Le temps des rois et des savants isolés qui s’établit autour des cycles longs des dynasties et de l’accumulation archivistique est remplacé par les cycles moyens et courts de la gestion technique de la légitimité ce qui induit la fabrication d’un savoir administratif et politique sur mesure et d’un processus décisionnel tourné sur le cours de la vie des hommes du commun c’est-à-dire une nécessaire réactivité des gouvernements de « contrôle sur ». La connaissance des hommes se modernise dans une conception du temps réduite à des cycles de gouvernement. La raison théorique s’est rapprochée du monde social non plus pour l’agonir mais pour le construire à son image de rigueur et d’ordre : la « mathématisation du monde » pour reprendre Husserl.

Le modèle de la domination est d’abord celui du corps : individuel, collectif, social susceptible de produire une segmentation des sociétés dominées dans le cadre de règle des trois lois de l’hégémonie définies par Aristote par le contrôle politique, militaire, territorial.

Le libéralisme proféré et formel se mue en impérialisme réel dont l’ambition est non l’émancipation des sujets individuels mais l’assujettissement des individus chosifié. En effet dès l’antiquité grecque, cette philosophie de l’ordre social se configure dans une vision agonistique du monde et de la société qui légitime la politique d’imperium des Athéniens , Ainsi, l’exemple du récit platonicien dans le Timée décline les rapports entre ce qui est présenté comme une identité philosophique grecque et l’altérité qui, dans ce récit, se configure sous la forme de l’Orient égyptien avec comme angle de différenciation, le rapport à la tradition qui définit le lien de l’homme à son univers, à son savoir. « Alors un des prêtres

(égyptien), qui était très vieux, lui dit : « Ah ! Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours des enfants, et il n’y a point de vieillard en Grèce. » A ces mots : « Que veux-tu dire par là ? demanda Solon. — Vous êtes tous jeunes d’esprit, répondit le prêtre ; car vous n’avez dans l’esprit aucune opinion ancienne fondée sur une vieille tradition et aucune science blanchie par le temps » (Timée/22d-23e/23-25).

Le modèle grec est le modèle à partir duquel se déclinent les questionnements, et les recherches de la meilleure voie « Compare d’abord leurs lois avec les nôtres. Tu verras qu’un bon nombre de nos lois actuelles ont été copiées sur celles qui étaient alors en vigueur chez vous. (…) Et vous vous gouverniez par ces lois et de meilleures encore, surpassant tous les hommes dans tous les genres de mérite, comme on pouvait l’attendre de rejetons et d’élèves des dieux » (Timée/25a-26b).

Par conséquent, son expansion sociale et politique, le libéralisme anglo-saxon a érigé à la fin du XVIIIème siècle, la puissance comme « moteur de l’histoire » (Voir les discours du premier Pitt William durant la Guerre de 7ans 1756-1763). La croissance et la force morale de la population sont considérées comme une richesse de la Cité garante de la grandeur civique et politique. Cette richesse impose pour les clercs de l’universel (Jésuites missionnaires, protestants de la Nouvelle Angleterre, mandarins bureaucrates de l’empire chinois des Mandchous, fonctionnaire du royaume de Prusse ; XVII-XVIIIème siècle) l’organisation d’un ordre permettant le contrôle souverain sur les corps et sur la vie et non pas seulement sur un système juridique. Cet ordre de la Raison impériale vise à embrasser tous les processus du groupe humain de la naissance à la mort en passant par les âges, la natalité et la procréation (Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001). Elle nécessite dans l’ordre de la Raison scolastique, la surveillance sociale et disciplinaire au nom de la puissance commune sur l’ensemble des savoirs et des institutions de légitimités. Ce récit n’est pas bien entendu en soi appliqué, mais il induit un ordre normatif prépondérant susceptible de garantir l’ordre politique et social.

Ainsi le modèle de domination décrit avec l’Orientalisme, à travers la théorie libérale du despotisme oriental, « rénove » le discours de la pensée grecque dans son optique binaire entre la liberté d’Athènes et l’esclavage de la Perse. Après l’assujettissement du monde américain au XVIème siècle, le monde méditerranéen semble à la fin du XVIIIème siècle être désigné pour être le modèle d’inclusion et donc d’exclusion à l’universel dominant de type libéral impérial.

Le problème de la translatio civilisationis

A partir de la domination impériale et coloniale de la fin du XIXème siècle, s’est opérée une dynamique d’occidentalisation du territoire soumis, opérée par cet ordre de la rationalisation qui au travers de l’enseignement, des directives administratives et linguistiques institue la puissance du discours occidental, des politiques de socialisation sur des sujets et des corps sociaux et individuels. Cette configuration induit un âge de l’empire moderne ou l’universel occidental prend l’aspect d’un « chauvinisme de l’universel ».

Le libéralisme utilitaire a été pour Arendt à la fois source idéologique de l’élite britannique notamment et source intellectuelle de l’impérialisme.

Celui-ci a produit d’une part outre une translatio-imperii au désavantage des puissances latines (Espagne, France) au XVII-XVIIIème siècle et d’autre part une translatio-civilisationis au XIX-XXème siècle au détriment notamment du continent africain. Cela explicite le transfert de civilisation initié par le libéralisme bourgeois est de l’ordre du transfert de légitimité autour d’un canon occidentale avec ses dispositifs afférents.

En terme général, la translatio-civilisationis c’est-à-dire le « transfert de civilisation » est l’autre aspect de la translatio-imperii. Elle recoupe deux formes spécifiques d’impérium, d’une part un certain modèle de l’assimilation intellectuelle et culturelle que nous pouvons rapprocher avec la romanisation : dans lequel, l’universel occidental se veut un monopole arbitraire et autoritaire.

D’autre part, une seconde forme marquée par le différencialisme, l’altérité est paré de tous les attraits positifs afin d’en souligner l’objet d’étude et par là même de soumission.

Historiquement, la translatio-civilisationis débouche sur un ordre d’imposition d’une civilisation à une autre, d’un modèle normatif sur un autre. Si la translatiocivilisationis est toujours le produit d’une suprématie politique, culturelle ou intellectuelle elle ne procède pas bien entendu de l’unique vocable impérial il peut tout aussi bien dériver du cadre national stricto sensu.

En terme intellectuel, pour Marcien Towa : «La raison ainsi que la science et la philosophie en lesquelles elle se déploie seront donc ce que les idéologues de l’impérialisme européen accepteront le plus difficilement de partager avec les autres civilisations. Ainsi s’est ancré dans les esprits un préjugé qui fait que l’Africain qui veut parler de philosophie ou de science est considéré comme se mêlant de ce qui ne le regarde pas » Towa (Marcien).- Essai sur la problématique philosophique dans d’Afrique actuelle (Yaoundé, Editions CLÉ, Collection Point de vue, 1979).

Cela génère un régime de questionnement politique, intellectuel, épistémologique sur la souveraineté. Celle-ci de la part des sociétés extra occidentales mise en équation est investie d’une puissance de légitimité considérable à la mesure du processus d’infériorisation des droits des cultures extra-occidentales.

D’où une recherche archéologique d’un continuum, d’une histoire susceptible de faire contrepoids à l’occidentalo-centrisme. Cette aspiration peut déboucher parfois vers une idéologisation réactive. On peut citer l’ethnophilosophie qui cherche à situer « l’africain » dans l’espace monde avec comme acte fondateur l’ouvrage du père Placide Tempels dans les années 40, « La philosophie bantoue ». Pour lui, « Une meilleure compréhension du domaine de la pensée bantoue est tout aussi indispensable pour tous ceux qui sont appelés à vivre parmi les indigènes(…) cela s’adresse tout particulièrement aux missionnaires. Si l’on n’a pas pénétré la profondeur de leur personnalité propre, si l’on ne sait pas sur quel fond se meuvent leurs actes, il n’est pas possible de comprendre les bantous. On n’entre pas en contact spirituel avec eux. On ne se fait pas entendre d’eux, et particulièrement pas lorsqu’on aborde les grandes vérités spirituelles. On risque au contraire, en croyant «civiliser», d’attenter à l’«homme », de travailler à grossir le nombre des déracinés et de se faire l’artisan des révoltes. » Tempels La philosophie bantoue 1943. Là, l’impérium explicité est dans un romantisme de la différence portée à un niveau tel qu’il permet de légitimer rétroactivement l’oeuvre de christianisation et «C’est nous qui pourrons leur dire, d’une façon précise, quel est le contenu de leur conception des êtres, de telle façon qu’ils se reconnaissent dans nos paroles, et acquiescent en disant : « tu nous a compris complètement, tu ‘’sais’’ à la manière dont nous ‘’savons’’. » De ce fait, le différencialisme compassionnel s’établit sous le vocable explicite de la christianisation « des âmes africaines » et de primitivisme des « esprits africains ». Ce récit « ethno-philosophique » pour reprendre Towa «au lieu d’adopter à leur endroit l’attitude de détachement scientifique, les auteurs en quête d’une philosophie africaine spécifique leur confèrent une valeur normative relativement à la vérité ou à l’action». (Towa)

L’opération s’inscrit dans un paradigme ethnologique dont la puissance contamine la moindre construction intellectuelle : « l’ethnologie, décrit, expose, explique mais ne s’engage pas (du moins pas ouvertement) quant au bien fondé de ce qui est ainsi décrit, expliqué. Elle trahit aussi la philosophie parce que la pierre de touche qui lui permet d’opérer un choix entre les diverses opinions est avant tout l’appartenance ou la non appartenance à la tradition africaine, alors qu’un exposé philosophique est toujours une argumentation, une démonstration ou une réfutation.

Ce qu’un philosophe retient et propose est toujours du moins en droit, la conclusion d’un débat contradictoire, c’est-à-dire d’un examen critique et absolument libre » (Marcien Towa).

L’ethnophilosophie ainsi dérive sur différents points tous nocifs à divers degrés :

Le mythe devenant la philosophie, l’individualité se constituant en totalité, la singularité se résumant en collectivité, le sens commun est érigé en science. Tous ces paramètres sont légitimés au nom d’une quête illusoire de l’identité et de l’authenticité préjudiciable à tout recherche sincère de la vérité : « la mentalité mythique érige directement un comportement individuel en norme universel de comportement, une opinion individuelle en vérité universelle, du seul fait qu’il s’agit du comportement de la volonté ou des déclarations d’une individualité, homme ou dieu posé comme exemplaire (…) Ce qui caractérise donc essentiellement un esprit mythique, c’est son inaptitude ou son renoncement à penser, à réfléchir d’une manière personnelle et autonome».

Comme nous le voyons, la résistance face à ce qui s’identifie à un imperium de l’uniformatisation peut s’avérer difficile non pas tant dans les présupposés de la lutte pour l’émancipation que dans les modes pratiques et concrets de celles-ci.

I.1 Le libéralisme impérial et la notion historique de civilisation

A partir des années 20, le libéralisme impérial sous la pression du réveil des nations assujettie (Inde, monde arabo-musulman) et l’extinction de la première génération des intellectuels organiques de l’impérialisme (Kipling) ; une nouvelle génération de penseurs (Toynbee, Spengler) et de praticiens (Gibb) visent à refonder une hégémonie politique et culturelle battue en brèche par la montée du nationalisme. Pour ce faire, le paradigme Khaldounien de la civilisation fut légitimé par l’essayiste A. Toynbee, un des maîtres de l’orientaliste Hamilton Gibb (fondateur des études sur le monde musulman aux Etats-Unis). Ceci dans un contexte de crise civilisationnelle et sociale.

Pour Toynbee, la civilisation est le concept le plus apte (car global) à saisir les processus sociaux historiques en cours « neither a nation-state nor (at the other end of the scale) mankind as a whole but a certain grouping of humanity which we have called a society » 144 Le modèle de la civilisation est d’abord pensé ontologiquement comme européen d’abord ; une civilisation vue comme en perpétuel danger car elle est menacée dans son principe même structurant : la raison scientifique pour Husserl, l’universel européen pour Toynbee, la tradition antique pour Leo Strauss145.

Ce modèle présuppose une idéologie occidentaliste qui fait de l’Occident non seulement la référence politique et culturelle indépassable mais aussi l’unique étalon de mesure de la représentation du monde. 

Dans ce cadre, l’Occident devient l’homonyme de civilisation dans son aspect de progrès (économique, culturel) et de puissance (politique et symbolique).

L’ouvrage marquant de Toynbee « A Study of History »146 conçoit la société en termes organiques, dont la civilisation est une sorte particulière, définie rationnellement avec : « rien d’autre qu’une base commune entre le réseau de relations d’un individu et les autres réseaux. Elle n’a pas d’existence en dehors de l’activité des individus qui, pour leur part, ne peuvent exister en dehors d’une société ». Dans cette méthodologie relevant de la cartographie et de la catégorisation, les différentes entités s’inscrivent dans un continuum évolutif dont l’Occident constitue à la fois le stade suprême d’évolution et l’étalon de mesure définissant les conditions de la modernité.

Dans l’optique de Toynbee, la civilisation anglo-saxonne (comprenant les Etats- Unis par extension) se doivent à l’aune de ce procès d’assumer la tâche de poursuivre le long chemin qui mènera vers une civilisation mondiale où le modèleoccidental de type anglo-saxon ne pourra être que dominant. En tant que sociétés intercommunautaires, les « civilisations » peuvent être l’objet d’une étude comparative.

Toynbee identifie ainsi « vingt-et-une unités, qui auraient existé historiquement dans le cadre du développement d’une civilisation mondiale. En raison de notre dette envers Israël, la Grèce et Rome,… civilisations disparues… nous avons présupposé – dans l’aveuglement de notre égoïsme – que nos nobles personnalités étaient les seules raisons d’être de ces civilisations ‘mortes’… mais il sera plus difficile pour nous d’accepter le fait moins évident que les histoires de nos vivants, criards et quelquefois injurieux contemporains -les chinois et japonais, les hindous et les musulmans, et nos frères plus anciens les chrétiens orthodoxes- vont bientôt faire partie de notre passé historique occidental dans un monde futur qui ne sera ni occidental ni nonoccidental, mais qui héritera de toutes les cultures que nous, occidentaux [avec nos révolutions scientifiques et technologiques] avons désormais brassées dans un unique creuset ». La société occidentale serait « la seule [civilisation] survivante, la seule qui ne soit manifestement pas en voie de désintégration, et qui, à bien des égards, a pris une ampleur mondiale »147.

Une conception universelle de l’histoire : le libéralisme impérial utlise le concept de civilisation en fixant de manière arbitrale. L’ordre khaldounien considère que l’évolution de la pensée sociale, est le produit de l’histoire universelle, doit être traitée du point de vue des relations internationales et de l’interaction des cultures existantes à un moment historique donné. Dans ce cadre, le concept d’histoire universelle est central : « L’histoire a pour objet l’étude de la société humaine, c’est-à-dire de 1a civilisation universelle. Elle traite de ce qui concerne la nature de cette civilisation, à savoir: la vie sauvage et la vie sociale, les particularismes dus à l’esprit de clan et les modalités par lesquelles un groupe humain en domine un autre. Ce dernier point conduit à examiner la naissance du pouvoir, des dynasties et des classes sociales. Ensuite, l’histoire s’intéresse aux professions lucratives et aux manières de gagner sa vie, qui font partie des activités et des efforts de l’homme, ainsi qu’aux sciences et aux arts. Enfin, elle a pour objet tout ce qui caractérise la civilisation »148.

Par le modèle de la civilisation, l’histoire remplace Dieu qui est extériorisé hors du monde. Les concepts (Société, Etat, Histoire) deviennent des acteurs dans le fonctionnement et dans la construction de la société conçue comme système organique où est définie une tripartition sociale entre les prêtres (fonction religieuse), les soldats (fonction guerrière) et les administrateurs (fonction administrative et politique). Cette approche réfute toute conception d’une nature indépendante du social.

Mais de manière plus précise, c’est le concept d’aires culturelles dans la pensée germanique de la fin du XIXème siècle qui a marqué durablement la lecture globalisante et culturaliste de l’orientalisme allemand. 

Dans ce régime d’interprétation, l’usage du terme « identité », désigne non pas la nature profonde d’un individu singulier ou d’un collectif en soi, mais la relation entre les appartenances collectives (le fait pour quelqu’un d’être identifié au moyen de catégories sociales) et des personnalités individuelles (la manière dont chacun s’identifie lui-même, se vit comme une personne unique). Ce premier stade de la définition est systématisé par une vision néo-civilisationniste. Ainsi, les identités collectives (ensemble des catégories qui identifient un individu à un moment donné, dans un lieu donné) et les identités individuelles (sentiment d’être tel ou telle, dans sa singularité) sont définies de manière inséparable, la question étant généralement de savoir comment tel ou tel comportement, croyance ou attitude peut se comprendre à partir des appartenances collectives et de la manière dont celles-ci sont vécues, traduites, intégrées par telle ou telle personne. Ici, lorsque nous parlons d’identité collective ou individuelle, l’identité est considérée comme une essence de nature collective et culturelle. L’usage conceptuel de ce paradigme n’est pas innocent : dans la construction culturelle de l’identité, la définition de l’ennemi est essentielle : chaque culture définissant ses ennemis, ceux qui existent par-delà son espace et qui la menacent.

Les identités à l’aune de l’approche culturaliste procèdent d’une vision dichotomique entre « nous » et les « autres » ; d’où une manipulation des marqueurs ethniques pour tracer les frontières sociales des groupes. Cette vision n’est pas due au fait unique de l’absence de sécularisation dans la tradition politique allemande (Rivet) cette idéalisation de l’homo occidentalis est à rattacher à ce que Stephan Kalberg décrit comme le pessimisme culturel marqué par la condamnation de la société moderne (Nietszche) ; le diagnostic désenchanté du malaise de la civilisation (Freud, Simmel). Cette vision a déterminé l’image globalisée et holistique d’un islam rattachant religion et Etat (Becker), philosophie et spiritualité (Goldziher). La pensée du déclin de l’Occident (Spengler, Toynbee) est le produit de ce pessimisme culturel dont Samuel Huntington fut le digne héritier.

La racialisation de la notion de civilisation : Le concept de civilisation est un concept à multiple usage à forte prégnance racialisée depuis la fin du XIXème siècle.

Pour les intellectuels libéraux qui utilisèrent le concept jusqu’aux années 1950, la race est la donnée de base permettant de définir la civilisation, le civilisé et le non civilisé. La désignation identitaire par la mise en groupe catégorielle est légitimée par une instrumentalisation de la race comme concept « scientifique ». Cette posture sous-tend une généralisation des données individuelles et collectives à l’aune d’une cartographie racialisée du monde.

Une cartographie du monde : Cette optique ethno-raciale est présente dans les travaux de Toynbee. L’historien britannique a identifié vingt et une civilisations différentes qui étaient apparues à divers endroits sur terre et à des moments particuliers. Cette approche considère les État-nations comme la France comme des unités historiques de faible pertinence.

A contrario, la civilisation est d’abord un processus organisé conjointement autour de la culture citadine et de la culture rurale. Ce modèle est de type néo élitaire car il sous-tend une division entre élite et masse et marque le stade final de la culture transformée par le creuset socio-urbain. Une élite reliée à une « conception du monde » dominante et culturellement fondée sur des valeurs. Son rôle moteur dans la civilisation provient de son indépendance de tout déterminisme économique et une spécialisation dans les activités non économiques.

De ce fait, la civilisation ne peut être mesurable qu’à l’aune du développement qui distingue une nation d’une autre.

La causalité et la symétrie sont les principes structurants de l’ordre civilisationniste. La causalité permet aux historiens et aux philosophes de l’Histoire de s’intéresser aux conditions civilisationnelles qui donnent naissance aux États ou aux croyances afin de pouvoir dans un second temps dégager des théories et des lois générales expliquant les régularités de l’activité des hommes et la source de leur puissance et de leur déclin. Pleinement déterministe, le paradigme de la civilisation doit partir des rapports historiques de cause à effet en vue de fournir de manière plus générale un cadre global de prévisions.

La symétrie est le second pilier de cet ordre théorico-pratique, il nécessite de donner un modèle universel explicatif aux différents événements d’une société ou d’un État et à se référer aux mêmes types de causes et de conséquences sociohistoriques dans chaque cas. Par exemple, si certains facteurs sociaux semblent expliquer l’échec d’un État dans une période donnée, ces mêmes facteurs devraient aussi pouvoir expliquer le succès d’un autre type d’État.

La notion de racialisation est le corollaire de la notion de civilisation, elle permet de culturaliser l’Autre au nom de l’étude de « la mentalité » ou de l’ « identité ». A ce stade la question s’internalise : ce processus n’est pas discuté mais articule les cadres de la discussion sur « la civilisation arabe ». Évacuant la construction sociale des définitions au bénéfice d’une substantialisation de l’autre jouet, objet de « bonne » ou de « mauvaise » opinion.

Cette lecture est analysée par Georges Corm149 comme une partition binaire organisée au travers d’une division supposée du monde entre peuples sémitiques et peuples indo européen ; langue indo-européenne (race dite aryenne) et langue dite sémitique. Face à la crise de l’identité nationale européenne se construit une séparation scientifiquement légitimée entre sémites : l‘« arabe » réduit à des langues et des cultures et le monde aryen source de la civilisation européenne et occidentale.

La racialisation de la civilisation induit une fixité admirablement défini par Renan la race est ce dont « on ne peut en aucun cas n’y entrer ni en sortir. On est fixé à sa langue, dans sa langue, comme à la couleur de sa peau ».

Une filiation dans les sciences sociales : De manière plus contemporaine, Cette optique a eu une nombreuse postérité notamment de manière disciplinaire. Elle articule une lignée de praticiens qui a nourri la tradition de l’orientalisme anglo-américain jusque dans les années 1960 (Gibb, Lerner, Hourani). Il retrouve l’actualité aujourd’hui avec les néo-orientalistes tels que Lewis, Huntington et différents universitaires relevant de l’école d’Hamilton Gibb (Roy Mottahedeh, Ira Lapidus) et de Bernard Lewis (David Ayalon). Dans cette lignée, Samuel P. Huntington qui définissait une civilisation comme suit : « une entité culturelle (…) Comme la forme la plus élevée de regroupement d’individus culturellement identiques, forme qui caractérise un groupe humain de la manière la plus large indépendamment de ce qui le distingue des autres espèces » 153.

Dans ce cadre, le paradigme identitaire est re-politisé dans l’optique d’un combat idéologique et culturel. A cet effet, notamment concernant l’étude des sociétés du Moyen-Orient, les questions culturelles sont souvent très prégnantes dans l’analyse – par contraste avec les paradigmes d’autres aires d’étude telles que les études latines américaines.

II.3 Un libéralisme occidentaliste

Une rétraction occidentaliste de l’identité : La question de l’Occident depuis Spengler et Heidegger suscite de la part des élites intellectuelles un sentiment ambivalent de force et de fragilité. Cette attitude liée aux traumas de l’histoire (guerres mondiales, décolonisation des empires, guerre froide) induit chez les penseurs anglo-américains de l’Occident, une propension à penser à la fois les cadres de la puissance occidentale par principe et certitude vue comme inégalée et les causes de son déclin liées à l’effet corrosif des « prolétariats intérieurs et extérieurs » notamment pour ce qui concerne « les minorités agissantes ». Nous pouvons retrouver cette attitude dans l’anthropologie des textes bibliques.

L’archéologie judéo-chrétienne de l’exode situe la légitimité prophétique sous le double aspect de l’élection individuelle et de sa dépendance envers les commandements de Dieu. Cette charge incite comme en témoigne le Deutéronome à l’humilité mais aussi à l’orgueil. Etre mis à part implique l’obligation de se distinguer, s’il le faut par la guerre sainte, c’est-à-dire l’anathème. Les penseurs du déclin de l’Occident coagulent une identité occidentale dont le double rapport à l’Autre se détermine par un sentiment de force politique et une inquiétude permanente sur le maintien de cette force sans cesse remise en question par l’Autre.

Cette vision fait de l’universel occidental un modèle de compréhension essentiellement narcissique essentialisant et se déterminant vis-à-vis de totalités jugées à la fois dominées et dangereuses (islam). A partir du paradigme de la civilisation, s’organise un paradigme de la domination occidentale universelle. 

Cette optique n’est pas nouvelle, Jean Bion a avancé l’idée que la seule façon, pour le XVIIIème siècle, d’admettre des cultures différentes, était de les introduire dans le système européen de coordonnées, de les déglutir. « Essayons au moins, pour conclure, de réfléchir à l’opinion générale que l’Occident sut offrir aux cultures qu’il rencontra: l’assimilation qui, notre belle âme le déplora souvent, intervint presque toujours trop tard, lorsque les Indiens, les Noirs ou les Arabes eurent pris conscience de leur existence séparée ou furent morts. Par sa connotation biologique, le mot lui-même renvoie à une anthropophagie réussie. L’idéologie des lumières est cannibale dans la mesure où elle nie l’autre dans sa différence pour n’en retenir que ce qu’elle peut faire soi »154.

Ce chauvinisme de l’universel est défini par Louis-Jean Calvet auteur de « linguistique et colonialisme » comme suit : « Il s’agit bien sûr, pour nous, d’une partie seulement de ce festin, de glottophagie : les langues des autres (mais derrière les langues on vise les cultures, les communautés) n’existent que comme preuves de la supériorité des nôtres, elles ne vivent que négativement, fossiles d’un stade révolu de notre propre évolution »155. Par le biais de catégories, se met en place une classification narcissique qui est d’ordre culturel et politique entre civilisation et société ; Occident et monde extra-occidental ; modernité et archaïsme. Cette posture est illustrée dans les écrits des écrivains coloniaux britanniques tels que le souligne Evelyn Waugh lors d’un voyage en Egypte :

“We can still hold up our heads in the Mahommedan world with the certainty of superiority. It seems to me that there is not single aspect of Mahommedan art, history, scholarship, or social, religious or political organization, to which we, as Christians, cannot look with unshaken pride of race.”156

Cette conscience de supériorité allait de pair avec un racisme non dissimulé à l’encontre de toutes ces races tenues pour inférieures : demi-civilisées.

Ainsi relevons-nous fréquemment ce type d’opinion sous la plume de voyageurs anglais, quand ce n’est pas sous la plume de représentants officiels du gouvernement britannique, comme nous aurons l’occasion de le constater plus loin. 

L’ouvrage de Douglas Sladen, « Egypt and the English » est une suite de tous les poncifs d’un racisme primaire. Un individu incapable de tirer profit de la présence britannique. Son inaptitude à s’élever au-dessus de son niveau tend à justifier le peu d’empressement des anglais à l’éduquer : “Certain superficial notions and effects of civilisation he assimilates – no coloured man imitates the collars of Englishmen so accurately; but in intellectual capacity and moral adaptability he is not a white man »157.

La sociologisation de l’altérité : Par conséquent, l’Occident est représenté comme perpétuellement mis en question par le technicisme et les autres civilisations notamment asiatiques et indiennes (Husserl). Pour Toynbee et son mentor Spengler, ce danger relève d’abord de l’altérité culturelle définie par des modèles de totalités représentés comme des êtres collectifs (Islam, Christianisme). Pour ce faire, le modèle de la civilisation permet de produire une lecture historique rétroactive sur la décadence des civilisations anciennes liée à l’effet corrosif des « prolétariats intérieurs et extérieurs», ainsi que des minorités agissantes sur les grandes civilisations d’Empire. Cette préoccupation de l’identité menacée se rattache directement à l’angoisse Khaldounien « Nous avons déjà mentionné que la gloire et la puissance , pour être réelles, doivent avoir l’esprit de tribu et de famille pour racine et les nobles qualités pour branches, servant à les rendre parfaites. Or, puisque la souveraineté est le terme auquel aboutit l’esprit de corps, elle est aussi le terme où s’arrêtent les influences secondaires, c’est-à-dire, les nobles qualités qui servent à le compléter. Sans ces qualités complémentaires, l’esprit de corps serait comme l’homme à qui on aurait coupé les bras et les jambes, ou qui paraîtrait au milieu du peuple dans un état de nudité complète »158.

Cette conception ne repose pas uniquement sur des penseurs qualifiés de conservateurs, le progressisme kantien de Husserl est aussi un bon exemple de cette vision. Dans la crise des sciences européennes et de la philosophie transcendantale, celui-ci vise à repenser un modèle néo-positiviste de la science ou de la raison scientifique qui ne perdrait pas sa référence humaniste et occidentaliste.

La question de l’Occident et son universel humaniste s’est peu à peu absorbée dans une « mathématisation du monde » où l’existence de l’homme s’est perdue dans un monde « abstrait », « non-historique » où la raison n’est plus qu’un instrument technicisé d’une science déshumanisée : « La crise de l’existence européenne n’a que deux issues : la disparition de l’Europe par une aliénation qui l’oppose au sens rationnel propre à sa vie […] ou la renaissance de l’Europe […] par un héroïsme de la raison qui surmonte définitivement le naturalisme »159.

Le caractère scientifique des sciences ne doit pas être récusé, mais face à la détresse de la vie retrouver le sens philosophique de la science afin de contribuer à la question existentielle du sens de l’homme ; Husserl comme Toynbee ou Strauss pensent l’Occident à la mesure de sa fragilité profonde révélée par les deux guerres mondiales.

Dans ce cadre, la civilisation comme concept de la philosophie de l’histoire s’inscrit en réaction aux explications du progrès de la connaissance par le modèle de la rationalité scientifique. Ce paradigme permet aux sciences sociales naissantes d’inspiration philologique et philosophique de réfuter toute question sur la séparation de la valeur de la connaissance de celle de la détermination sociale de sa production. L’approche du temps long de l’histoire conduit à faire de l’objectivité scientifique un concept aléatoire au profit de la subjectivité culturelle des praticiens, seule à même de découvrir le sens caché des civilisations étudiées. Celles-ci sont les uniques échelles d’études d’acteurs socialisés agissant dans un cadre socioculturel. Ce paradigme tourne autour d’une famille de concepts, essentiels pour comprendre sa conception de l’histoire. Les principaux sont : société, culture, civilisation, sociétés, civilisations (ces deux derniers au pluriel). Chacun de ces concepts identifie une part de cette problématique qu’est la philosophie de l’histoire.

De l’occidentalisation et de la modernisation: Marginalisé en tant que concept après la seconde guerre mondiale, la notion de « Civilisation » retrouve son rôle central avec la guerre froide dans les années 50. La confrontation entre les Etats-Unis et l’Urss a remis en question l’interprétation socio-économique du monde. Celle-ci est invalidée partiellement au bénéfice d’un système de représentation articulé autour des concepts de civilisation et de culture. Ces concepts utilisés dans les années 1930 qui retrouvent à l’occasion du bipolarisme Est/Ouest une nouvelle légitimité. En quoi consiste cette approche culturaliste ? Elle repose de manière globale sur une narration occidentaliste de la modernisation vue comme processus mobilisateur de l’histoire.

La construction des aires culturelles est l’élément matériel et institutionnel de ce moment historique. Dans ce cadre donné, le concept de civilisation permet d’organiser une identité collective occidentale dont les États-Unis seraient le porte-voix face à l’hydre du communisme et du nationalisme arabe.

A partir de ce contexte rhétorique, le concept de civilisation occidentale est le corolaire intellectuel du discours politico moral de la croisade anticommuniste. Cette construction intellectuelle et sémantique permettant une partition culturelle et géographique du monde ne produit de la légitimité qu’à la condition d’avoir comme support un modèle universaliste. Celui-ci dans des contextes de confrontations induit une politisation et une militarisation intellectuelle de l’espace des savoirs. 

Ainsi, la production de l’expertise se fait de manière double : d’une part comprendre et combattre l’Autre ; d’autre part étendre dans le monde la démocratie politique et culturelle avec les valeurs de la révolution américaine (en politique étrangère).

La construction institutionnelle d’une expertise de l’altérité impose une déthéorisation et une déproblématisation du concept de culture au service d’une vision binaire de la « civilisation ». Dans un contexte de guerre froide, par le moyen de l’étude civilisationniste, les sciences sociales anglo-américaines s’inscrivent dans un monde dual de croisade idéologique et politique.

Dans ce cadre épistémologique, les sciences sociales se configurent sous le modèle fonctionnaliste de la civilisation. Civilisation entendue d’abord au sens de Talcott Parsons comme critère d’un ordre social normatif d’inspiration occidentalocentré.

La notion se veut généraliste et théorique, utilisable de manière extensive afin de comprendre et d’expliquer les différentes subjectivités et institutions étudiées.

Cette logique vise à fondre de manière totalisante les divers éléments de la réalité sociale étudiée afin de comprendre le système social et ses différents mécanismes et expliquer des dérèglements éventuels. L’évolutionnisme de ce système de pensée induit un progressisme réactionnaire qui vise à délégitimer tout discours extraoccidental, pensé comme opposé au « progrès » et à l’« évolution des sociétés » vers la société industrielle moderne, dont les États-Unis représenteraient l’aboutissement.

Par conséquent, l’Occident comme système de référence prend les contours de la société américaine vue comme étalon d’analyse des différentes particularités historiques. Cette sociologie de l’ordre social repose sur le refus de toute déviance à la norme civilisationnelle. La civilisation présentée par essence comme occidentale suppose une imbrication des acteurs sociaux. Elle considère l’individu dans le cadre étroit d’un système de socialisation autoritaire qui essentialise les liens sociaux et les mécanismes hiérarchiques intérieurs. Les données psychologiques, sociologiques, économiques s’imbriquent de manière parfaite au nom d’une vision généralisante du monde. Le système social est déterminé par le corps social, le contexte normatif qui constitue des systèmes d’action. L’intégration de l’individu à sa culture, à son système social suppose un enracinement obligatoire de la personnalité.

L’usage du concept narratif et prescriptif de “civilisation” présuppose un modèle idéal typique reposant sur l’existence d’entités socio-politiques dont la validité ne peut être individualisée en tant qu’unité indépendante. Ce modèle, notamment dans le cadre des études musulmanes, vise à appréhender le fait religieux comme modèle efficient (et par là donc unique) de socialisation et de construction des sociétés.

Pour, Marshall Hodgson, le terme de « civilization » permet de définir l’islam comme une civilisation à portée mondiale en termes géographique, politique et historique “If we arrange societies merely according to their stock of cultural notions, institutions, and techniques, then a great many dividing lines among pre-Modern civilized societies makes some sense, and no dividing line within the Eastern Hemisphere makes final sense, » and one needs to perceive « the unity of the whole Afro-Eurasian citied zone” 160.

La civilisation est pensée comme étant l’expression d’un ensemble de croyances, de valeurs et de principes et la synthèse de l’activité humaine dans des domaines aussi divers que la philosophie, les sciences, les arts et les lettres sans distinction. C’est, en outre, l’ensemble des tendances, des références et des goûts qui forment un système de comportement, un mode de vie, une manière de penser et un modèle à suivre. Dans cette optique, les civilisations sont des entités organiques dont le développement a eu lieu par un mécanisme interne de croissance et d’affaiblissement. En d’autres termes, elles sont historiquement construites comme des entités vivantes régies par des cycles d’existence semblables aux vies humaines. Ainsi, William H. McNeill161 identifie quatre modèles civilisationnels (Chinois, Indien, Moyen Oriental et Occidental). Dans la même voie le politologue, Huntington identifie « seven or eight major civilizations: Western, Confucian, Japanese, Islamic, Hindu, Slavic-Orthodox, Latin American and possibly African civilization. Differences among civilizations are not only real; they are basic.

Civilizations are differentiated from each other by history, language, culture, tradition and, most important, religion”.

Les années 80 marquent le tournant conservateur d’une certaine pensée du libéralisme, tournant caractérisé par l’essentialisation du modèle rationnel, présupposant un niveau important d’autocontrainte homogène, régulière liée à une économie psychique élaborée, de type occidental. Dans ce sens, la société doit être guidée par des actions logiques c’est-à-dire des actions relevant du raisonnement euro-occidental. Par l’entremise des nouveaux questionnements sur l’après 11 septembre 2001, notamment concernant la place de la minorité musulmane en Occident, la philosophie politique libérale classique aspire de nouveau à retrouver un nouveau magistère moral dans l’espace intellectuel occidental. Dans la grande querelle sur la légitimité occidentale nous retrouvons la lutte entre les tenants de la filiation paulinienne dont la philosophie politique présuppose une pensée du déracinement et les tenants de l’ordre augustinien qui se rattache à une lecture orthodoxe de l’histoire et de la culture, Pour ces derniers il n’est pas possible de rattacher de manière systématique les notions de savoir et de pouvoir dans une représentation.

L’optique occidentaliste présuppose un rôle prophétique visant à la défense de la « culture démocratique » de l’Occident face aux dangers de l’hétérogénéité culturelle et religieuse. Cette approche d’une philosophie du sens commun tend depuis les années 1980 à présenter toute forme de multiculturalisme comme une forme atténuée du relativisme. Le multiculturalisme semble de manière radicale rejeter la traditionnelle coupure grecque entre l’espace privé idion et l’espace public koinon. Coupure qui reste le gage indispensable de la sociabilité politique et intellectuelle de la Cité : elle-même attestant le refus de l’isolement et le prédicat de la pluralité humaine comme condition sine qua non de l’agir civique.

La critique du relativisme : Le relativisme multiculturaliste présuppose de respecter et de reconnaître les différences culturelles, sans appliquer les standards occidentaux de l’évaluation critique. Cette attitude refusant tout usage de critères de supériorité, est considérée par certains héritiers d’Arendt et de Strauss (Finkelkraut, Bloom, Lewis, Huntington) comme une faiblesse vis-à-vis des autres civilisations (en particulier le monde musulman).

Le philosophe doit reprendre sa mission historique de dire ce qu’est la société bonne face à un modèle multiculturaliste qui aspire à créer une nouvelle culture à partir du métissage de différentes traditions culturelles souvent étrangères à la société occidentale d’origine. La recherche d’un monde commun réfute toute tentative d’effacement des différences. Car, celles-ci doivent être maintenues. A l’aune de cette interprétation le monde commun relève de la culture majoritaire analysée de manière intrinsèque comme démocratique et ouverte. Par l’héritage des Humanités, la philosophie se doit de défendre les libertés individuelles et les acquis de la société démocratique occidentale (égale dignité, liberté, autonomie des individus). C’est à partir de ce point que la philosophie d’inspiration straussienne récuse l’option des multiculturalistes de l’attribution du droit spécifique aux minorités ce qui pourrait les soustraire au modèle universel occidental. Ce n’est qu’à partir de la reconnaissance de ces principes, que doit s’engager la bataille politique et intellectuelle de l’universel. Dans ce cadre, l’État se doit de garantir de manière offensive le pacte libéral démocratique lorsque ses valeurs sont menacées par des minorités agissantes. Il doit intervenir grâce à son monopole de la violence légitime, afin de sauvegarder les valeurs fondamentales.

Pour beaucoup d’universitaires qui avaient participé activement au combat des droits civiques dans les années 1960 – 1970, le modèle multiculturel à l’aube des années 1990 semblait proposer une approche trop radicale à leurs yeux. Pour eux, le différencialisme agressif qui commençait à déferler dans le champ des sciences sociales et des humanités et était perçu comme autant de remises en question, dans leur liberté d’enseigner. « La vague du politiquement correct a été considérée comme le nouveau Mac Carthysme de Gauche. »

Au nom d’une certaine idée de la tradition et de la Nation, certains discours instruisent le procès de la lâcheté de l’Occident qui tend par son relativisme à verser dans le culte mortifère de la repentance ou de l’auto flagellation. Dès les années 1960, dans la configuration néo-orientaliste, Bernard Lewis dès 1964 parle de choc de civilisation « La crise au proche orient (…) ne surgit pas d’une querelle entre États, mais d’un choc de civilisations ». Face au retour de l’islam, Lewis appelle l’Occident à manifester sa supériorité non seulement dans le domaine politique et économique mais surtout dans le domaine intellectuel et culturel où le monde « judéo-chrétien » a historiquement une avance par son ouverture aux autres220 :

Cette approche prend ses racines dès la fin des années 1950, avec pour Toynbee l’idée que « La Civilisation occidentale est en crise ». Pour Oswald Spengler, il est certain que le déclin inéluctable de l’Occident ne peut que s’accélérer.

L’islam est le produit de ces analyses sombres partagées entre la crainte et le ressentiment. Les démocraties sont fragiles et les périls internes (relativisme culturel, anarchie) alimentent les dangers externes (totalitarisme « rouge », « vert »).

Ce relativisme s’identifie pour Léo Strauss au « sociologisme » d’un Max Weber et de manière plus générale aux sciences sociales221. Ces disciplines sont accusées de porter une idéologie rousseauiste qui fait de la société ou de la civilisation l’unique responsable des maux de l’individu. C’est le système social de domination qui aliène et asservit l’homme. L’ordre philosophique de Heidegger à Strauss tend par l’identification à un capital menacé, à définir un modèle réactionnaire de la culture qui vise à conserver les canaux classiques des stratégies de reproduction.

Pour la philosophie juive antitotalitaire (Strauss, Arendt) ces thèses environnementalistes qui expliquant le comportement de l’homme, par le milieu social, reposent sur un dangereux postulat de « déresponsabilisation » de l’individu.

Loin de l’optimisme du marxisme ou des sciences sociales, la philosophie politique produite après Auschwitz et Birkenau, reprend le principe de Platon, que nul homme n’est juste volontairement. Le peuple est esclave de ses mauvais penchants et « Il faut vaincre la nature pour pratiquer la justice, alors que l’injustice est aisée et naturelle ». 

La question de l’éducation libérale : Pour Léo Strauss, qui dit identité occidentale doit de manière directe se rattacher à l’Éducation libérale. Celle-ci est un modèle de transmission et de rapport à l’ « éducation des vertus » permettant de fortifier l’homme dans la Cité : « Liberal éducation, which consists in the constant intercourse with the greatest minds, is a training in the highest form of modesty, not to say of humility. It is at the same time training in boldness: it demands from us the complete break with the noise, the rush, the thoughtlessness, the cheapness of the Vanity Fair of the intellectuals as well as of their enemies. It demands from us the boldness implied in the resolve to regard the accepted views as mere opinions, or to regard the average opinions as extreme opinions which are at least as likely to be wrong as the most strange or the least popular opinions. Liberal education is liberation from vulgarity. The Greeks had a beautiful word for « vulgarity »; they called it apeirokalia, lack of experience in things beautiful. Liberal education supplies us with

experience in things beautiful »222.

Ce rappel des vertus que présuppose l’éducation libérale doit par conséquent, se fonder sur une mémoire de l’ordre philosophique entendu comme l’ordre disciplinaire par excellence face aux « sciences du relativisme moral » que constitueraient les sciences sociales223 :

C’est donc à partir de l’universalité du canon occidental que nous pouvons penser l’Autre à défaut, pour Strauss et d’autres penseurs, nous sommes condamnés à « dériver dans le brouillard du relativisme moral. »

Pour Leszek Kolakowski « Si l’on prend le principe islamique, de l’amputation légitimée par l’option judiciaire : les Occidentaux proclament que toutes les cultures se valent et que la loi du Coran est positive. Cela signifierait qu’ils acceptent que l’on leur tranche les mains s’ils pratiquaient des malversations. En revanche, les (mêmes) Occidentaux déclarent refuser ces pratiques dans leurs pays, mais les acceptent chez les sauvages (musulmans)» 224.

L’Occident dans son modèle de l’universel constitue pour cette filiation philosophique ce que Manuel Castells identifie comme une « identité légitimantem. »

Cette construction s’organise selon un paradigme de l’assimilation qui récuse tout différencialisme. La loi, les règles de la norme et les codes de civilité participent d’un ordre de légitimité présenté comme intrinsèquement « occidental ». Ce modèle est par nature prescriptif car il se rattache exclusivement à la tradition politique nationale seule habilitée à organiser la société.

Pour un milieu de tendance modérée, cela a été vécu comme une trahison par rapport à leur engagement historique. Une remise en cause du modèle de l’éducation libérale si chère à Léo Strauss.

Ce modèle participe d’un consensus collectif qui irrigue le système de production des élites américaines depuis le XIXème siècle. Il relève de l’idée chère à Strauss que l’ordre civique ne peut être séparé de l’ordre éducatif : tous deux constitutifs de la démocratie américaine. Par conséquent, le rapport à la tradition et à la culture commune ne sont pas des catégories obsolètes face à la modernité, au contraire elles sont consubstantielles à l’Éducation libérale225.

L’attachement pour l’Éducation libérale pour Strauss n’est pas lié uniquement à une expérience scolastique ; il relève d’une angoisse de la faiblesse politique de la démocratie lorsque celle-ci perd son modèle civique : modèle transmis par l’Éducation libérale. Son expérience de la République de Weimar, renversée par Adolf Hitler en 1933, l’a convaincu que des valeurs démocratiques avaient été corrompues par le relativisme moral permettant une lente évolution vers les extrêmes. À l’université de Chicago, où il a passé les années d’après-guerre, il a influencé une génération d’intellectuels.

La mise en cause de l’Éducation libérale est perçue comme une crise des piliers traditionnels du progressisme. Par conséquent, le monde universitaire est devenu plus rétif, face à toute idée dirigée contre le canon traditionnel.

Le modèle historique, à travers son histoire des idées et sa philosophie politique est pensé d’abord de manière originelle comme occidentale. De ce fait, il reste fondé sur l’insurmontable altérité et l’attachement de chaque collectivité à son irréductible identité. Par cette lecture, se superpose une reconstruction de l’histoire occidentale revue comme la matrice de l’ouverture à l’Autre face à l’islam confondu par ses aspects culturels et religieux dans un ensemble global et monolithique.

Dans le cadre de ce modèle, la philosophie se doit d’être une discipline vigie apte à comprendre ontologiquement l’Autre. Cette compréhension se définit par une méthodologie universelle des textes où se construit par excellence l’ordre symbolique légitime où se théâtralise les rapports culturels ou idéologiques. La question du multiculturalisme et la question des rapports entre l’Occident et l’islam de redonner à la philosophie (et spécialement à la philosophie politique) une prééminence que la sociologie et les questions économico-sociales avaient longtemps occupé à l’occasion de la crise des années 1980.

A partir d’une référence (largement retraduite) de l’oeuvre de Platon, se décline à différentes époques de l’histoire de la philosophie une volonté de produire un récit (d’Augustin à Strauss) qui porte tout autant sur la civilisation occidentale que sur ses différentes altérites. Il s’agit pour ces penseurs de repenser notamment le rôle du philosophe dans la Cité, du statut des vertus civiques et d’expliciter les enjeux d’une refondation humaniste du monde autour de notion centrale que sont le sens commun, la liberté, le Droit naturel, l’Art d’écrire. Il s’agit aussi de concurrencer ce que Strauss qualifie de « pensée moderne » qui de Machiavel à Marx a remis en question les soubassements de la « tradition philosophique ».

Face à l’hydre de la modernité qui, pour certains (Strauss) assèche spirituellement, se situe « la pensée classique » organisée autour d’un modèle de référence textuel et culturel précis. Entre le matérialisme postmoderne et la perception de la vacuité d’un certain discours philosophique fermé sur lui-même, l’éthique de la tradition constitue pour le courant intellectuel que j’ai étudié, un rapport libérateur en rupture avec l’insignifiance de l’égo souverain et un souci supplémentaire pour le monde de « nos frères humains » (Albert Cohen). Car pour Arendt ou Husserl, il ne fait pas de doute que la « pensée des Anciens » a quelque chose à dire face à la montée de la marchandisation de l’homme.

II.4 Occidentalisme et occidentalisation

En termes philosophiques, Le modèle libéral de la modernité est pensé comme d’abord une révolution de type occidental qui s’inscrit religieusement dans le passage de la religion historique ou naturel à la religion civile (Rousseau) ou à la « foi réfléchissante » d’une croyance privée (Kant) ; intellectuellement, de la tutelle de la tradition aux Lumières de la raison universelle ; socialement, de la communauté hiérarchique à la société d’individus libres et égaux ; politiquement, de l’État autoritaire à l’État de droit et la démocratie ; matériellement, de l’économie domestique et agricole au capitalisme industriel ; culturellement, du particularisme propre à un peuple à la civilisation universelle et planétaire.

Cette définition permet de situer trois modèles historiquement datés : les temps modernes comme période historique liée à la renaissance et à la réforme, la découverte du nouveau monde et l’essor de l’Etat-Nation ; enfin le modernisme de type occidental (Weber, Durkheim) qui se situe dans l’interprétation des temps modernes comme phase de désenchantement du monde historiquement interprétée en tant que discours de légitimation.

Dans ce cadre, la modernisation peut s’analyser comme taxinomie. Celle-ci est définie par un mode de représentation et de classification de la raison. Par son intermédiaire, se configure une démarche rationnelle visant à la construction de catégories dans une démarche de saisie globale du réel. Une telle classification du réel, selon un code, implique un découpage du monde, c’est-à-dire une weltanschauung. Cette organisation découpe les objets et les inclut dans des catégories. L’activité de celui qui produit la classification, loin d’être neutre, objective, instaure la limite entre le pensable et l’impensable, le légitime et l’illégitime, l’ouvert et le fermé. Dans cette voie, l’occidentalisation dans sa définition générale peut être pensée comme paradigme culturel définissant l’étalon des différentes civilisations.

Elle est à l’aune de ce modèle qui s’inscrit comme une sociologie du développement pour qui le devenir du monde arabe s’inscrit dans la voie de l’Occident : « une société industrielle, urbaine, alphabétisée et participative ». Elle repose sur une idéologie impériale de la modernisation rattachant de manière systématique identité occidentale et rationalisation sociale et culturelle. Dans cette construction idéologique, toute idée renvoyant à un développement endogène est considérée comme attentatoire à la philosophie des Lumières et aux droits de l’homme.

L’idéologie occidentaliste de la modernisation est « culturelle », ne découple pas modernité et rationalité, elle est inscrite à leur arrière plan européen, et analyse, en termes transitionnels, plutôt les facteurs et les processus du changement d’un état à un autre, de la société traditionnelle à la société moderne. L’occidentalisation est  pour cette idéologie un processus modèle de dé-traditionalisation et de rationalisation, spécifiquement adaptable aux pays postcoloniaux. Ce discours relève d’un discours de légitimation qui véhicule une prétention à la supériorité normative ; norme en termes de civilisation et de progrès. Le processus de transformationermanente qui définirait la modernité devrait être appliqué aux pays du sud, en déculturant l’aspect strictement occidental afin de l’universaliser pour des populations rétives à tout modèle étranger. A ce premier niveau d’analyse l’occidentalisation est pensée comme un mode d’émancipation du monde arabe, l’emprunt occidental se définissant moins par une volonté de déculturation que d’un souci de restauration d’une puissance islamique passée : pour Bernard Lewis, « ce mouvement européen qui trouve son expression intellectuelle dans des termes non religieux (…), pouvait espérer trouver le secret insaisissable du pouvoir occidental, sans compromettre pour autant ses propres croyances et traditions religieuses »162. Cette volonté de puissance ne conduit pas pour autant à mésestimer le manque de force interne de l’Occident : comme dit précédemment, ce double sentiment identifie le paradigme occidentaliste de la civilisation.

Les aires culturelles : L’occidentalisation n’induit pas systématiquement une suprématie de l’Occident mais au contraire sa remise en cause et dans certains cas, ce que Bull qualifie de « révolte contre l’Occident ». Toynbee d’ailleurs suggère quel avenir sera probablement forgé par les conflits opposant l’Occident au reste du monde. A l’aune de cette pensée, l’occidentalisation ne peut déboucher que dans un affrontement final, une lutte de tous contre tous, du fait de la grande inégalité de répartition des biens de ce monde entre une minorité privilégiée et une majorité sous-privilégiée, une lutte métamorphosée en un mal inéluctable, légitimée par le sentiment d’une injustice rendue intolérable par les récentes inventions technologiques de l’homme occidental.

Bull qui date l’apogée de la puissance occidentale en 1900, identifie cinq phases dans la révolte contre l’Occident, « : 1- « la lutte pour une souveraineté égale » ; 2- « la révolte anticoloniale » ; 3- « la lutte pour l’égalité raciale » ; 4- la lutte pour la justice économique » et 5- la lutte pour « la libération culturelle » ». Bull constate que ces principes relèvent de manière paradoxale des meilleurs idéaux de l’Occident.163.

Pour Bull, « dans la période durant laquelle la révolte contre la domination occidentale se déploya, il y eut de grands changements dans les valeurs prévalant dans toutes les sociétés occidentales ; les attitudes du public face à l’égalité des droits des États non-occidentaux, face à la libération des règles coloniales, face à l’égalité des droits des gens de couleur, face aux droits des pauvres, en faveur d’une justice économique et d’une autonomie culturelle, se sont transformées durant les dernières décennies »164.

Le principe d’égalité dans son acception occidentale serait par son assimilation dans les civilisations non occidentales à la source de la révolte. Cette logique du Même (invisible) à l’Autre (radical) qui conduirait à un affrontement généralisé, doit pour Arnold Toynbee être évité dans la mesure du possible : « A l’image d’un lutteur au destin tout tracé, la classe moyenne occidentale est tentée de se trouver un Loup-garou et un Bouc émissaire, pour porter le fardeau de sa propre inadéquation. Pourtant, « refiler le bébé  » dans l’adversité est encore plus dangereux que de se persuader soi-même que la prospérité est éternelle. Dans le monde développé de 1947, communisme et capitalisme remplissent chacun ce rôle insidieux l’un pour l’autre »165.

Le processus de Civilisation/Décivilisation : Huntington reprend le modèle initial et le transpose dans la configuration née de la chute du mur de Berlin. La prochaine guerre mondiale sera une « guerre entre civilisations » dit-il, c’est-à-dire des constructions identitaires conflictuelles autour de prés de huit entités « occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave-orthodoxe, latino américaine voire africaine ». Les civilisations, qui se différencient selon Huntington par leur « Histoire, leur langue, leur culture, leur tradition et plus encore, par leur religion » sont lanouvelle forme dominante du moteur de l’histoire contemporaine. De même, Huntington prétend que « la renaissance de la religion… offre un socle d’identité et d’engagement qui transcende les frontières nationales et unifie les civilisations »166.

Ces « guerres civiles occidentales » ont conduit à une nouvelle phase : Après « la fin de la Guerre Froide, la politique internationale sort de sa phase occidentale, pour devenir le centre des interactions entre les civilisations occidentales et non occidentales, et entre les civilisations non-occidentales elles-mêmes »167. D’un point de vue géopolitique, cette relocalisation orientale partielle (ou ce décentrage global) des principaux sujets de l’histoire du monde semble être un changement majeur dans l’histoire, peut-être même le début d’une ère nouvelle.

Huntington affirme, avec une certaine amertume, que « les civilisations non occidentales ont essayé de devenir modernes sans devenir occidentales » ; « seul le Japon y a pleinement réussi »168 Ce que confirme Bernard Lewis : « Nous sommes face à un climat et à un mouvement qui dépassent de loin le niveau des politiques suivies par les gouvernements et les enjeux auxquels ils aspirent. Ce n’est rien de moins qu’un choc de civilisations -la réaction, peut-être irrationnelle mais certainement historique, d’un ancien rival (l’Islam) contre notre héritage judéochrétien, contre notre mode de vie laïc et contre l’expansion mondiale de l’un et de l’autre »169. Dans cette optique comparative, la question de l’occidentalisation est pensée comme un processus ambivalent qui met en parallèle l’apogée externe du stade matériel de civilisation avec le déclin interne de la société en tant que procès d’autocontrôle et de normes : « l’asservissement tragique de l’Occident à des veaux d’or de sa propre fabrication, en particulier « le culte de l’État national favorisant l’esprit de clocher ». Cette particularité de la vie occidentale postmoderne a été un présage de malheur pour deux raisons : d’abord parce que cette idolâtrie est la vraie religion, bien qu’inavouée, de la grande majorité des habitants du monde en voie d’occidentalisation, et ensuite, parce que cette forme de religion a provoqué la mort de pas moins de quatorze, voire peut-être seize, des vingt-et-une civilisations répertoriées » 170.

La conception éliasienne de Civilisation : A cet aplatissement des savoirs au nom d’une vision instrumentale des sciences sociales nous pouvons opposer Elias et sa sociologie circulaire de la complexité détectant la contextualité propre de toute société entre « l’organisation de la société en Etat, la monopolisation et la centralisation des contributions, l’emploi de la force et la civilisation »171. De fait, le processus eliassien de civilisation «consiste en une modification de la sensibilité et du comportement humains dans un sens bien déterminé ». Il permet de ne pas extraire la société et la sociologie du processus sociohistorique. Pour en définir les modalités, Elias pose la question des conditions : « comment certaines contraintes se transforment en autocontraintes, comment certains actes sont peu à peu investis d’un sentiment de pudeur, comment la vie pulsionnelle et affective prend, grâce à un autocontrôle permanent, un caractère plus stable »172. Elias se veut en rupture avec un modèle hégélien des « lois de l’Esprit » : « les lois spécifiques régissant les phénomènes d’interpénétration sociale ne s’identifient ni aux lois de « l’esprit » (Hegel), de la pensée et de la planification individuelles, ni à celles de ce que nous appelons la « nature ». Cette démarche ne vise qu’à l’étude d’une théorie de civilisation à travers des exemples historiques afin de déterminer l’« interpénétration fondamentale des plans et des actes humains. L’interdépendance entre les hommes (qui) donne naissance à un ordre spécifique, ordre plus impérieux et plus contraignant que la volonté et la raison des individus qui y président. C’est l’ordre de cette interdépendance qui détermine la marche de l’évolution historique ; c’est aussi lui qui est à la base du processus de civilisation. »173. Contre la politologie des petites durées, Elias nous propose une science sociale des interactions et de la longue durée anthropologique. Contre le psychologisme culturaliste, ces travaux illustrent l’importance de l’étude de la conscience humaine et de l’appareil psychique dans son rapport individuel et collectif (monopolisation du pouvoir, interdépendance des hommes et différenciation des fonctions). Néanmoins pour certains praticiens la question de l’islamisation et son aspect potentiellement dangereux s’apparente à une vision biaisée du paradigme eliassien théorisant le double mouvement de civilisation/dé-civilisation comme moyen de définir des identités ontologiquement opposées entre occidentalisation/ civilisation et islamisation/dé-civilisation. Pour Elias, il y a nécessité de contrôler le mouvement général d’intégration/civilisation de l’Occident depuis 1945 qui n’est un mouvement ni obligatoire ni permanent. Pour certains héritiers d’Elias (Senghaas, Menzel) le modèle de la civilisation est organisé par différents critères de définition contemporaine : monopole de la violence, justice sociale, maîtrise des émotions, constitutionnalisme, participation démocratique. Ce que Dieter Senghaas définit comme l’hexagone de la civilisation. 

Ces critères sont les préalables à la pacification rationnelle du monde qui doit être déterminée par un système d’évolution pacifique et modérée permettant l’organisation de l’entente des nations. Dans cette approche la rationalité et l’autodiscipline sont les sources individuelle et collective de la civilisation.

Interprétation politique-pratique : cette culture de la non violence privée implique une vision déterministe par rapport à tout modèle identitaire externe ou extra-occidental.

De ce fait, la question contemporaine de l’islam radical semble pour certains civilisationnistes un danger de dé-civilisation et de rupture semblable à la montée du nazisme et du communisme. L’islamisation prend ainsi l’aspect d’un contre-exemple  dangereux qui, par son caractère prétendument irrationnel et théocentriste sous-tend une mise en cause du modèle d’intégration à l’Occident. Par conséquent il est aisé de caricaturer l’espace complexe des identités par un prisme unique civilisation/décivilisation ; modernité/barbarie ; ouverture/communautarisme. Ce paradigme est repensé de manière interne à l’espace islamique 174.

Le paradigme de « l’oscillation de la puissance »: dans cette construction du modèle binaire entre bon islam et mauvais islam : se représente implicitement une réinterprétation du modèle de Huntington du clash des civilisations où l’islam est condamné au principe de la guerre de tous contre tous. Ce modèle explicitement se rattachant au paradigme construit durant la guerre froide (Totalitarisme à l’Est, démocratie à l’Ouest ; civilisation en Occident, barbarie en Orient). Il s’inscrit sur un mode conflictuel faisant de l’affrontement entre les deux rives de la Méditerranée le ressort des rapports Orient/Occident. Elle explicite un combat permanent pour la puissance entre l’islam et l’Occident. Cette lutte de type civilisationnel articule un cadre explicatif cohérent qui renvoie à l’explication du déclin de l’islam et de lasupériorité de l’Occident.

Initiée par l’historien Fernand Braudel175, la démarche est déterminée autour d’un paradigme de « l’oscillation de la puissance ». Braudel et après lui ; Bernard Lewis et Samuel Huntington s’appuient sur les différentes chronologies historiques cartographiant une généalogie d’incompréhension et de rejet réciproques (Les invasions musulmanes en Espagne et les croisades, la chute du royaume de Grenade en 1492 et l’expulsion des morisques d’Espagne en 1609).

L’interprétation braudélo-lewisienne essentialise les sources de l’affrontement entre les deux rives de la Méditerranée. Car le danger dans cette optique ne provient pas de la puissance de l’Autre islamique mais de sa faiblesse potentiellement sujette à l’irrationalité et au terrorisme176.

Le chauvinisme de l’universel : une telle construction des catégories jette les bases d’une véritable inscription ethnocentriste dans les espaces sociaux de représentation. Par l’usage d’un modèle binaire de l’occidentalisation, s’organise un modèle occidentaliste qui présuppose un chauvinisme de l’universel dont le caractère proprement euro-centriste marque un différencialisme culturel à la fois inquiet et arrogant. L’imaginaire de ce modèle légitime de manière réactualisée produit un imperium politique occidental qui tend de manière patrimonialiste à organiser la confusion entre la sphère des principes universaux (liberté, démocratie, droits de l’homme) et la sphère occidentale, origine de ces principes. Le

Le patrimonialisme des idéaux de la modernité est conçu comme inséparable du pouvoir personnel occidental. Cet universel de l’injonction impose aux autres modèles de civilisation un choix impossible entre l’assimilation ou la barbarisation culturelle et politique. Par un différencialisme inquiet, le modèle huntingtonien présuppose que certaines civilisations, de par leurs spécificités culturelles, seraient de façon définitive ouvertes ou fermées à une modernité qui d’autre part serait inscrite ontologiquement dans le génotype euro-occidental. Cette optique voit la cartographie internationale comme un ordre de domination politique au service de l’Occident. Ordre sans cesse menacé par la barbarisation du monde menée par des civilisations potentiellement dangereuses; car pouvant conduire à la désoccidentalisation du monde.

Par l’usage d’une occidentalisation éclairée mise en place à partir des années 1950 ; une occidentalisation américanisée pensée sous le prisme d’un contrat de domination souple qui lie les membres du monde « libre » au souverain américain, à partir de la liberté et de la propriété individuelles. Cet assujettissement « librement consenti » peut être menacé par des modèles exogènes non compatibles idéologiquement et culturellement. L’autre est d’autant plus Autre qu’il s’identifie à une nouvelle figure du despotisme et de l’autoritarisme. A partir du schéma binaire de la seconde guerre mondiale, l’occidentalisation par le modèle américain se veut à l’avant-garde du maintien des idéaux démocratiques vus comme consubstantiels à l’Occident et à la révolution américaine.

Pour ce faire, l’ordre politique de la domination suppose en première instance l’idée que la confiance (trust) des peuples dans l’américanisation n’est pas définitive ; elle doit être renouvelée par le consentement de la majorité, faute de quoi ce modèle risque de subir une érosion préjudiciable à l’identité occidentaliste dont l’expansion conditionne la survie politique et civilisationnelle. Faute de l’accord de domination, il serait légitime de militariser le modèle de l’assujettissement consenti devenant par l’occasion une autorité impériale exercée sans le consentement de la majorité. Aussi, il est dans la légitimité de l’Occident d’affirmer une gestion patrimoniale de la respublica. L’universel n’est plus affaire de bien public et de communauté internationale, mais domaine privé d’une république américaine attentive à préserver ses positions de pouvoir. De ce fait, le modèle renouvelé du paradigme de la civilisation se construit contre une théorie purement procédurale, néo-kantienne de la société internationale accusée d’être dépourvue des principes structuraux nécessaires à un ordre social juste, alors que le but politique est d’éliminer l’injustice et d’orienter le changement vers une structure de base occidentalo-compatible.

Crise temporaire de la Civilisation : A partir des années 1950 et 1960, l’américanisation des aires culturelles faisant son oeuvre, le concept de civilisation semble peu à peu perdre de son influence au profit d’une approche néo rationaliste de la modernité ; « Les universitaires étasuniens, au contraire, influencés par le darwinisme social, ont généralement accueilli d’une manière positive et même enthousiaste la démocratie, la société industrielle, le capitalisme qui leur apparaissaient comme la pointe du progrès de l’humanité. Les grands pessimistes allemands comme Spengler faisaient figure à leurs yeux de conservateurs romantiques attachés à un passé définitivement révolu ». Nous pouvons déceler cette approche dans les critiques formulées par la philosophie analytique (Wittgenstein) et un certain courant de l’anthropologie anglo-américaine (Tylor, Boas).

Pour l’anthropologue Tylor177, il est important de ne pas définir le système culturel comme un concept déterministe et universel qui réduirait les civilisations à des modèles globaux et anhistoriques : « La culture ou civilisation prise dans son sens anthropologique le plus étendu, est ce tout complexe englobant les connaissances, les croyances, l’art, la morale, les lois, les coutumes ou les autres capacités ou habitudes acquises par l’homme, en tant que membre de la société ». 

Pour Tylor, « culture » doit être un mot neutre qui permet de penser l’humanité et de rompre avec une certaine approche des « primitifs » qui en faisait des êtres à part. Selon lui, dans des conditions identiques, l’esprit humain opère pourtant de façon semblable. Dans un ouvrage « Primitive culture », Tylor en appelle à une vision scientifique dénuée de romantisme culturaliste. Il s’interroge sur les mécanismes de son évolution. En effet, il fût le premier ethnologue à aborder les faits culturels avec une visée générale et systématique, il fût aussi le premier à s’attacher à étudier la culture dans tous les types de sociétés, et sous les aspects matériels symboliques et même corporels178. 

Un autre opposant de cette philosophie de l’histoire, Wittgenstein, celui-ci critique les théoriciens néo de la civilisation (Spengler, Toynbee) dont l’interprétation est marquée à ses yeux d’un prisme historiciste et essentialiste. Il en identifie la trace chez Heidegger et Spengler dont le modèle cosmologique semble pour le philosophe autrichien profondément intellectualiste. Wittgenstein aime à critiquer cette posture intellectuelle visant « à dominer du regard le fait homme tout entier à partir d’une distance énorme ; un regard sur les cultures, mêmes sur la sienne propre, comme sur la ligne de crête, d’un massif montagneux à l’horizon »179. Un système de pensée postulant que la forme de l’époque est déterminée par la philosophie et n’est compréhensible qu’à partir d’elle. Elle lui confère une autorité morale et intellectuelle « chargée de guider le guide » (Der Fuhrer, Fuhren). Pour Wittgenstein, il y a une inopérance à utiliser la causalité historique, l’histoire ne représente pas des régularités causales que nous pourrions essayer de comprendre « Nous ne pouvons prétendre sérieusement que nous sommes en mesure de rapporter ce qui s’y passe à des causes ou des responsabilités déterminées »180. L’époque actuelle ne peut être appréhendée sous la catégorie du déclin qu’en référence à un idéal que nous nous serions fixé, cet idéal fonctionnant uniquement comme objet de comparaison ou étalon de mesure.

« L’idéal de nos pensées est fixé de manière inamovible. Tu ne peux pas en sortir. Tu es obligé de faire à chaque fois machine arrière. Il n’y a pas de dehors (…)

D’où vient cela ? L’idée est posée en quelque sorte comme des lunettes sur notre nez et ce que nous voyons, nous le voyons à travers d’elles. Il ne nous vient pas du tout à l’esprit de les ôter »181.

IV Le nationalisme endogèneet son rapport au second libéralisme impérial

II.5 Nationalisme et islamisation: une réaction au libéralisme impérial

A partir des années 20, la Modernité culturelle de type occidentale est ainsi mise en « crise » notamment dans sa traduction extra occidentale, ainsi la montée du nationalisme arabe à partir du contact avec l’occident, s’appuie sur les contradictions occidentales entre le libéralisme proféré et l’impérialisme appliqué.

Le libéralisme étant jugé comme un produit d’importation d’un globalisme impérial d’une entité : « l’occident », cette critique est souvent instrumentalisée par certains pays musulmans prédisposés à un certain bricolage culturel étatique c’est-à dire à institutionnaliser les formes d’exercice de pouvoir autocratique justifiées par des références religieuses. Ce questionnement se traduit politiquement par le renouvellement du problème historique de la reforme de la société musulmane avec le double sentiment de la crise et de l’impuissance pour les pays d’islam et d’expansion pour les pays occidentaux (notamment depuis l’intervention américaine en Irak en 2003 : « La nouveauté est qu’ils (pays musulmans) doivent désormais répondre à des pressions venues d’ailleurs appuyés par la puissance économique et militaire »8.

Théoriquement il nous faut donc concevoir que toute théorie politique peut être pensée entre un pôle de la reconnaissance et du dialogique (entendu comme dialogue intersubjectif, interculturel) et l’acceptation et le dialectique (entendu comme rapport entre deux entités distinctes).

Dans notre optique le libéralisme doit se concevoir comme un sécularisme méthodologique permettant le passage d’une identité texte à une identité récit. Mais sitôt dis cela, il nous revient d’expliciter notre postulat de départ. Postulat qui s’enracine précisément avec la Révolution Iranienne de 1979. Ce moment historique représente un séisme de première ampleur qui met à nue la profonde mutation de l’islam.

L’islam politique que représente l’Ayatollah Khomeiny n’est pas simplement une  théologisation du politique ou une radicalisation de la religion, il constitue d’abord à mon sens une radicalisation d’un long processus d’occidentalisation de la pensée iranienne c’est-à-dire son hybridation culturelle, politique et intellectuelle. Dans le cadre de l’occidentalisation culturelle, et du déracinement économique né des réformes du Shah dans les années 50 et 60, l’islam politique est construit comme un « projet- refuge » d’un idéal de société non représenté dans l’espace publique.

Les modèles théoriques in abstracto ne sont pas destinés à l’usage restreint de cercles intellectuels déconnectés du monde social, car comme nous l’a appris Gramsci, ils participent de la production d’une idéologie dominante permettant la fabrication d’un consensus et d’un ordre social et politique. La matrice de cette dialectique est d’abord de type confessionnel : la théologie structurant l’interprétation culturelle de l’Autre. Cette vision n’est pas bien sûr exclusive, la philosophie par l’entremise du référentiel grec a souvent servi d’espace de discussion critique et intellectuelle entre les cultures. Néanmoins dans ses effets de rationalisation et donc de déculturation, on ne peut que constater que les conséquences furent plus limitées dans les représentations réciproques où le « logiciel » ethno-confessionnel est resté fortement prégnant aussi bien du côté occidental que du côté musulman. Si par exemple, notamment en Europe la philosophie a soumis la théologie à une obligation de rationalité et donc à long terme de décentrement, l’identité occidentale dans ses rapports à l’altérité islamique s’est souvent définie de manière religieuse, la réciproque du côté musulman étant identique. Si la métaphysique (c’est-à-dire une prétention totalitaire à penser la nature de l’être humain, mais aussi par extension la nature des autres cultures) l’a emporté sur la philosophie en terre d’islam, elle domine nettement la bataille des représentations dans l’attitude de l’Occident vis-àvis de l’islam.

Par conséquent, l’universel islamique dans sa première configuration califale et ensuite le concept arabo musulman à la fin du XIXème siècle, répondent d’abord à la volonté de construire du consensus majoritaire et de définir une lutte pour la domination idéologique. Le concept « arabo-musulman » peut se décliner en trois phases précises :

  • La première phase des années 1870 à 1921 (date de la suppression du califat par Mustafa Kemal) est marquée par le modèle panislamique prônée par le « sultan rouge » de l’empire ottoman Abdülhamid II (1878-1909). Le sultan afin de renforcer une légitimité remise en cause par la domination de l’Occident, favorise avec l’assentiment enthousiaste du penseur persan Al Afghani, une idéologie impériale qui vise à permettre l’unité et l’émancipation des nations musulmanes contre ce qui est représenté comme le matérialisme et l’omnipotence de l’Europe.
  • La seconde phase, à partir de la seconde guerre mondiale et jusqu’au début des années 1960, dans les pays arabes voit l’émergence d’un courant islamonationaliste dont la matrice directe est panislamique (en particulier en Algérie, et au Maroc). Il a été avec le nationalisme laïque syro-libanais ; la principale source des luttes pour l’émancipation envers l’occupant ottoman et occidental.
  • La troisième phase, l’islamo-nationalisme dans le cadre de régimes socialistes ou nationalistes a joué un rôle éminent dans la définition nationale des pays arabe au sortir des indépendances. Cette définition nationale a dérivé dans les années 1960 en autoritarisme politique et policier et ceci dans sa version de gauche (socialisme bureaucratique : Algérie) et de droite (islamo-conservatisme : Maroc). Dans les années 1980, le concept « arabo-musulman » est devenu un instrument nationaliste et exclusiviste qui par souci de concurrence envers l’islamisme, a été utilisé de manière systématique par des Etats en mal de légitimité pour réduire tout type d’opposition.

Ces dérives ne sont pas uniquement liées à une conjoncture de l’histoire et ne sont pas réductibles à un problème « arabo-arabe », elles interrogent non seulement la matrice culturelle dont est originaire l’islam occidental mais aussi et plus fondamentalement l’histoire de « l’identité musulmane » vue comme une sorte de monolithe global et définitif.

A ce stade, il faudra réinterroger la pensée du grand sociologue et historien Ibn Khaldoun dont la généalogie irrigue la pensée islamo-nationaliste et dont la théorisation du « concept arabo-musulman » est majeure pour qui veut comprendre les impasses actuelles et le discours de certains de nos intellectuels organiques tels que Tariq Ramadan. Cette évolution qui traduit la tendance à la transformation des notions en grande logomachie identitaire peut se voir dans le courant occidentaliste (Spengler, Toynbee, Lewis, Huntington) dont l’aspect le plus marquant reste sans conteste l’occidentalisation épistémologique et politique de Khaldoun.

Le modèle de recentrage identitaire est donc toujours le produit d’une époque de transformation sociale et de remise en cause des ordres traditionnels. Le problème apparaît lorsque le récit identitaire se rigidifie est devient un instrument d’analyse et de réflexion fixe et atemporelle : susceptible d’homogénéiser plus que de raisons des réalités humaines et culturelles par essence diverses. 

Dans cette configuration, l’identité est devenue le champ d’une séparation antagoniste entre l’ordre dit de la tradition et l’ordre de la norme religieuse délimitant de manière radicale l’islam coranique » et les coutumes locales particulières au nom d’une vision dichotomique entre croyances (vues comme déviantes et liées à la superstition) et religions (pensées d’abord au nom d’une origine « purifiée » de toutes traditions).

De manière plus précise l’islam politique devrait être décrit comme une « néoislamisation idéologique » produite par le processus de rationalisation et d’individualisation de la tradition. Dans les trois cas, l’identité est construite de manière hybride c’est-à-dire amalgamant des données de l’ordre ancien et du monde nouveau. L’un des meilleurs exemples de cette symbiose reste l’idéologue de la révolution, Ali Shariati (1935-1977). L’intellectuel iranien est un philosophe et sociologue à la confluence de l’antilibéralisme occidentale et de l’anti-occidentalisme révolutionnaire décédé deux ans avant la Révolution de 1979. Pour lui le libéralisme est le produit d’un occident d’abord pensé comme un processus permanent d’aliénation : l’occidentalisation : « La condamnation par un intellectuel de l’occidentalisation de sa société n’est légitime que s’il possède une connaissance approfondie de la culture et de la civilisation européenne, ainsi que sur sa propre histoire, société, culture et religion ». 

Shariati comme ses devanciers Al Afghani et Abduh, globalise une entité « l’occident » qui est elle même l’homonymie de « capitalisme » et de « libéralisme ».

Le libéralisme à cet égard est pour lui le produit d’une bourgeoisie prédatrice :

« Gagné au libéralisme, l’humanisme choisit la démocratie à la place de la théocratie, comme clé de la libération. Elle a été piégée par un capitalisme pur et dur dans lequel la démocratie s’est avérée aussi décevante que la théocratie, le libéralisme se révèle un régime dans lesquels la liberté n’existe que pour les « cavaliers » rivalisant de coups de main et de pillages »7.

Cette optique mêle dangereusement le libéralisme dit classique c’est-à-dire politique et le néolibéralisme économique.

II.6 L’occidentalisation de l’universel et la construction de la culture endogène

La question du libéralisme arabe a été souvent présentée comme une archéologie d’une culture exogène appliquée à la culture arabe. Cette lecture est bien entendu biaisée Dans la sociologie de la modernité, la question des identités culturelles a longtemps été perçue (Touraine, Giddens) comme une évolution négative, produit de la crise du modèle universaliste. Cette lecture repère entre la fin du XIXème siècle et le début du XXIème siècle, le passage de mouvements universalistes définis par leur volonté de changement social vers des mouvements de type culturel, revendiquant la défense de l’identité (Touraine, 132). Dans ce cadre historiographique, la pensée islamo nationaliste a longtemps été perçue (notamment dans l’orientalisme français du début du XXème siècle) de manière négative comme idéologiquement, opposée à toute « marche vers la modernité » ; une modernité définie comme processus de sortie de la tradition et de la religion.

A mon sens, cette crise de la rationalité universaliste occidentale qui débute dès la fin du XIXème siècle a eu diverses répercussions. Tout d’abord, dans la sphère occidentale, un processus de découplage entre sphère culturelle et sphère politique avec une différenciation de la culture comme système de croyance. Ensuite, dans le monde extra-occidental le début d’un procès de pluralisation de la définition de la modernité (nationalisme arabe, nationalisme indigéniste sud américain) à partir d’espaces socio-historiques spécifiques (Amérique latine, monde arabe). L’universel comme modèle de compréhension de l’autre subit dans ce procès un changement de grande ampleur. Dans le monde arabe le procès de l’occidentalisation recoupe l’émergence d’un nouvel ordre de la narration identitaire qui désigne le retour de l’individu dans le cadre de l’histoire en tant qu’acteur et groupe social. Ainsi, si l’ordre islamonationaliste s’inscrit de plus en plus nettement en rupture avec le modèle de la modernisation occidentale, (Al Afghani, Al Fassi, Bennabi), il reprend de manière parallèle les catégories conceptuelles et intellectuelles occidentales concernant la

question du nationalisme.

La question de l’occidentalisation doit dans mon hypothèse être analysée comme le moment historique où s’établit une nouvelle culture légitime qui peu à peu va constituer l’élément fondateur de la construction de la pensée érudite issue du monde arabe.

Une première période que l’on peut situer entre 1800 et 1880, marquée par le paradigme de l’emprunt à l’occident. En effet, L’Etat (Ottoman, Egyptien, etc.) dans l’optique d’une pensée régaliste, vise à restaurer son autorité dans l’ensemble de ses domaines de souveraineté. Il faut alors renforcer l’Etat et affaiblir ainsi les autorités religieuses et leurs compétences traditionnelles (droit de regard sur l’éthique, enseignement, justice). La modernisation devant permettre un renforcement de l’autorité publique, les premières réformes dans l’Empire Ottoman sont initiées par les sultans Selim III (1789-1807) et Mahmut II (1808-1839).Puis le mouvement général de réorganisation connu sous le nom de Tanzimat qui fait suite à l’Edit impérial de Gülhane de1839, s’amplifie (elle concerne essentiellement des réformes militaires, administratives, juridiques, éducatives, fiscales et financières.). Dans le monde arabe, les élites (Tahtawi, Kheireddine, Khaznadar) tentent d’extraire la modernité de son origine européenne par l’usage d’un discours civilisationnel visant à restaurer la puissance arabe et islamique antérieure.

Le discours orientaliste a fait une lecture universalisante où le cadre explicatif du déclin arabe se situerait alors dans la perte de ce modèle qu’ils ont eu l’avantage de propager à un moment donné de l’histoire.

Ainsi la date communément retenue en Europe, pour indiquer la renaissance de l’Egypte et, par la suite, celle du Levant remonte à l’Expédition française menée par Bonaparte. Dans l’optique du discours de la civilisation libératrice, l’Egypte délivrée du joug des Mamelouks, devait reprendre le flambeau de la France des Lumières afin apporter la civilisation.

Afin d’amplifier ce modèle de civilisation le discours de la modernisation prit l’aspect comparatif entre l’Orient et l’Occident dont les différences (en défaveurs de l’Orient) fut souligné de manière systématiques : deux cultures représentées comme très éloignées l’une de l’autre, l’une jugée archaïque et d’inspiration médiévale, et l’autre (celle des Occidentaux) considérée comme par principe scientifique et moderne.

L’occidentalisation devenait non seulement un moyen de dépasser cette lecture en l’intériorisant mais de plus permettait à une certaine élite de définir une nouvelle culture légitime censée garantir la renaissance de la civilisation arabe et rompre avec les éléments de sa décadence. Ainsi, entre 1800 et 1880 la question de l’enseignement prend pour les élites dites éclairées un aspect essentiel dans la volonté de rattrapage de l’occident. L’enseignement officiel ottoman était relativement peu développé et de qualité médiocre. Les écoles officielles ottomanes étaient, comme en Egypte, principalement destinées à former des officiers et des techniciens qui aideraient le gouvernement dans leurs tâches. Elles avaient pour particularité majeure d’être tournées vers le pouvoir central : formation de cadres mais aussi développement de l’enseignement supérieur uniquement à Istanbul, enseignement du turc au détriment de l’arabe.

L’occidentalisation de l’enseignement a ainsi constitué pour l’Egypte de Mohamed Ali le moyen de définir une culture légitime arabe autonome de la puissance Ottomane. Ainsi, fut encouragées des écoles fondées sur un modèle européen dont les Ottomans admiraient l’efficacité, mais qui conservaient un certain nombre de caractéristiques traditionnelles.

Ces écoles étaient essentiellement fréquentées par les musulmans, donc par les garçons, malgré une augmentation progressive du nombre d’écoles de filles.

Une seconde période que l’on peut située entre 1880–1920 :

A partir des années 1880 et l’irruption des puissances européennes en Egypte, en Tunisie et au Soudan (après Bonaparte en 1798 et la colonisation algérienne à partir de 1830), le discours de l’emprunt à l’Occident est récusé. Il est jugé en décalage avec la réalité de la domination occidentale, trop soucieux de maintenir un formalisme endogène (discours sur la civilisation islamique, la renaissance arabe) qui n’a fait qu’avaliser les renoncements vis-à-vis des puissances européennes.

Pour le courant réformiste, l’identité arabe devient un mode de résistance face aux attaques occidentales (intervention des Anglais en Egypte en 1882, des Français en Tunisie en 1881, l’épisode de la mahdiya au Soudan, culminant avec l’assassinat de Gordon en 1885 à Khartoum). Ces différentes agressions avaient nourri dans l’Empire Ottoman d’Abdul Hamid et dans le monde arabe, un scepticisme (fait de fascination déçue) envers les influences de l’Europe et une critique contre les élites arabes qui avaient conduit une politique d’occidentalisation sans articuler au préalable un programme de réarmement moral. A l’aune de cette prise de conscience, réformer prenait un double aspect : le combat contre le colonialisme et l’impérialisme comme condition de l’autoconservation de l’identité arabe et la lutte contre le despotisme perçu comme un devoir politique (Mohamed Abduh). Ce modèle à différentes variantes, repose sur l’arabisme (Kawkibi), le panislamisme (Afghani) mais il appelle à faire retrouver à la nation arabe, un rôle distinctif dont Bagdad serait la capitale et l’arabe la langue nationale.

Dans ce cadre, il faut distinguer trois aspects qui nous semblent correspondre à trois facettes de l’identité, intimement liées, à savoir : un retour au passé sur soi, puis dans un second temps l’identité instaure une altérité. Ce qui suppose l’élaboration d’une stratégie de défense, mais aussi de combat. Quant au troisième aspect, il est déterminé par les deux précédents puisque l’identité est aussi une projection vers l’avenir, qui transparaît à partir de la lecture du passé qui la soustend, ainsi qu’à travers les solidarités dont elle se réclame. On cherche à se « situer » par rapport à l’Autre et à sa stratégie ou plus précisément par rapport à ce que l’on suppose être celle du protagoniste. C’est pourquoi, la représentation de l’Autre est intimement liée à celle de soi-même, à son identité.

Entre ressourcement et déracinement, que choisir ? Si comme le théorise une certaine idéologie de la modernité, le ressourcement induit-il l’enfermement et le déracinement implique-t-il l’assimilation ? Quelles sont les voies définissant une identité rétablie dans son équilibre, et en même temps ressourcée par ses origines ?

Pour l’historien Mohamed Mouaqit, il faut replacer ce mouvement de modernisation dans l’interaction qu’a suscité le contact de l’Occident avec les élites arabes, provoquant le développement d’une pensée endogène dans le cadre de l’idéologie salafiste (nahda). Mouaqit définit le salafisme comme « le discours et le mode de pensée qui fonde la légitimité de toute institution ou de toute valeur, sur l’autorité sacralisée des antécédents». En effet, pour cet historien maghrébin, le salafisme intègre non seulement les penseurs formés à l’école traditionnelle mais aussi les penseurs « modernes » qui demeurent fidèles au patrimoine ou à la religion. Pour définir le processus de modernisation dans le monde arabe, il peut être abordé comme un mode de réappropriation dans les catégories internes, de certains aspects de la modernité occidentale, (rôle de l’éducation et du plurilinguisme à partir d’un cadre pédagogique renouvelé, souci de réforme de la pensée religieuse et nationale, restauration de l’idée d’acteur dans le champ historique). En effet, ces éléments s’inscrivent à mon sens dans la temporalité des idéologies construites à partir de la fin du XIXème siècle (Nationalisme arabe, réformisme religieux). Ainsi, par l’entremise de cette phase historique, deux idées nées du contact avec l’occident ont accéléré ce processus d’acquisition et de modernisation : La réforme (politique, intellectuelle et/ou religieuse), conditionnant la renaissance arabe ; L’Etat Nation, (sous sa forme séculière ou islamique) comme projet d’émancipation politique.  

La nouvelle culture légitime qui se met en place prend à partir des années 1880 et 1890 une tonalité plus critique non seulement envers le modèle éducatif traditionnel mais surtout contre l’enfermement des institutions normatives de types religieuses telle El-Azhar, considérée comme l’institution culturelle-clé de l’Egypte et de tout le Machrek. Ainsi, dans les discours critique des « modernisateurs » il est souvent question d’évoquer une époque où l’Egypte vivait dans une sorte d’engourdissement entretenu par une idéologie émanant de centres intellectuels tels que l’université al-Azhar idéologie qui s’appuyait sur des principes religieux affirmant le caractère sacré de la langue arabe, sur le souvenir d’un passé glorieux de conquêtes et de suprématie militaires qui justifiait un sentiment de supériorité ainsi qu’une indifférence à toute innovation non-musulmane. Propagée par ces prestigieux maîtres, elle était parvenue à maintenir à l’écart des influences étrangères, le pays avec ses structures archaïques.

En particulier, le système éducatif était accusé d’isoler l’Egypte de toute influence européenne et donc de tout progrès. Dans ce processus d’isolement Al-Azhar n’enseignait que les sciences religieuses et se retrouvait ainsi déconnectée des flux avec l’Occident. Le système azharien était fondé sur un enseignement du Coran transmis en arabe littéraire, la langue commune à tout le monde arabe. Les cours concernaient essentiellement des matières religieuses et juridico-religieuses. 

Les écoles coraniques dépendantes de ce type d’institution n’offraient qu’un enseignement succinct et limité. Ainsi cette institution subit les attaques des « modernistes », voulant limiter considérablement son influence et son impact.

Pour les réformateurs de l’éducation et les spécialistes occidentaux le bilan de cette institution paraît largement négatif : fermeture totale à toute innovation, absence d’efficacité […] Pour un spécialiste américain de l’éducation El Azhar « L’effort des docteurs paraît avoir porté sur l’endoctrinement du peuple bien plus que sur l’invention intellectuelle. » Matthews, Roderic D. and Akrawi, Matta. Education in Arab Countries of the Near East: Egypt, Palestine, Transjordan, Syria, LebanonWashington: American Council on Education, 1949.

Ainsi, se met en place la construction d’un discours d’émancipation, utilisé aussi bien par les intellectuels réformistes (Al Afghani) que les modernistes (Husayn Taha) ; Un Etat Nation à dimension islamique (Afghani, Abduh) ou à dimension historique et linguistique (Corm) est ainsi considéré comme le seul outil apte à assurer l’émancipation politique et culturelle vis-à-vis des puissances occidentales mais aussi vis-à-vis de l’Empire ottoman et des règles communautaires qu’il a induit.

La logique profonde de ce projet nationaliste vise à créer un ordre nouveau à partir d’une raison législatrice portée par un sujet « civilisé » et autocontrôlé et discipliné capable de maîtriser ses passions.

A partir de cette période, les allégeances traditionnelles ou coutumières sont, de manières plus ou moins directes remises en question ou réaménagées avec le modèle de l’Etat Nation. A partir de cette base, s’inscrit le rejet du droit coutumier, de la tradition (taqlid) et du maraboutisme ; obstacle à la relecture des textes sacrés. Revendiquant le droit d’interpréter, l’ijtihad, le mouvement se revendique « néo salafiste » et se situe clairement en réaction aux premières générations réformistes arabes, reliés au projet culturel de Mohammed Ali. Plus fondamentalement, ce mouvement s’oppose à la dépendance politique et culturelle envers l’Occident.

La prise de conscience de ce « retard éducatif » va encourager la construction d’écoles musulmanes afin de lutter ou rivaliser avec les écoles étrangères. Réforme par l’usage de l’arabe, pour cela ils s’occupèrent d’abord des écoles déjà existantes, les kuttabs, qui fonctionnaient selon le système d’al-Azhar : l’instruction était fondée sur la mémorisation et la répétition du Coran. Massialas, Byron G. and Jarrar, Samir A. “Conflicts in Education in the Arab World: the Present Challenge.” Arab Studies Quarterly. Winter. 9 (1987) :35-52. Dans les années 1890, une loi Ottomane interdisait aux musulmans de fréquenter les écoles étrangères, des sociétés de bienfaisance musulmanes (Makassed) tâchèrent de créer des écoles pour faire face à la concurrence chrétienne et défendre les valeurs arabes et islamiques contre l’influence étrangère. On y prodiguait les enseignements traditionnels en y ajoutant les matières modernes, sciences et langues.

Une troisième période que l’on peut située entre 1910/1920 – 1960 :

Cette temporalité peut prendre symboliquement différentes dates : à partir de la mort du penseur musulman Mohammed Abduh en 1909, marque le début d’une division idéologique et intellectuelle, qui s’accentue avec l’abolition du califat islamique par Ataturk en 1921. Différents débats s’articulent autour de la question de la légitimité du pouvoir et de la distinction entre Etat musulman (dirigé par musulman) et Etat islamique (dirigé par la loi islamique). Deux groupes idéologiques s’opposent : le courant séculariste (Troisième génération avec Abdel Raziq, Hussein Taha, Ahmad Lutfi Al Sayyid 1872-1963, maître d’Ahmad Amin 1886-1953) et le courant néo traditionnaliste ou fondamentaliste (Sakib Arslan 1869-1946, Rachid Rida 1865-1935). Avec une filiation traditionniste dans l’exégèse du Coran (Amin El Khouli 1885-1966 disciple d’Abduh) et son disciple M. Khalafallah (1916-1988). Cette situation historique marque l’émergence de différentes généalogies politiques et intellectuelles attestant pour les uns (Al Banna, Abderrazik) de la fin du consensus né des années 1880 ; pour d’autres de l’échec d’une véritable rupture avec l’idéologie de l’ijma (consensus) (Arkoun, Meddeb). L’enjeu ne repose plus sur la confrontation directe avec l’Occident mais de manière interne sur les catégories que l’expansion européenne a suscitées dans la société arabe et les formes de rupture ou de

comparatisme qu’il induit.

La nouvelle culture légitime qui prend de plus en plus une place importante dans la société arabe tend à radicaliser son propos. A l’aune de cette généalogie l’écrivain Zein Noure-Dine Zein réfute tout fixisme vis-à-vis de l’occident, dans son ouvrage «la genèse du nationalisme arabe» il souligne amèrement : « il est regrettable constater deux catégories parmi ceux qui s’occupent de l’histoire arabe contemporaine:

  • une catégorie qui ne connaît pas comme il faut cette histoire,
  • une catégorie qui regarde cette histoire avec les yeux du laïcisme et du nationalisme;

ils sont ainsi incapables de saisir l’importance du facteur religieux dans cette histoire, lequel avait un rôle primordial, et pendant des siècles, dans la formation politique et sociale du Proche-Orient, à savoir l’Islam »(…) «Souvent on dit que les Arabes sont passés par une période d’éveille et de conscience nationale, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, alors que leur sentiment national «dormait» pendant 400 anssous la domination ottomane. Cette affirmation est dépourvue des preuves historiques. Si l’on entend par éveil arabe l’éveil de «l’identité» arabe, c’est-à-dire «l’arabisme», alors le terme «éveil»est erroné et nécessite une précision de sens. Car les Arabes musulmans se sont considérés, au courant des 400 ans de gouvernement ottoman, comme musulmans et arabes. Il n’est pas nécessaire de rappeler qu’ils ont sauvegardé leur langue arabe (…) « La raison fondamentale de la formation de la nation arabe, ainsi que du sentiment unitaire national entre les musulmans arabes, revient à l’Islam; ce nationalisme mélangé à l’Islam, dès sa naissance, formera longtemps partie intégrante de la mentalité des Arabes musulmans. La première génération des leaders du nationalisme arabe, surtout Al-Charif Hussein, prévoyaient, pendant la première guerre mondiale, la formation d’un État arabe sur les ruines de l’empire ottoman désintégré; cet État aurait un «roi arabe musulman et aurait été fondé sur les principes de l’Islam». Malgré le bien-fondé de cet argument, comment peut-on concevoir la Nahda sans antécédents ni fondements dans la période précédente? il est donc normal de chercher les sources de la Nahda au sein même de la période dite de décadence qui a vu naître les premiers germes de cette renaissance Gibran Mass’oud dans son livre sur «Le Liban et la Nahda arabe Moderne»: «L’époque de la décadence n’a pas connu de mouvements culturels distingués, mais les fondements de la Nahda s’étaient déjà établis au Liban dès cette époque, où les missions religieuses se précipitèrent systématiquement du temps de Fakhr Al-Dine, portant avec elles 1a science à côté de la propagande religieuse. La première imprimerie fondée au Liban remonte à 1610; les écoles y ont connu un certain essor même à l’époque des Mamâlyks »; en dépit du déclin des

écoles sous les Ottomans, les missions ont permis aux Libanais de connaître les écoles de l’Occident surtout «l’école maronite de Rome»… La Providence a doté le Liban de certains princes qui ont pris la renaissance en charge, à la tête de ces princes figurait Fakhr Al-Dine II qui s’est aperçu de l’ignorance totale régnant dans son pays et s’est retourné vers la lumière surgissant de l’Europe pour y puiser 1a connaissance»

Malgré qu’il était disciple de Taha Hussein et qu’il comptait parmi ceux qui l’ont défendu face à ceux qui critiquaient son livre sur la poésie préislamique, Zeki Moubarak se veut critique d’une attitude orientaliste (notamment Louis Massignon) qui fait fi des valeurs linguistiques propres à la langue arabe : «Il est regrettable de constater que ceux qui propagent ces idées sont des gens que nous prenions pour vertueux et honorables. Je comprends qu’un homme puisse avoir la passion du pouvoir et de la domination mais je comprends mal comment un homme qui dépasse cinquante ans à fréquenter la langue arabe et l’Islam puisse prétendre que la langue arabe n’est pas en mesure d’assimiler les sciences modernes. L’objectif déclaré d’un tel discours consiste à sauvegarder les intérêts de leurs sujets dans les colonies françaises, mais leur but implicite est de détruire les traditions arabes et islamiques

afin de faire prévaloir la langue des colonisateurs partisans de la science et de l’homme. C’est ainsi qu’un orientaliste français – Louis Massignon – s’est employé à propager ces idées parmi la Jeunesse syrienne, en déclarant que la dignité de la langue arabe implique qu’elle soit divisée en plusieurs langues comme c’était le cas de la langue latine. Quel bonheur pour l’Orient de voir la langue arabe en train de suivre le destin de la langue latine, quelle belle amitié nous lie à cet orientaliste qui  souhaite à notre langue le sort de la langue des Romains, c’est-à-dire la mort. Dans une conférence faite au Collège de France sur les lettres arabes, cet orientaliste essaie de démontrer que la langue arabe n’est vivable qu’écrite en lettres latines (…) Ces gens disent que les Arabes dégénèrent comme les Turcs jusqu’à perdre une partie importante de l’identité de leur langue, afin de couper les liens spirituels qui nous lient à nos ancêtres, ce qui facilitera 1a tâche aux agents qui cherchent à

détruire l’Orient au nom des sciences et des lettres».

Le rejet n’empêcha pas de reconnaître l’importance de l’apport de l’Occident. Si les nationalistes en rejetaient l’idéologie, ils conservèrent l’idée que l’enseignement est fondamental. On prit conscience du rôle grandissant des sciences et des techniques et aussi de la nécessité de devenir indépendant dans ces domaines précis, en particulier au moyen de la langue arabe qu’il faudrait rendre apte à rendre compte de faits scientifiques et techniques contemporains sans avoir systématiquement recours à des langues étrangères, comme cela avait été trop souvent le cas dans le passé. Préservation du patrimoine linguistique et culturel, mais aussi transmission : c’est en ceci que la leçon apprise de l’Occident est le plus visible. Face à ces facteurs éminemment diviseurs, le nationalisme se proposait de défendre la langue arabe comme facteur unificateur. Langue et culture arabes étaient considérées comme le moyen privilégié pour se réapproprier une identité occultée, détruite, modifiée par les Occidentaux. Elles étaient par exemple pour les Levantins le moyen de retrouver leurs racines afin de se donner une assise solide pour affronter l’avenir d’une façon originale et non copiée sur le modèle occidental. Déjà, au début des années 30 un intellectuel arabisant, Tahar Haddad (1899-1935), avait dénoncé le problème de la langue en écrivant dans son journal: «Nous aimons la langue d’un amour tel que nous la considérons comme une partie de notre religion. 

Et l’amour dont nous aimons notre religion est tel qu’il nous a rendus presque fous et

même totalement fous».

La décolonisation s’accompagna d’un mouvement de recentrage avec la langue et la culture arabe. Tous les traités culturels arabes insistaient sur cette primauté de la langue et de la culture arabes -même si, au fil des ans, le rejet de tout ce qui vient d’Occident se fit moins systématique : L’instruction joue un rôle-clé dans cette transmission. Si les Européens avaient tenté de faire passer leur système de valeurs par le biais de leur système éducatif, il importait aux jeunes états indépendants d’y substituer un autre ensemble de valeurs et d’utiliser les mêmes canaux de transmission, une fois qu’ils les auraient adaptés au message qu’ils souhaitaient transmettre. Aussi les Syriens comme les Libanais défendirent-ils avec acharnement leurs écoles dès la proclamation de l’indépendance.

La nouvelle culture légitime prend l’aspect d’une réappropriation de la langue comme vecteur d’identité et de renaissance. D’où une approche critique face au monopole de l’orientalisme érudit sur la langue arabe l’arabe et l’arabisme comme modèle contre identification face à l’ottomanisme et les puissances européennes.

L’arabisme à partir de l’islam, pour Kawkibi s’identifie à un modèle culturel homogène opposé ontologiquement à ce qu’il assimile à la corruption culturelle principalement à ses yeux venue des Ottomans: « venu lorsque les non arabes se sont convertis à l’islam et on amené leur coutume ».

Le concept « arabo islamique » est le produit de cette généalogie, il tend à homogénéiser la narration identitaire sous le vocable unique d’une identité prétendument purifiée de toutes les scories de la diversité culturelle. Ce nouveau modèle tend à s’organiser autour de la « civilisation arabe » comme idéal fédérateur structuré contre toutes influence exogène : « les mongoles turcs » et leur haines violentes envers les arabes » (Tapiero Norbert « Les idées réformistes d’Al Kawkibi » Les éditions arabes 1956 p.94).

Par conséquent, historiquement il peut se rattacher à l’idéologie des Omeyyades dont le localisme syrien et arabe induisait une profonde méfiance envers l’islamisation perçue d’abord comme une déculturation de l’islam arabe. L’idéologie de l’islamo nationalisme né des décombre de l’empire ottoman ne présuppose donc pas une extension infinie du message de l’universel politique islamique.

II.7 L’ordre khaldounien du régime de légitimité endogène

La cosmologie du régime de légitimité endogène est définie par l’orientaliste G.E. von Grunebaum, par le fait de considérer une phase révolue de l’histoire culturelle comme une « réalisation complète et parfaite des dons potentiels de l’homme », qu’on fait sienne et qu’on accepte comme « exemplaire et contraignante pour le présent », si bien qu’une « imitation imparfaite du modèle (par essence prophétique et pur) est de plus haute valeur pour l’éducation et la civilisation, que tout essai de créer une nouvelle culture dans l’esprit de l’époque même ». 

Les oulémas, ces veilleurs dans la  » nuit coloniale  » (Ferhat Abbas) articulent un ordre du discours qui tend à assumer la position de gardien de l’identité binaire : Muslim / kâfir (infidèle, impie), nasrâni (nazaréen, chrétien).

A l’aune de cet ordre, l’aide des pays occidentaux cachait une volonté colonisatrice. Au nom de la réforme et du progrès, l’impérialisme effectuait ses objectifs. Celle-ci était la vision que l’intellectuel musulman avait de l’Europe à la fin du XIXème siècle, croyait qu’il ne pouvait pas donner rien qui ne répondrait pas à sa stratégie expansionniste. Les réformistes islamiques, dirigés par Afgani présentent la confrontation entre l’Islam et l’Europe comme une nouvelle phase du processus conflictuel entre Islam et Christianisme. L’expansion européenne est considérée comme une continuation de celles Croisées. Il faut mobiliser à l’élite des différents pays musulmans et les masses illettrés afin de consolider la solidarité contre l’ennemi commun.

L’Europe est puissante parce qu’elle a su exploiter les acquisitions scientifiques arabes d’autres temps, mais son progrès actuel ne doit pas faire oublier la civilisation islamique florissante de temps passé. En récupérant les secrets du développement européen nous sortirons de la décadence et aurons un traitement différent avec les autres.

Cette lecture considère que la politique coloniale en Orient islamique avait comme objectif principal de saper les fondements de la culture arabe, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Cette tendance se considère comme le prolongement naturel de la pensée et de la culture arabe et islamique. Son projet vise à rénover divers domaines de la civilisation islamique : réhabilitation et rénovation du patrimoine traditionnel, reprise de la jurisprudence en matière de religion et de législation, études approfondies sur la Doctrine, la littérature, l’histoire et la Tradition.

La modernité au sens occidental étant perçue par ce mouvement comme une occidentalisation imposée produite par la colonisation. Cette occidentalisation prenait trois aspects : d’ une part l’humiliation pour les musulmans d’accepter l’inversion de la protection (himâya) exercée jadis par eux sur les chrétiens et les juifs : d’autre part la confirmation d’une hostilité des puissances chrétiennes depuis les croisades en passant par la Reconquista ibérique dont la matrice idéologique reposerait sur la destruction du Dar Al Islam. Enfin, l’intrusion de la colonisation signifiait souvent l’intrusion de l’occidental dans les rapports entre masculin /féminin et donc entre espace public et intime régie par la frontière de la pudeur (hudûd al-hishma) (Rivet).

La religion s’inscrit non pas dans un retour de l’ancien ordre patriarcal mais plus réellement comme un nouveau mode de construction sociale des identités.

Cette démarche identitaire sert d’abord théoriquement à retrouver les sources du renouveau islamique (A partir par ex des traditions Hanbalites) et ensuite politiquement à élaborer une stratégie idéologique de combat : ainsi on tend à internaliser les référents universaux en les « dé-occidentalisant ».

Sous le mode de la remodernisation de type endogène ce mouvement répond à des facteurs de désaffiliation envers les significations traditionnelles légitimes auxquelles les individus reconnaissaient une autorité. La question de la modernité ne peut donc pas être simplement vue de manière théorique dans ses rapports avec le monde arabe.

Dans cette relation la question coloniale altère les représentations entre le monde arabe et l’occident. Pour citer Jacques Berque :  » Le colonialisme, c’est le père vaincu et le moi humilié « . L’occidentalisation par le biais d’une rhétorique de la modernité à accélérer le brouillage des certitudes, la crise de la prise en charge collective de l’individu par les institutions traditionnelles et la fin d’un modèle culturel unitaire.

La modernisation endogène (en particulier en Egypte et en Algérie) sous tend donc un double mouvement : de désinstitutionalisation avec les liens traditionnels (social, politique, culturel) ; et de repolitisation par l’affirmation d’une identité nationale, culturelle. Ce mouvement a une dimension objective qui relève des traits culturels subjectifs (comme par exemple : la conscience de soi).

L’acteur se retourne vers lui-même et se définit parce qu’il est et non plus par ce qu’il fait. A l’aune de ce retour vers soi, le retour vers le Coran constitue par exemple pour Al Afghani la base essentielle pour la réforme et la prédication religieuse était le Coran. « Le Coran est l’un des plus grands moyens attirant le regard des Occidentaux sur la beauté de l’Islam. Car il les invite à lui-même à travers son propre cadre. Mais lorsqu’ils observent la situation déplorable des Musulmans à travers le spectre du Coran, ils dédaigneront de le suivre ou d’y croire ». Le Coran est ainsi l’unique moyen de guidance et la base de toute réforme : « Parmi les vertus du Coran, il y a celle-ci qu’avant sa révélation, les Arabes vivaient dans un état de barbarie indescriptible. Mais un siècle et demi à peine après sa révélation, ces mêmes Arabes devinrent les maîtres de leur monde et dépassèrent toutes les nations de la terre, en politique, en science, en philosophie, en industrie et en commerce. La réforme religieuse doit donc se faire, en tout premier lieu, uniquement sur la base du Coran, puis sur sa compréhension authentique et libre. Pour ce faire, nous devons donc parfaire nos connaissances, favoriser leur acquisition et faciliter leur accès à ceux qui les recherchent».

La raison et la révélation, à partir d’un travail légitimant l’exégète moderne, apporte une solution, en termes d’accord et de compatibilité. A partir de la référence coranique : «nous n’avons rien omis dans le Livre» (6: 38), ou encore: «nous leur avons cependant apporté un livre, et nous l’avons expliqué avec science, afin qu’il fût la règle et la preuve de la miséricorde à ceux qui auront cru» (7: 52).

Cette vision peut être cartographiée dans différents espaces intellectuels du monde arabe : Al-Azhar en Égypte, al-Atourna en Tunisie. L’école de la pensée islamique en Algérie est dirigée par l’ImamAbdel-Hamid Ibn Badis. L’école fondamentaliste du Maroc dirigée par Mohammad Al-Arbi Al-Alawi. L’école de Damas sous la direction de Jamal Al-Dine Al-Kasimy et Abdel-Razik Al-Bitar. L’école monothéiste de la Mecque en liaison étroite avec la mission dirigée par l’Imam Mohammad Ben Abdel-Wahab, et enfin les deux écoles d’al-Najaf etd’Al-alwasy en Irak.

Dans la construction du groupe se situe une dialectique entre contenu culturel et situation historique ; auto et hétéro définition. De manière externe cette lecture s’est opposée au courant issu de la Nahda dit du «cercle fermé» considéré comme le prolongement idéologique de la domination étrangère. Il l’accuse de travailler pour déchirer le mouvement de «l’Éveil» par deux voies: la promotion d’un impérialisme culturel de type occidental dont les portes drapeaux (Syriens) formés dans les écoles des missions étrangères à Beyrouth, qui sont venus en Égypte se mettre à la tête du mouvement intellectuel.

Si l’oeuvre de Muhammad Abduh a un emplacement distinct entre celle des réformistes du XIXème siècle, c’est parce qu’il a su donner une réponse pratique et globale aux questions posées par les défis de la Renaissance Arabe, en introduisant l’élément religieux à partir d’une vision synthétique qui associait la nécessité d’appréhender les nouveaux éléments de la civilisation et la nécessité de conserver les fondements de l’identité elle-même.

Sa doctrine intégrale la nécessité de combiner une réforme globale avec la rénovation religieuse, d’unir science et religion, considérant son articulation solidaire comme première condition de la renaissance. Pour arriver à cette synthèse ou, pour certains, à cet éclectisme, Muhammad Abduh a dû polémiquer avec deux types d’intellectuels : les conservateurs et les modernistes.

Du côté des « modernistes » partisant du mimétisme occidental, Muhammad Abdhuh appel à l’opposition envers l’idéologie de l’emprunt occidental symboliser par la politique de Mohammed Ali, notamment en ce qui concerne les conséquences idéologiques de ces réalisations. Il jugeait que les conséquences négatives de l’Occident étaient beaucoup plus importantes que les bonnes implications. La conscience de la complexité de son époque était alliée à la conscience du danger que constituait l’invasion européenne, non quant à ses contributions techniques , industrielles et scientifiques, mais comme modèle porteur d’objectifs idéologiques.

L’expansion de l’Europe et son dynamisme étaient dus à la substitution du pouvoir religieux par le pouvoir national temporaire. Occident est puissant, mais son pouvoir est temporairement éphémère. L’Islam renaîtra avec sécurité. L’impérialisme d’Occident est l’expression de la barbarie inhérente à son histoire.

Les différents problèmes de la société musulmane, comme les conçoit Muhammad Abduh, affectent la nation dans leur totalité, s’agit d’élites ou de masses, de mystiques ou d’intellectuels, d’individus ou de dirigeants, la seule manière de récupérer la confiance en lui-même il consiste à obtenir l’équilibre entre la raison et la foi, la liberté et l’ordre, la religion et les connaissances des sciences modernes.

Cet équilibre est capable de détruire les structures qui produisent les conditions du retard historique et la décadence. Par ceci, il est nécessaire de réformer la langue, le système social et les croyances ; et ces changements sont uniquement possibles à partir d’une réforme radicale de l’enseignement dans toutes ses manières. Ce sens de l’équilibre marque profondément la personnalité de Muhammad Abduh en associant les grandes sources de la culture araboislámica avec les références à des auteurs européens. Plus encore, il a adhéré à la maçonnerie (dont son enseignant Yamal à le – Din à le – Afgani et d’autres intellectuels de l’époque ont aussi fait partie) en sachant que cette adhésion signifiait l’approbation des grands principes de la Révolution française (liberté, égalité et fraternité) et la distance de l’Église du domaine de la recherche scientifique.

Ainsi pour Mohammed Abduh (1849-1905) le pouvoir civil de l’Islam doit être basé sur la consultation (Choura) pour la reforme de l’empire.

Pour le disciple d’Al Afghani, la rationalité est compatible avec le modèle divin : «si la raison et la tradition s’opposent, on doit prendre la solution qu’indique la raison; deux voies sont possibles: ou bien s’en remettre à Dieu, ou bien donner une interprétation compatible avec les lois du langage afin de dégager un sens en accord avec celui qu’établit la raison».

La réflexion d’Abduh été motivée par les critiques dirigées contre l’Islam par les Européens orientalistes. La religion islamique est à l’origine d’une véritable renaissance, tandis que le progrès européen, pour Muh. Abduh, n’est pas une contribution du Christianisme, puisque cette religion dédaigne les questions terrestres. L’essai est qu’il n’existe aucune relation entre la civilisation matérialiste qu’incarnent l’Europe et le mysticisme de la religion chrétienne.

L’Islam, par contre, n’est pas une religion exclusivement spirituelle, est une religion tant terrestre comme de le de plus loin, et si les musulmans ont dégénéré il faut chercher les causes dans son comportement et non dans la fausseté de ses croyances. Si dans sa charte sur l’Unicité de Dieu Muh. Abduh expose les fondements de ses croyances, il le rend guidé par la préoccupation de démontrer que l’Islam n’est pas en manière une certaine religion fataliste et que l’homme, comme le conçoit l’Islam, acquiert par l’unicité divine deux valeurs fondamentales : l’autonomie de la volonté et la liberté.

Ces deux principes complètent leur humanité et ils la préparent pour jouir du bonheur. La renaissance et le progrès de l’Europe ont été possibles, selon Muh.

Abduh, grâce à ces deux principes. Les gens ont été mis au travail et les esprits ont commencé à chercher et inventer, ils se sont chargés de lui-même, ils ont découvert leur droit de disposer de lui-même et d’orienter son élection selon ce qu’il leur dictait la raison.

Abduh a dirigé tous ses efforts à clarifier les nouveaux concepts politiques et à former une attitude « rationnelle » dans l’opinion publique à propos de la Constitution, des pouvoirs politiques et religieux, la démocratie, etc. Pour Muh. Abduh, puisque l’Islam est une religion rationnelle, la gestion politique, pour les musulmans, doit être la responsabilité civile, et en conséquence aucune autorité religieuse islamique ne peut intervenir en elle, à ne pas être pour prodiguer des Conseils et prêcher le bien.

Pendant toute sa vie intellectuelle, Muh. Abduh n’a pas cessé de considérer l’Islam une religion rationnelle ou au moins une religion qui incite à faire usage de la raison dans les affaires sociales et civiles, ce pourquoi toute réforme qui cherche sortir l’inertie et de la décadence doit être, impérativement, basée le début de l’ijtihad. 

Mais quel est le contenu qui donne Abduh à la raison et jusqu’à quel point ses contacts avec les auteurs européens ont influencé leur sens de la raison ? Muh.

Abduh, comme représentant illustre de l’islamiste salafí courante, conçoit toutes les questions d’actualité à partir du point de vue islamique, soient celui-ci la démocratie, l’État, la raison, la nation, le peuple, etc. Quand il réclamera « la libération de la pensée », il le fait dans le domaine idéologique et épistémologique islamique précédent à la Nahda (la Renaissance).

En Muh. Abduh coexistent deux préoccupations : réformer l’Islam depuis l’intérieur pour ne pas interférer dans la compréhension de ses fondements, et moderniser la pensée islamique afin de sortir du retard historique. Tout avec la fin de démontrer que la politique est un domaine qui requiert l’intervention de la raison, même si on laisse à la sharía la possibilité de déterminer les grands objectifs dans le terrain de la justice. Cette association entre la nécessité d’utiliser le jugement rationnel et la nécessité d’orienter ce jugement par les impératifs de la sharía a produit deux courants au décès de Muh. Abduh : la première rationaliste et moderniste, le second conservateur et réactionnaire.

L’Occident est fort parce que ses hommes ont pu apprendre et comprendre ce qu’est être libre et rationnel, deux principes de base de l’Islam. À la question « Comment obtenir la rénovation de l’Islam? », Muh. Abduh répond avec une autre : Comment est- il est possible d’affronter la menace de la civilisation occidentale ? Deux questions qui sont organiquement articulées dans le discours islamique de Muh. Abduh.

Après l’échec de ce qui est confuse d’Ahmad Urabi dans 1881 son grande amitié avec Afgani se limite dans la publication conjointe de la revue à le – ‘Urwa – au Wuthqa (le lien indissoluble) pendant les années 1883 et 1884 à Paris.

Postérieurement, Muhammad Abduh retourne à ses convictions de réformiste, en optant pour un travail de base dans le terrain de l’éducation et de la conscientisation, au lieu d’être risqué dans le militantisme politique.

C’est le moment où il fonde une association clandestine dont l’objectif est d’approcher aux fidèles des trois religions monothéistes, le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, en postulant que l’essence des religions est une seule, recherche de la vérité 8. Deux questions ont préoccupé Muhammad Abduh : Quelle est l’origine de la décadence de la nation musulmane ? Et comment explique-t-il la force de l’Europe ? À la première question Abduh il répond immédiatement que la cause de la décadence n’est pas dans l’Islam en tant que système de valeurs, mais elle est essentiellement dut à l’application erronée de ses principes. Idéaliser l’Islam et le percevoir dans sa transcendance est l’expression d’une réaction oblique contre un sentiment de faiblesse. L’Islam, selon Abduh, s’il est bien compris et il est pratiqué d’une manière authentique, contient tous les éléments pour concurrencer avec l’Europe, l’égaler et y compris l’avancer. La plus grande puissance politique, militer et culturelle n’a pas été la nation musulmane dans le passé ? 

L’Islam n’est pas responsable du retard historique arabe. De fait, l’Islam pur et authentique, grâce à sa conception globale du monde, grâce à l’harmonie parfaite qui prêche entre l’aspect religieux et ce qui est temporaire et grâce à ses valeurs humanistes, justes et progressistes, constitue la seule alternative à la décadence et aux défis imposés par Occident.

Le réformisme islamique, comme le concevait Muhammad Abduh, ne pouvait pas nier les raisons qui avaient créé la force de l’Europe, mais l’estime elle-même exigeait une réaction courageuse contre le défi européen et c’est pourquoi manquait défendre l’Islam contre toute tentative de déformation, tant par ce qui est orientalistes comme par les traditionalistes musulmans eux-mêmes.

Comme il n’y a pas, a priori, de raisons ethniques derrière le développement des Européens, aussi ceux non européens et par conséquent les musulmans, peuvent accéder à un niveau élevé de progrès et de civilisation. Les musulmans ont négligé un des principaux fondements du progrès, la science.

Son attitude était justifiée avec un double raisonnement : premier que la sharía (les enseignements du Prophète) n’est pas contraire à l’instauration d’institutions des forts et organisées pour permettre le développement et le progrès ; second que ce « prêt » n’est pas en réalité nage plus que la récupération de ce qui était le nôtre en d’autres temps.

La deuxième temporalité (1930-60) :

Cette seconde temporalité dans le régime de légitimité endogène est dominée essentiellement par trois sources d’autorités très bien synthétisées par Michel Camau.

Reprenant le modèle tripartite weberien, Camau situe l’autorité sur trois modes : traditionnelle, charismatique, légale.

La première de type prophétique prend place durant l’apogée de la période coloniale (1890-1920), elle permet l’émergence de structure organisationnelle, avec une vocation missionnaire. L’islam s’inscrit à la fois dans un mode de ritualisation et de visibilisation comme symbole de la restauration d’une identité normative qui relie : normes rituelles et régulation organisationnelles. Dans les années 1910-1930, décennies sous l’influence de R. Rida s’organise un durcissement doctrinale animé par le nationalisme musulman réformiste à vocation panislamique (Abdelhamid Ben Bâdis 1889-1940 ; Abdelaziz Thaâlbi 1874-1944). Ce mouvement idéologique est marqué par la formation classique des universités islamiques classiques (Zitouna, Fès,). Ce milieu traditionaliste vise, à travers l’usage de revue (ex l-Shihâb» (Le Météore) à réaliser une réforme (islâh) religieuse par le rejet du maraboutisme afin d’assurer un véritable retour aux sources (Salaf). De fait, cette orientation réformiste est marquée un monolinguisme arabe, L’arabe étant la meilleure langue parce qu’elle est la langue du Coran qui s’impose par son ‘ijâz ou inimitabilité. L’arabe classique est l’apanage d’une minorité savante qui en use pour acquérir et conserver des positions de pouvoir. Ainsi en est-il des «arabisants» (ceux qui ont fait des études universitaires spécialisées en langue arabe) dont une partie forme les scribes des dirigeants politiques.

Ce courant s’oppose avec ce qui est considéré comme la tendance « moderniste » (Ya’qoub Sarrouf, Loutfy Al-Sayyed et Sa’d Zaghloul) accusé d’attaquer de l’Islam à travers la critique du despotisme ottoman, de vouloir se débarrasser l’enseignement de son contenu arabe et islamique et de promouvoir le bilinguisme. Ainsi, il est reproché à lotfi al Sayyed de vouloir faire adopter le dialecte à la place de la langue prêchée. 

Le courant issu de la Nahda dit du «cercle fermé» est considéré comme le prolongement idéologique de la domination étrangère. Il l’accuse de travailler pour déchirer le mouvement de «l’Éveil» par deux voies: la promotion d’un impérialisme culturel de type occidental dont les portes drapeaux (Syriens) formés dans les écoles des missions étrangères à Beyrouth, qui sont venus en Égypte se mettre à la tête du mouvement intellectuel.

De manière générale l’opposition envers le nationalisme arabe s’organise plus fortement, on reproche à ses théoriciens (majoritairement chrétiens) de mettre l’arabisme en contradiction avec l’Islam et jouer les Arabes contre l’empire ottoman.

L’époque post Independence 1960-1970 marquée par le rôle de leaders de type néo-traditionaliste.

Ce moment historique est marqué par la critique des formes de dominations savantes (orientalisme) et culturelle (expansions des langues occidentales dans la sphère arabe) incite à une vision fortement critique contre les prétentions (jugée hégémonique) de la pensée pro-occidentale : Le palestinien Taquiddin an-Nabhani (1909-1977), Sayyid Qutb, perçoivent l’orientalisme comme participant d’un long continuum latent qui s’inscrit dans une opposition culturelle depuis les croisades, la reconquista, la chute de Constantinople et la réforme ces présupposés d’origine chrétienne se sont transmis dans l’impérialisme occidental dans son expression culturelle (l’orientalisme) et religieuse (les missions) qui voit dans l’islam un obstacle dans son processus de domination mondiale (Sheppard 1996). Une animosité marquée pour An-Nabhani par l’« oppression, humiliation, colonization and exploitation ». Les Orientalistes et le clergé chrétien continuent à soutenir toutes les activités anti-islamique en ré-écrivant l’histoire et en dégradant la figure du prophète Mahomed. Pour l’ayatholla Khomeini, “Missionaries, Orientalists, in the academic world, They teach that Islam has no relevance to society and government and is only concerned with private rituals. These enemies have implanted their falsehoods in the minds of the Muslim people with the help of their agents, and have managed to eliminate Islam’s judiciary and political laws from the sphere of application, replacing them by European laws. The colonialists and their lackeys claim there is a separation between state and religion, so they can isolate Islam from the affairs of society and keep the ulama’ away from the people. When they have separated and isolated us they can take away our resources and rule us”(Traduction John Esposito ).

Pour un intellectuel libanais: « L’orientalisme remonte à beaucoup plus loin dans l’histoire des échanges et des luttes entre deux mondes: l’Orient et l’Occident.

C’est dans ces fonds et avant la période que Marx appelle «l’’accumulation primitive du capital», entre le concile de Vienne en 1245 et le XVIIIème siècle, que s’est constitué le discours orientaliste pratique ayant comme supports un amalgame d’hommes d’affaires, de missionnaires, d’aventuriers et de publicistes, de militaires et de fonctionnaires coloniaux, d’universitaires, etc. ce discours orientaliste, constitué dans le sillage de «l’accumulation primitive», précédait la domination coloniale, mais il s’insérait dans le projet antérieur d’occupation, et avait comme objectif unique de reconnaître le terrain à occuper, d’assurer dans les consciences des vaincus les assises de la domination européenne »(El Kache 1979).

Cette optique se rattache explicitement à la pensée Khaldounienne et sa réflexion sur la culture du vaincu : « Les vaincus veulent toujours imiter leur vainqueur dans ses traits les plus distincts, copient son costume, sa manière d’agir, ses moeurs et tous les autres aspects de sa condition. La raison en est que l’âme voit toujours la perfection sous les traits de celui qui est le maître et dont elle est l’esclave. L’âme de l’inférieur croit que les supérieur parfait, soit parce que le respect qu’elle éprouve à son égard l’émeut vraiment, soit parce qu’elle considère à tort que sa propre servitude est due non à la défaite qu’elle a subie, mais à la perfection, de son vainqueur. Si cette erreur d’interprétation vient à s’ancrer dans l’âme du vaincu, elle y devient une ferme croyance. L’âme alors adopte toutes les façons d’être du vainqueur et s’assimile entièrement à lui. Voici donc ce qu’est l’imitation ».

Cette vision critique autour de l’orientalisme s’inscrit dans un large mouvement nationaliste d’arabisation et d’autonomisation envers l’occident. La politique d’arabisation Ta’rîb (rendre arabe,) qu’il s’agisse d’un mot ou d’une réalité ; il inclut ainsi le processus de traduction d’une langue étrangère en arabe. Afin d’intégrer dans la société arabe, les attributs positifs de l’occident dans le contexte de l’appropriation d’un monde différent. Ce processus d’acquisition s’est largement appuyé sur la connaissance des langues étrangères, le processus habituel étant d’acquérir la technique en langue étrangère, puis peu à peu, de la diffuser et de l’utiliser dans la langue arabe. Dans des secteurs généralement des secteurs les plus marqués de technique ou de modernité : sciences, mathématiques, médecine.

Ce mouvement intellectuel et politique porte en lui une accentuation de la dualité de la langue arabe : d’un côté, une langue classique. (avec l’usage du dhâd) parlée par une partie de l’élite et destinée à l’usage dans les discours voués à faire autorité et ; d’un autre côté ; une langue parlée Cette langue parlée ou dialectale perçue par l’élite arabophone vulgaire (amiyya).

Contre le statu quo et l’ordre politique établi, une réflexion de type révolutionnaire visant à établir un nouvel ordre politique et social. Dans le cadre de cette cosmologie le prophète de l’islam est considéré comme l’archétype du leader révolutionnaire dans sa phase Médinoise ou il établit les éléments d’un état islamique authentique. Qutb ne voit pas l’islam comme une civilisation statique fruit de différentes temporalités ; au contraire l’islam dans sa vision s’inscrit dans une histoire agonistique et dynamique opposée à tout esprit de conservatisme et de statu quo.

C’est à partir de ces caractéristiques que Qutb diagnostique les éléments de la renaissance islamique. Ce programme islamique (manhaj) vise l’humanité entière dans un appel à la liberté et à la créativité intellectuelle (12).

Pour Abul A’la Mawdudi (1903-1979), fondateur du Pakistani Jama’at i-Islami, vu comme l’actualisation contemporaine du parti révolutionnaire engagé dans la lutte révolutionnaire (jihad) afin de reconstruire le monde.

« Islam is a revolutionary ideology which seeks to alter the social order of the entire world and rebuild it in conformity with its own tenets and ideals. ‘Muslims’ is the title of that ‘International Revolutionary Party’ organized by Islam to carry out its revolutionary program. ‘Jihad’ refers to that revolutionary struggle and utmost exertion which the Islamic Nation/Party brings into play in order to achieve this objective….There is no doubt that all the Prophets of Allah, without exception, wereRevolutionary Leaders, and the illustrious Prophet Muhammad was the greatest Revolutionary Leader of all”(Mawdudi 1987).

A partir d’un modèle eschatologique ils (Qutb et Mawdudi) théorisent une lecture binaire et manichéenne du monde entre les mécréants (Kafir) et les musulmans (Les soumis). Cette opposition relevant d’un double affrontement entre Dieu contre Satan et le croyant contre le mécréant. Ces oppositions structurelles permettent de construire une division du monde et de l’humanité en deux camps distincts sans possibilité de neutralité. (Shepard 1997) La loi divine la Sharia doit permettre d’établir la société juste qu’un déclin des valeurs a empêché. Tout autre système de croyance ne visant pas à la société islamique c’est-à-dire à la société juste est tenue pour relevant de la jahiliyya:

« Islam cannot accept any compromise with jahiliyya, either in its concept or in its modes of living derived from this concept. Either Islam will remain, or jahiliyya; Islam cannot accept or agree to a situation which is half-Islam and half-jahiliyya. In this respect Islam’s stand is very clear. It says that truth is one and cannot be divided; if it is not the truth, than it must be falsehood. The mixing and coexistence of the truth and falsehood is impossible. Command belongs to Allah, or else to jahiliyya. The Shari‘ah of Allah will prevail, or else people’s desires” (Qutb 1990).

A l’aune de cette approche l’émergence politique de l’islamisme peut s’analyser comme un mode de rénovation d’un programme idéologique commencé à la fin du XIXème siècle : ainsi pour François Burgat : « c’est moins la dimension religieuse que culturelle que cherchent aujourd’hui les artisans du retour de l’islam… c’est une idéologie politique capable de concurrencer les grandes idéologies occidentales que recherchent les jeunes militants islamistes ». La demande nouvelle n’est donc pas une nouvelle théologie, mais une lecture politique de l’islam. « On pourrait dissocier l’islamisme de la religion. Et ne plus voir dans ce recours fait au vocabulaire de l’islam pour exprimer un projet politique alternatif que la logistique idéologique des indépendances politiques, le prolongement culturel des ruptures nées de la décolonisation » (Burgat 1988:70).

Les intellectuels charismatiques néo traditionaliste autodidactes (1970-1990)

La crise de légitimité des idéologies séculières (Nationalisme, Socialisme) suite aux différents échecs israélo-arabes, amplifie une nouvelle contestation intellectuelle avec la montée de la fonction prophétique, missionnaire prônant le retour aux sources de l’Islam. La crise de légitimation des organes traditionnels pousse à la radicalisation des modes d’expression tel que ’Abd al-Salam Faraj (1952-1982), appel à faire du jihad le sixième pilier de l’islam. Les conditions externes de la légitimité travail d’influence dans une vision personnalisée de la relation d’autorité qui se confond avec des formes de relations calquées sur le modèle familial paternel (Camau, 1991). Autre condition externe: le pouvoir d’Etat (orientation fixée). A défaut de savoir le meilleur des croyants dans la communauté peut être habilité à prendre la tête de l’Etat islamique.

Ce courant appelle à la rénovation de règles traditionnelles, fondées sur les relations directes entre le croyant et Dieu. On assiste à un retour aux fonctions bureaucratiques organisationnelles et normatives avec de nouveaux leaders qui ont la volonté de dépasser les formes canoniques d’enseignement de prédication. Action de formation et de communication inspirée par le modèle occidentale concrétisée dans des sessions (revues, écoles prod de K7) anciens étudiants cursus en Europe, autodidactes dans les formations islamique.

L’époque des indépendances est marquée par un sentiment de désenchantement politique et intellectuel ; le combat pour l’émancipation ne peut se faire s’il n’active pas un processus de libération intellectuelle et culturelle qui puisse définir un modèle politique autonome envers le modèle occidental. D’où le constat d’un déficit civilisationnel, c’est-à-dire culturel et institutionnel, sévissant au sein de ces sociétés, d’éminents penseurs maghrébins (Bennabi, Elmanjera), diagnostiquent la permanence d’un modèle colonial après les indépendances, au niveaux économique (FMI), politique (suprématie des Etats Unis, l’importance du rôle des élites francophones et marginalisation des arabophones) et militaire (Guerre du golfe), qui accentue l’asservissement d’un sud « colonisable » et inhibé contre l’Occident « matérialiste colonisateur ». Ainsi tout comme d’autres zones de civilisation, le monde arabe et ses peuples suivent un cursus similaire à celui des individus dans leur construction identitaire. L’un des points nodaux, sorte de colonne vertébrale de l’identité reconstruite, est de pouvoir retrouver une autonomie existentielle afin de reconstruire un modèle de développement propre à la filiation historique arabo musulmane.

Pour Elmanjera: « La peur de la ‘déstabilisation’ explique le renforcement de l’alliance naturelle entre les faux décolonisés et les faux décolonisateurs, et justifie des actions ‘ préventives’ à visage découvert » (Revue Futuribles, septembre 1990).

Au lieu de verser dans un classique discours de victimisation, ces théoriciens de la coloniabilité appellent à un réarmement moral collectif. Par exemple pour Bennabi, le mal ne provient pas tant de l’Occident que de la docilité avec laquelle l’Orient s’est laissé coloniser. Pourtant, ces penseurs marquent souvent un véritable scepticisme sur la capacité des sociétés du Sud à retrouver le sens d’un projet collectif. Pour eux, l’action des élites reste paralysée par ce que Bennabi à théoriser comme l’inefficacité des élites intellectuelles. Une inefficacité liée à l’attitude illusoire et dangereuse de calquer de manière autoritaire des modèles (Socialisme, Marxisme)totalement étranger à la réalité de ses sociétés.

Une nouvelle génération d’intellectuels islamiques prend la succession de Qutb et de Mawdudi.

Le modèle révolutionnaire inscrit la démonologie binaire comme un mode de réarmement moral et idéologique face à ce qui est décrit comme le monde des impies et des ennemies de la religion. Ainsi pour Abul Hasan Ali Nadwi (1914-1999), universitaire pakistanais ancien président du conseil d’administration du Oxford Centre for Islamic Studies, Islam doit être vu comme une idéologie révolutionnaire qui a historiquement depuis l’ère Mohammadienne le pouvoir de changer la société et la culture contemporaine. Pour l’intellectuel fondamentaliste pakistanais Israr Ahmad (1932-) L’Islam doit activement s’opposer à toutes les formes de jahiliyya comprenant les formes de la religion traditionnalisée ainsi que les aspects du matérialisme séculier assimilés à de l’athéisme et à une permissivité morale. Le Coran est une arme essentielle face à tous éléments assimilés de près ou de loin à l’athéisme. A l’aune de ce modèle révolutionnaire Ibrahim, Abdul Maajid, disciple du Sheikh Umar Abdul-Rahman définis l’organisation d’un parti islamique comme relevant du parti de Dieu contre le parti de Satan « It commands total hatred, animosity and roughness towards disbelievers with whom there can be no compromise » (Naahah /Asim 1998). Ainsi l’intellectuel et politique islamiste Rached Ghannouchi (1941), le véritable conflit n’oppose pas deux religions entre elles mais suppose une lutte multidimensionnelle entre la vérité et le mensonge, oppresseur et oppressé. (Ghannouchi 1995). L’aspect de la responsabilité individuelle outil de lutte contre l’externe (les mécréants) et l’interne (les péchés du musulman). Pour Qutb dans le cadre des deux Jihad ; petit jihad (guerre) et grand jihad (guerre contre soi-même) illustrent la double nature de l’homme. Tout individu est obligé “to deny his lower self and its unlawful desires and to cleanse and purify it and carry it on the road to spiritual health and salvation; otherwise it will carry him to destruction” L’individu est ainsi responsable de ses actes “The individual is responsible to watch his lower self, calling it to account when it ers” (Shepard 1996).

Dans cet ordre Khaldounien de la civilisation islamique comme idéal politique et moral la Figure du Mahdi (Sauveur) ; figure eschatologique est centrale. Elle doit apparaître de manière parallèle à celle de l’antéchrist (ad-dajjal), qui ne provient que dans les moments de délégitimation du pouvoir central et qui est une forme théologisée de l’autorité charismatique et messianique.

II.8 La question de la langue arabe: les deux ages du  nationalisme linguistique

Face à la question de l’occidentalisation, comment construire les bases d’une nation arabe ? L’obligation n’est-elle pas de penser d’abord « contre » ? L’occident, le modèle traditionnel, les langues non arabes. Le sociologue Marcel Mauss insiste sur trois éléments: les conditions d’apparition de la nation, la nation est intégration interne ; la nation est unité économique ; la nation est croyance. Chacun de ces éléments s’insère dans une construction dont le dénominateur commun réside dans l’opposition. La nation se pose en s’opposant. Ainsi, elle se définit en niant ce qui se trouve autour d’elle et en remettant en question la substance même de son identité singulière. Marcel Mauss écrit : « Pour un très grand nombre de nos contemporains, la notion de nation, c’est avant tout celle de nationalité, celle de nationalisme. Elle a un contenu négatif avant tout : la révolte contre l’étranger souvent, la haine qu’on garde contre tous, même quand ils n’oppriment pas » (Mauss, 1969b, p. 576). Le premier caractère de la nation relève du mécanisme inclusion/exclusion. La nation s’inscrit d’abord comme «une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses lois » (Mauss, 1969b, p. 584).

La nation repose sur la réaction face à l’étranger (Mauss, 1969b, p. 577). Cette réaction constitue le terreau de l’intégration visant à l’abolition de toute segmentation par clans, cité, tribus, royaumes, domaines féodaux… L’indépendance de la nation surgit ainsi grâce à la protection. Pour Marcel Mauss, les conséquences de l’indépendance sont : « culte du drapeau, idée de terres irrédimées, préoccupation de frontières militaires sûres, sentiment de revanche en cas de défaite, résistance à toute intervention intérieure, à toute atteinte au droit de souveraineté, à toute intrigue diplomatique, à toute menace militaire » (Mauss, 1969b, p. 589). Dans le cadre de ce modèle sociologique, la langue prend le relais de l’identité locale pour définir l’identité. Ce ne sont plus les confessions qui déterminent la forme et les orientations de l’individu ou du groupe social. Par la langue, il devient possible pour une nouvelle élite de remettre en cause la gestion traditionnelle des rapports sociaux. Il faut pour ce faire, déposséder symboliquement et politiquement les intérêts des notables, chefs des clientèles locales ou régionales. La question linguistique constitue donc un premier moyen de politiser et nationaliser la question de l’identité arabe face à la gestion patrimoniale et clanique de l’espace politico social.

A partir des années 1880, l’islamo nationalisme arabe dans sa double configuration conservatrice et moderniste, se construit sur un discours de renaissance linguistique. Deux temporalités structurent cette démarche ; la première 1880-1920 pense la langue arabe de manière réactionnelle tout en s’appuyant sur l’étude historique et culturelle. Penser l’arabe équivaut à penser un modèle alternatif à l’occidentalisation et au discours de domination exogène. La seconde période 1920-1960, illustre une crise du consensus nationaliste liée à la tension entre différentes visions du fait national et linguistique : modernisme, conservatisme, socialisme. Chaque courant tend à utiliser la langue politiquement afin de valider un modèle de société.

Le « premier nationalisme » de type islamique se voulait en confrontation directe avec les modèles d’injonction occidentale et Ottoman. La mobilisation est de type néoconservateur car il renvoie à la nécessité de l’ordre de ramener dans l’avenir ce qui demeure de notre passé. L’arabisme à partir de l’islam, est pour Kawkibi un antidote face ce qu’il identifie à la corruption « venu lorsque les non arabes se sont convertis à l’islam et on amené leur coutume ». Cette identification à l’arabe porte d’abord à essentialiser la coupure culturelle envers la domination Ottomane. Kawkibi pense la langue arabe contre « les mongoles turcs » et leur haine violente envers les arabes (Tapiero Norbert « Les idées réformistes d’al Kawkibi » Les éditions arabes 1956 p.94). Tous les traités culturels arabes insistaient sur cette primauté de la langue et de la culture arabes -même si, au fil des ans, le rejet de tout ce qui vient d’Occident se fit moins systématique. Cette évolution relève du constat de l’échec d’une réponse uniquement défensive à l’occidentalisation. Dès les années 1880, des sociétés de bienfaisance musulmanes (Makassed) tâchèrent de créer des écoles, pour faire face à la concurrence chrétienne et défendre les valeurs arabes et islamiques contre l’influence étrangère. On y prodiguait les enseignements traditionnels en y ajoutant les matières modernes, sciences et langues. L’instruction était fondée sur la mémorisation et la répétition du Coran. (Massialas, Byron G. and Jarrar, Samir A. “Conflicts in Education in the Arab World: the Present Challenge.” Arab Studies Quarterly. Winter. 9 (1987) :35-40.

Dans les années 1890, une loi interdisait aux musulmans de fréquenter les écoles étrangères. Cette première politique n’eut pas les résultats escomptés. Pour la génération des années 1930-1950 la préservation du patrimoine linguistique et culturel ne peut être possible que par l’entremise d’une transmission moderne applicable selon les canons contemporains: c’est en ceci que la leçon apprise de l’Occident est le plus visible. Si les Européens avaient tenté de faire passer leur système de valeurs par le biais de leur système éducatif, il importait aux jeunes états indépendants d’y substituer un autre ensemble de valeurs et d’utiliser les mêmes canaux de transmission, une fois qu’ils les auraient adaptés au message qu’ils souhaitaient transmettre. Aussi les Syriens comme les Libanais défendirent-ils avec acharnement leurs écoles dès la proclamation de l’indépendance. L’influence étrangère eut un effet stimulant puisque de nombreuses écoles musulmanes virent le jour pour lutter ou rivaliser avec les écoles étrangères. Le rejet n’empêcha pas de reconnaître l’importance de l’apport de l’Occident. Si les nationalistes en rejetaient l’idéologie, ils conservèrent l’idée que l’enseignement est fondamental.

L’occidentalisation à partir de ces institutions arabe, en particulier l’AUB, à permis à toute une génération d’intellectuels de première génération d’accéder à l’universel.

Ce nationalisme né de l’occidentalisation se construit sociologiquement autour de deux groupes : le premier groupe d’inspiration conservatrice, est issu de la vieille aristocratie religieuse des Oulémas, qui étaient en général constitués des propriétaires terriens. Détenant un pouvoir d’influence temporelle et spirituelle, ce groupe répondait à l’aspiration d’un ordre social attaché aux formes traditionnelles de la société. Le second groupe appartenait à la communauté chrétienne. Sa provenance était plus diversifiée que pour le premier groupe. Pour autant elle était également issue de propriétaires terriens et commerçants. A la différence du groupe des Oulémas, les chrétiens perçurent l’occidentalisation comme un moyen de libération politique en rupture ou l’identité pouvait ne plus se réduire à l’aspect confessionnel (Sourati 1984:23-84). Pour ces chrétiens, l’aspect moderniste est beaucoup plus prégnant. Le rôle de l’éducation et de la langue arabe, permet en interne de transcender les oppositions idéologiques au sein du nationalisme.

On prit conscience du rôle grandissant des sciences et des techniques et aussi de la nécessité de devenir indépendant dans ces domaines précis, en particulier au moyen de la langue arabe qu’il faudrait rendre apte à rendre compte de faits scientifiques et techniques contemporains sans avoir systématiquement recours à des langues étrangères, comme cela avait été trop souvent le cas dans le passé. 

Dans ce cadre, l’identité linguistique permet de dépasser les clivages traditionnels pour déboucher sur un nouvel universel. Le modèle universaliste de type islamique repose une autoreprésentation ethnique et confessionnelle de la société, arabe, islamique. Cette formule est constituée par une double sédimentation : un lien rationnel à propension universaliste et un noyau « dur » imaginaire ethno confessionnel à tendance exclusiviste et conservateur, celui-ci ne facilite pas l’identification aux valeurs de la société pour les minorités non musulmanes. Car ce noyau dur exclusiviste tend à faire de la non islamité et de la différence religieuse des motifs de rejet. Il suffit que le lien politique et étatique se fissure et alors réapparaît ce qui était refoulé et réprimé (conflits communautaire, guerre civile) .En fonctions des crises de l’histoire et des conflits l’un ou l’autre des noyaux dominent depuis les années 1850. Pour éviter de nouvelles divisions, le nationalisme arabe va faire de l’usage de la langue (l’Arabe) un mode de définition politique et nationale. Ainsi on célèbre dans le contexte syro-libanais, l’arabe comme langue historique d’éducation. On met en exergue le rôle des Libanais et des Syriens chrétiens parmi les principaux traducteurs des ouvrages de philosophie et de science du grec vers l’arabe aux VIIIème, IXème et Xème siècles.

La langue participe d’une volonté de se reconstituer en acteur, le passage à la culture d’origine est lié de manière indissociable à un retour de l’histoire, à une mémoire. Cette modalité est un moyen politique et intellectuel de reconstruire une tradition et une continuité historique La mémoire participe politiquement d’un renversement de stigmates. La question de l’arabe a permis au nationalisme de construire une « identité résistance » selon les termes empruntés au sociologue M Castells. Ce type d’action identitaire est produit par les acteurs sociaux eux-mêmes. 

Dans ce cadre, l’espace transitionnel apparaît central pour comprendre en quoi la culture fait partie du sujet. En effet, l’acteur dans ses premières relations, va s’approprier un espace limité entre sa vie psychique et celle de sa mère. Va se structurer ainsi, pour le plus grand nombre, un mode d’accès à la culture. La langue, élément culturel, va inscrire les expériences en transformant les perceptions en représentations inconscientes. Le passage à l’ordre symbolique va permettre au sujet de traduire celle-ci en mots. La langue maternelle apparaît comme l’un des supports fondamentaux d’identité culturelle. En retour, cette personnalité de base réagit sur la culture du groupe en, produisant, par une sorte de mécanisme de projection, « des institutions secondaires » comme par exemple les systèmes de valeurs, les croyances. Linton et Kardiner précisent néanmoins que l’individu n’est pas le dépositaire passif de sa culture. Ils définiront alors la personnalité de base comme : « Une configuration psychologique particulière propre aux membres d’une société et qui se manifeste par un certain style de comportement sur lequel les individus brodent leurs variantes singulières ». Ceux-ci, occupant une position dévalorisée ou subissant des conditions de marginalité par la logique dominante en place, construisent une identité basée sur des principes étrangers à ceux (les ottomans, les occidentaux) qui conditionnent les institutions de la société environnante.

V Les récits du libéralisme: universel, modernité et post modernité

De manière plus précise, il s’agit de penser les régimes de récits qui ont articulé la question du libéralisme politique européen dans ses dimensions philosophiques, culturelles et idéologiques. Ces terminologies complexes sont brouillées tant leurs usages sont souvent hors contextes et hors catégories. On peut en voir une traduction relève de différents paradoxes.

II.9 Universel, modernité et modernisation

Comment définir l’universel ? Aristote situe l’universel d’abord en tant que processus de catégorisation. L’universel est d’abord de nature conceptuelle et notionnelle. Il vise à établir différents champs autonomisés dans le rapport que l’homme entretient avec la philosophie, la théologie et la révélation. Il permet de manière permanente de hiérarchiser et de normaliser certains choix, certaines valeurs, certains concepts produits du « combat pour l’universel ». L’universel prend l’aspect de la métaphysique d’Aristote, une finalité transcendante globale au-delà du vrai ou du faux nécessairement inscrite en dehors du monde social pour pouvoir légitimement le penser et le construire.

A partir de cet ordre de représentation, la Modernité se distingue par sa volonté critique c’est-à-dire qu’elle s’organise sur une double temporalité : Dialogique c’est-à-dire fondé sur une méthode kantienne qui ne vise pas d’abord à soutenir une thèse au préalable mais à construire d’abord le cadre du débat, les enjeux des échanges avant de soumettre ensuite un modèle éthique et politique mis à l’épreuve de la raison.

Dialectique c’est-à-dire en radicalisant et donc en antagonisant des formes notionnelles présentées et construites (Tradition versus Modernité) afin de définir de nouveaux champs de significations et de représentations. De ce fait, la Modernité se découple dans différentes sphères complémentaires : la Modernité politique dans ses version modérée (parlementarisme libéral) et radicale (communisme révolutionnaire), la Modernité culturelle (Sécularisation) la Modernité industrielle (Les deux Révolutions industrielles) la Modernité sociale (Etat providence). Tout ceci relève de la citation de Pascal « Penser fait la grandeur de l’homme ».

Dans la définition classique la modernité relève respectivement de la structure (modernité proprement dite) du processus (modernisation) et de la conscience (modernisme). En terme d’analyse la sociologie de la modernité (Touraine, Giddens) repère entre la fin du XIXème siècle et le début du XXIème siècle le passage de mouvements sociaux liés au mouvement ouvrier de luttes collectives ancrée par un processus de modernité universaliste définis par la volonté de changement social vers des mouvements de types culturels revendiquant la défense de l’identité (anticolonialisme) (Touraine, 132). La modernité s’inscrit dans le modèle occidental de l’individu autonome fixant lui même les orientations de son action, indépendant « fruit du passage entre la communauté et la société » (Martucelli, 45). La libération des contraintes identitaires s’inscrit dans une dynamique de l’individuation (processus psychologique désignant le processus de formation des individus autonomes) et de l’individualisation (Conséquences subit par les individus à la suite des transformations sociales née de la sortie de la révolution industrielle) : définis à la fois par ce qu’il souhaite, par ce qu’il peut, et par ce que le groupe lui reconnaît (Martucelli 2002,576).

En terme philosophique la modernité, a été assimilée à un procès qui s’inscrit religieusement dans le passage de la religion historique ou naturelle à la religion civile (Rousseau) ou à la « foi réfléchissante » d’une croyance privée (Kant) ; intellectuellement, de la tutelle de la tradition aux Lumières de la raison universelle ; socialement, de la communauté hiérarchique à la société d’individus libres et égaux ; politiquement, de l’État autoritaire à l’État de droit et la démocratie ; matériellement, de l’économie domestique et agricole au capitalisme industriel ; culturellement, du particularisme propre à un peuple à la civilisation universelle et planétaire.

Ce mouvement fondamental de la civilisation est marqué par la reconnaissance de la liberté d’opinion et de presse, par le droit de constituer des associations, des partis politiques et elle débouche sur la définition des Droits de l’Homme. La définition socialisée des individus ; par le pouvoir social (le servage, la domination sexuelle), par le politique (les rapports de suzeraineté) et de façon plus profondément enracinée par l’emprise du religieux ; a progressivement cédé le pas à une construction du sujet géré dans la sphère du privé. La laïcité peut être perçue dans cette longue histoire comme l’inscription sociale de ce mouvement vers une autonomie croissante des hommes et des femmes.

Cette définition permet de situer trois modèles historiquement datés: les temps moderne comme période historique liée à la renaissance et à la réforme, la découverte du nouveau monde et à l’essor de l’Etat Nation ; le modernisme de type occidental (Weber, Durkheim) qui se situe dans l’interprétation des temps moderne comme phase de désenchantement du monde historiquement interprété en tant que discours de légitimation ; ainsi trois temporalité se configurent :

  • La première temporalité (XVIII- XIXème siècle)
    Expansion et domination des idéologies de l’universel (rationalisme universaliste, humanisme libéral, républicanisme civique). Crise de l’ordre politico juridique, déstabilisation de la bourgeoisie traditionnelle, montée des conflictualités de classes ; politiques coloniales et impériales et montée de l’idéologie raciste, impérialiste, darwinisme social.
  • La deuxième temporalité (début XIXème siècle)

Cette temporalité s’inscrit dans un processus de crise de l’ordre ancien avec l’affaiblissement de l’historicité et la fragmentation des temporalités socioculturelles.

Dans l’empire Ottoman Les premières réformes sont initiées par les sultans Selim III (1789-1807) et Mahmut II (1808-1839), puis le mouvement général de réorganisation connu sous le nom de Tanzimat, qui fait suite à l’Edit impérial de Gülhane de1839, s’amplifie et concerne essentiellement des réformes militaires, administratives, juridiques, éducatives, fiscales et financières. 

Dans un premier temps (1850-1900) Les élites ont tenté d’extraire la modernité de son origine européenne en utilisant un nationalisme idéologique lui-même d’origine européenne. La construction de cet ordre du discours auquel se référaient les intellectuels modernistes était basée sur le modèle de l’Etat Nation. Sa construction historique remonte au début des années 1880, avec l’émergence d’un nationalisme issu de la sphère balkanique de l’empire ottoman (Grèce (1830), Serbie (1878), Bulgarie (1878).

Ensuite, les idées nationalistes se propageaient également parmi les intellectuels turcs et arabes, en partie à cause de la dépendance financier  du Sultan Abdul Hamid II et du Khédive Ismail envers les Occidentaux, qui imposèrent un contrôle international sur l’économie des deux pays La logique profonde de ce projet nationaliste vise à créer un ordre nouveau, à partir d’une raison législatrice portée par un sujet « civilisé » et autocontrôlé et discipliné capable de maitriser ses passions. Dans ce cadre la reconstruction identitaire du dominé désigne deux grands processus censés en premier lieu garantir la permanence dans le temps d’un individu ; en deuxième lieu permet d’affirmer la singularité du groupe auquel appartient l’individu ; il ne peut vivre cette identité que dans la mesure où beaucoup de ses membres se définissent en termes semblables (Taylor 1996, 349). Sinon, elle n’est que vase vide, sans signification. « Il y a donc un jeu réciproque à propos de l’identité sur les deux plans. L’appartenance de groupe fournit des éléments importants pour l’identité des individus. Réciproquement, quand un bon nombre d’individus se reconnaissent de façon assez forte dans un groupe, celui-ci acquiert une identité collective qui chapeaute une action dans l’histoire » (Taylor 1996, p .352).

L’Etat (Ottoman, Egyptien, etc.) dans l’optique d’une pensée régaliste vise à restaurer son autorité de l’Etat dans l’ensemble de ses domaines de souveraineté, la modernisation devant permettre son renforcement, en affaiblissant les autorités religieuses et leurs compétences traditionnelles (droit de regard sur l’éthique, enseignement, justice).

Ce procès de modernisation est venu d’abord des groupes des oulémas éclairés. Alliés privilégiés de l’Etat moderne. Ce dernier compte sur eux non seulement pour neutraliser les courants conservateurs religieux, mais également pour légitimer ses politiques contre le monopole éducatif des oulémas traditionnels issus des institutions prestigieuses (Al-Azhar, au Caire, Az-Zitouna, à Tunis et al-Qarawiyin à Fès et les différents Jamaa-universités d’Orient).

Ainsi l’action des oulémas réformateurs a eu pour objectif de légitimer ces programmes de modernisation, par rapport à la charria, le droit musulman. Leurs écrits, (chroniques, relations de voyage, conceptions politiques, discours fondateurs d’une nouvelle pensée politique) s’inscrivent dans une nouvelle approche, une nouvelle perception de l’autre. Cette volonté de modernisation s’apparente à une critique sans concession envers l’ordre traditionnel des Oulémas est d’avoir réduit le champ de leur enseignement aux études religieuses et aux sciences annexes d’application : grammaire, rhétorique… et ont opté pour une formation scolastique, fondée sur l’explication souvent littérale des gloses et des commentaires des grands maîtres d’antan. L’étude islamique était alors appréhendée en occultant la contingence historique, cette approche structurait la mémoire des lettrés, en faisant valoir la période fondatrice sanctifiée : celle de la genèse de l’Oumar. (Kherredine).

Le second temps (1900-1950) se situe à la mort de Mohammed Abduh en 1909, se situe le début d’une division idéologique et intellectuelle qui s’accentue avec l’abolition du califat en 1921. Différents débats s’articulent autour de la question la question de la légitimité du pouvoir et de la distinction entre Etat musulman (diriger par musulman) et Etat islamique (diriger par la loi islamique) en deux groupes : e courant séculariste (Troisième génération avec Abdel Raziq, Hussein Taha, Ahmad Lutfi Al Sayyid 1872-1963 maître d’Ahmad Amin 1886-1953) ; avec une filiation traditionniste dans l’exégèse du Coran (Amin El Khouli 1885-1966 disciple d’Abduh) et son disciple M. Khalafallah 1916-1988) ; enfin le courant néotraditionnalisme ou fondamentalisme (Sakib Arslan 1869-1946, Rachid Rida 1865-1935).

Notre réflexion ne porte pas à faire l’inventaire de différentes généalogies politiques issues des réformistes religieux, elle doit au contraire rester dans l’étude des liens entre ordre des pratiques savantes et champs intellectuels musulmans.

Les catégories historiographiques de la modernisation : Le paradigme identitaire notamment dans son application Libanaise a guidée différentes lectures historiographiques relie abusivement la catégorie confessionnel (et ses sous divisions religieuses (catholique romain, maronite, grec catholique, sunnite, chiite, etc.) et la catégorie culturelle de la religion. De manière externe, cette approche vise à faire de la catégorie religieuse une catégorie néo-ethnique qui participe de la dimension permanente de l’action humaine qu’est la culture.

A ce stade de la discussion, il me paraît nécessaire de définir le terme d’identité.

La notion d’identité culturelle renvoie aux questionnements contemporains des sciences sociales où l’utilisation de la notion de l’Altérité implique le soupçon de différencialisme. Ce risque est au demeurant réel, traiter de l’identité culturelle et de l’altérité peut cautionner une opposition entre le même occidental et l’autre non occidentale. Il peut définir et rigidifier de manière essentialiste des modes d’appartenances de natures locales ou culturelles.

En philosophie ; dans le sens général du terme ; « l’identité » est le caractère de ce qui est même ou unique bien que pouvant être perçu représenté ou dénommé de manières différentes. Nous pouvons constater à ce niveau le paradoxe qui réside dans cette définition. En effet, la philosophie grecque a mis en lumière que l’identité est ce qui est identique (unité), mais aussi au contraire, ce qui est distinct (unité), dictionnaire de philosophie.

Le terme d’identité renvoie à l’identité individuelle, personnelle du sujet humain.

Cette identité est relative à la conception que chaque société élabore de l’identité humaine, ethnique ou culturelle. En effet, bien que déterminée par les structures mentales et les processus psychologiques, l’identité personnelle se construirait dans le cadre d’expériences totalement singulières. Elle s’établit sur des critères de relation et d’interactions sociales. 

Si la culture relève en grande partie de processus inconscient, l’identité – elle renvoie à une norme d’appartenance consciente. La structure identitaire est fondamentale en ce qu’elle est, l’opération, le processus qui constitue et maintient le sujet en état de reconnaissance de lui-même, de représentation de son entourage associé à un sentiment objectif de sa permanence.

La notion d’identité s’inscrit dans le vaste mouvement de la modernité, il définit une dynamique de l’individuation (processus psychologique désignant le processus de formation des individus autonomes) et de l’individualisation (Conséquences subit par les individus à la suite des transformations sociales Martucelli 2002,576) : définit à la fois par ce qu’il souhaite, par ce qu’il peut, et par ce que le groupe lui reconnaît.

Ce processus identitaire se définit sur trois pieds conceptuels.

  • Toute personne d’origine religieuse est supposée parler d’une même culture, quelle que soit sa culture d’origine réelle (chiites, druze, sunnites). La religion est vue comme la composante qui peut être isolée et posée comme une culture en soi.
  • Cette culture est attribuée à la personne quelle que soit sa foi (ex concernant les musulmans athées) et donc elle n’est pas associée à la religion ;
  • L’ensemble de ces traites fonde une identité de groupe, différenciant ainsi les «chrétiens » des « autres »(les musulmans, les druzes).

Contre une lecture qui ferait de l’ethnicité une simple assignation communautariste, le sociologue Albert Bastenier définit l’ethnicité comme une catégorie analytique de la pratique sociale, «elle appartient , bien moins à l’ordre de la résurgence (…) qu’à celui de l’émergence de ce que les acteurs veulent réutiliser de leur histoire identitaire passée, en vue de se rendre capable d’affronter les enjeux culturels autant que politiques et économiques du présent » (Bastenier,7).

Le concept d’ethnicité ne doit pas être absolutisé, elle a d’abord un caractère précaire des constructions symboliques de type ethno religieux. De nature instrumentale, elle revêt un aspect de mise en scène et d’affirmation politique. Le choix des marqueurs définissant la néo-ethnicité se font par la culture dominante, qui met en avant des critères essentiellement religieux (en cherchant par exemple dans le coran les normes sur la femme ou la tolérance). La néo-ethnicité correspond à une reconstruction d’un groupe à partir de marqueurs sélectionnés en fait par la logique de la culture dominante, qui sépare la religion des autres sphères symboliques. Être analysé comme l’adaptation d’une catégorie de type ethnique (groupe défini par une origine et une culture commune) fondée avant tout sur des critères d’origines géographiques. Le terme permet d’ignorer la culture concrète (soit d’origine soit individuelle) parce que l’aspect cultuel est minoré au profit d’une vision qui fait de l’islam d’abord une identité acquise par la naissance et l’origine. La catégorie « musulman » est définie comme une notion explicative de l’ensemble de l’activité sociale de la personne issue de la population. Les catégories du confessionnalisme politique sont d’abord le produit de la modernisation qu’a induite l’impacte des puissances européennes en isolant des marqueurs strictement religieux. L’ethnicité est un passé inventé pour le présent, perpétuellement travaillé pour prendre des formes et des sens compatibles avec le présent. En tant que telle, elle n’existe pas comme une réalité vécue mais comme une partie d’un projet plus vaste visant à introduire continuité et cohérence dans des populations sous domination culturelle et politique. C’est la réification de traditions, de mémoires collectives qui deviennent significatives par rapport à l’inventivité du passé.

La définition de la religion comme une culture en soi induit une approche de l’ethnicisassions conçue à partir d’une matrice occidentale. Ce processus marque de manière interne un aspect de déchirement de la néo ethnicité entre déculturation des formes religieuses liées à la tradition parentale de types conservateurs et politisation du religieux en rupture d’une orthopraxie ritualiste, conformiste et moralisatrice.

Dans le contexte du Liban, par exemple, Johnson examine les transformations affectant la « culture de l’honneur » et le problème du communalisme dans différentes périodes de temps et dans différents contextes. Johnson définit le communalisme non comme un concept atemporel mais au contraire comme un processus « continuellement recréé » par l’interaction avec les forces de la modernisation (Johnson, 24). L’importance du sentiment communal est directement liée au processus de la modernisation en particulier à l’urbanisation et la dissolution des unités traditionnelles de famille étendu au profit de nouvelles formes d’identité.

Johnson regarde également le patriarcat comme étant rénové par les forces de la modernisation particulièrement dans les idéologies ascendantes de l’honneur et du nationalisme confessionnels (Johnson, 206). La modernisation doit à l’aune de ce problème être interprétée comme un moyen d’acquisition de nouvelles sources de puissance patriarcale face à la menace de la crise de l’ordre familial traditionnel (Johnson, 168).

Johnson définit l’honneur comme une notion sociale généralement liée à la classe, puissance, et la richesse (Johnson, 28).

Dans des contextes ruraux, par exemple, Johnson argue du fait que l’honneur a été souvent affirmé « dans des actes violents et héroïques », ce qui est symptomatique de son importance dans les rapports de domination rurale et du rôle de la réputation dans les motivations de ces actes (Johnson, 35).

L’urbanisation et son rapport à la modernité a redéfinie les notions de l’honneur qui ne bénéficiant plus des règles de l’héritage et de la transmission indiscutée s’inscrit davantage de manière contingente. Ceci a provoqué des formes plus populistes d’honneur : le zu’ama (ex Bashir Gemayal et Kamal Jumblatt,) avec une éthique plus égalitaire et philanthropique tout en préservant le statut de la violence comme base de la culture politique de l’honneur. (Johnson, 102).

Au coeur de ces différents processus, les historiens détectent des changements structurels qui ont caractérisé le XIXème siècle. L’imposition de la règle politique de type centralisé, et son utilisation pour préserver la hiérarchie et l’ordre social, la pénétration du capitalisme dans la périphérie de l’Empire ont provoqué des modes antagonistes entre les propriétaires et les paysans. Des luttes d’influences entre les autorités Ottomanes et les puissances européennes pour la fidélité des habitants indigènes. Tout ceci a mené à des changements profonds en forme des rapports sociaux et des identités sociales. En effet, Makdisi décrit l’apparition « d’une crise de grande envergure de coexistence » qui a mené « à une lutte ouverte pour une définition de la communauté et de la propriété de la terre » (pp 66). C’était une « ère intermédiaire » quand la vieille ordre-société s’effondre sans que le nouvel ordre soit encore formé (Makdisi, 66).

Dans ce cadre de réflexion, la période de l’établissement du mandat français en Syrie et au Liban a été caractérisée par ce que Thompson appelle ‘une crise du paternalisme ‘. Parmi les sources de cette crise : les réformes centralisatrice de l’empire Ottoman ont inauguré un processus de remplacement des autorités de médiation par des fonctionnaires d’état; les effets traumatiques de la guerre mondiale au Liban et en Syrie a profondément « l’autorité paternelle à ses racines » (pp 68); l’arrivée du Français avec leurs idéaux républicains par la suite incorporés dans la constitution libanaise de 1926.

Le paternalisme doit être pensé non comme un mode atemporel et coercitif de la patriarchie (Thompson, 8-67), mais au contraire comme caractéristique de l’existence d’une élite qui possède un accès privilégié aux ressources de l’état et qui agissent en tant que médiateurs pour le reste de la majorité moins privilégiées (Thompson, 66). Le paternalisme a donc des implications plus larges pour la société parce qu’il est défini la manière de laquelle l’état a distribué des avantages à ses citoyens en général.

L’analyse socio-historique pense les catégories de la modernisation autour de quelques concepts clés : l’identité, l’honneur, le communalisme, le patriarcat. La méthodologie consiste à dé-essentialiser ces notions en les considérant comme des variables conditionnés par des temporalités et des espaces particuliers sans avoir à en donner un aspect explicatif global. Ces catégories socialement reproduites ayant été profondément affectées par des processus socio-économiques liés à la modernisation.

II.10 La taxinomie libérale: les catégories de l’identité, du communautarisme et sécularisme

Pour penser les régimes de légitimités, il est essentiel de définir une configuration ou affrontement et accommodement participe des fonctions permanentes de hiérarchisation sociale et symbolique (du plus haut au plus bas). A l’aune de ce modèle la distinction au sens Bourdieusien s’inscrit dans un rapport à la dépendance dont le procès de la curialisation parachève la démarche. La supériorité sociale du groupe dominé s’affirmant dans la soumission symbolique de l’Occident. 

En acceptant en contre point la domestication culturelle lui permettant de préserver la distance avec les autres groupes sociaux qui le menacent potentiellement.

Dans chaque société, différents groupes se trouvent donc en situation de compétition pour acquérir la légitimité culturelle. Les représentants de la culture dominante sont les seuls habilités à imposer des formes culturelles légitimes, ils incarnent l’excellence, ils sont la référence en la matière et sont les seuls à avoir le pouvoir de légitimer de nouvelles formes d’expression artistique. Ce modèle binaire se structure selon la mesure de position sociale utilisée (éducation, revenu, indice de statut socioéconomique ou catégorie socioprofessionnelle) et de la représentation de l’espace social qui lui est associé (échelle linéaire de statut ou univers distincts fondés sur un ensemble plus complexe d’indicateurs tels que la profession, l’âge et le lieu de résidence). Elle peut également tenter de développer l’expression autonome des formes spontanées de la culture populaire. Soit en faisant la promotion des cultures populaires et en instaurant à leur profit une légitimité alternative ce qui conduit certains intellectuels populistes à inverser la légitimité culturelle ; soit en tentant plus modestement d’influencer les représentations de légitimité culturelle qui se trouvent en place dans une société afin que ces dispositifs symboliques se diversifient et se transforment jusqu’à accueillir en leur sein productions, styles et consommations les plus caractéristiques des cultures populaires. Ainsi J-C Passeron distingue trois fins de l’action culturelle.

Elle peut chercher à « convertir l’ensemble d’une société à l’admiration des oeuvres consacrées par la culture savante ou les connaisseurs cultivés en se donnant pour objectif de faire pratiquer au plus grand nombre la fréquentation et le culte des oeuvres légitimes».

Cette construction descriptive peut être à portée prescriptive lorsque l’approche sociologique devient une sociodicée apte à être un concept de construction de la réalité ; pour la légitimation ou la délégitimassions d’un groupe.

Ainsi, l’opposition entre diversité et homogénéité offre un réservoir de significations socialement légitimes à partir desquelles s’articulent différentes stratégies statutaires et identitaires. Traiter des modes de légitimités sans en percevoir l’aspect déterministe peut encourager la politisation de taxinomies définis au départ comme un modèle à prétention sociologique. Ce qui se voulait une archéologie matérielle de la domination symbolique peut devenir un mode convenable de justification de la violence de la domination.

Ainsi, pour l’orientalisme classique la théorie de la légitimité s’inscrit sur un ensemble hiérarchisé d’oppositions binaires dont les manifestations traversent l’ensemble de la vie sociale ; on retrouve des termes à connotations positives tels que ouverture, cosmopolitisme, universel qui se trouvent opposés à des termes aux significations négatives tels que fermé, local, exclusif, rétrograde, dominé et donc non désirable.

A partir du cadre des régimes de légitimités , il me semble important de définir les acteurs de mon questionnement : d’une part ce qui relève de la configuration des savoirs occidentaux sur l’altérité (Orientalisme) ;d’autre part ce qui se rattache au champ intellectuel arabe dans ses multiples horizons discursifs, anthropologiques et politiques (Pensée endogène, pensée exogène) Dans le cadre de notre étude, le principe de la culture légitime à été de revendiquer par les différents régimes (orientalisme, pensée endogène, pensée exogène) dans le débat pour le monopole de la reconnaissance symbolique. Il ne va pas sans dire que ces ordres de légitimations relèvent d’une construction sociale et épistémologique. Cette construction qui est d’abord une reconstruction vise à définir des pôles identitaires établis au sein de généalogies légitimes détenant le monopole de la tradition érudites, religieuses et linguistiques. A partir des trois acteurs types que sont l’expert (l’orientaliste), le traducteur (L’orientaliste et l’intellectuel de la pensée exogène) et l’Ouléma (l’intellectuel de la pensée endogène) s’est organisée la structuration d’une nouvelle culture légitime modernisée dont les sources de légitimités s’inscrivent de manière directe ou indirecte dans la dialectique avec l’occident. Par cet effet, les régimes de légitimés peuvent se comprendre comme un processus différencié d’universalisation compris et reconnus dans une situation légitime sous la forme d’un discours d’autorité. Ces discours s’articulent autour des conditions institutionnelles de leur production et de leur réception (espaces universitaires, espaces religieux, espaces intellectuels).

Animés par les dépositaires de l’autorité délégués. La parole officielle, déléguée, légitime l’usage du langage de l’universel qui recoupe le langage de l’institution. Les régimes de légitimités présupposent le monopole distinctif de la langue légitime (arabe classique, anglais, français) dont les modes de l’institutionnalisation (universités, Madrasa,) se structure en opposition envers ce qui est jugé non civilisé (berbère) et populaire (arabe dialectale). Ainsi par exemple, dans les différentes configurations du marché linguistique libanais, l’ouverture culturelle comme signe distinctif a favorisé l’apprentissage et l’usage de plusieurs langues (anglais, français, arabe). Ainsi, à la fin du XIXème siècle, on trouvait des écoles missionnaires (françaises mais aussi anglaises, allemandes puis américaines), des écoles libres gratuites et universelles et les écoles des minorités (Grecs, Juifs ou Arméniens entretenaient des écoles pour les enfants de leur communauté). Toutes s’appliquaient à enseigner langues et cultures européennes et produisaient des jeunes occidentalisés. Les régimes de légitimités s’inscrivent parfaitement dans ce modèle de la langue légitime qui est d’abord un code restreint lié au monopole d’élites soucieuses de construire ou de délimiter leur espace de reconnaissance symbolique et intellectuelle. Le monopole de l’universel par la langue légitime s’inscrit comme un code élaboré au sens du sociologue Bernstein à l’opposé des usages populaires et dialectales. Ce code élaboré ou restreint est remarquablement défini par J.-C. Chamboredon « Les caractères figurant dans la définition des codes sont à la fois sociologiques, linguistiques, et psychologiques : indique que ce terme ne désigne pas un ordre de fait proprement et exclusivement linguistique, mais les principes inspirant les formes d’usage du langage » (Chamboredon, dans Bernstein, 1975, p. 16). Le langage est vu comme un instrument de codage et de décodage de l’expression en question. Or cette théorie est moins une théorie linguistique qu’une théorie de l’information, comme le note d’ailleurs le commentateur : « Selon une analogie suggérée par la théorie de l’information, B. Bernstein a subsumé sous le concept de code les multiples déterminations que la condition de classe exerce sur les modes de pensée et d’expression — pour préciser ensuite qu’il s’agissait de modes de codage différents plutôt que des codes distincts » (Chamboredon, dans Bernstein, 1975, p. 16). Le langage apparaît ainsi comme le médium de la régulation que le groupe exerce sur l’expression et qui devient « un révélateur des démarches de la pensée », des «opérations logiques et styles cognitifs » (ibid., p. 10).

Néanmoins l’inculcation des signes distinctifs de l’universel occidental n’a pas été un mode passif pour ces populations, au contraire pour une élite et des populations issues des minorités l’accès à l’universel occidental permettaient de retraduire de manière modernisée leurs aspirations intellectuelles, culturelles et politiques. Dans ce cadre, le but de la présence occidentale repose sur un programme éducatif et linguistique visant l’assimilation culturelle et idéologique de l’élite libanaise selon les affinités politiques et culturelles. Cela permet dans un second temps l’accès à l’émancipation culturelle et individuelle.

Par la suite, le mouvement de désymbolisation religieuse devait s’affirmer de manière plus radicale chez les «évolués» nord-africains qui ont été scolarisés par l’Ecole de Jules Ferry et chez les groupes sociaux touchés par la modernisation des structures anciennes, notamment en Algérie où l’éradication des bases économiques et sociales par le régime colonial, qui a duré 130 ans, a été décisive.

Ainsi, par exemple, c’est en scission avec le parti destourien de Thaâlbi que le Néo-Destour, parti moderniste, petit-bourgeois, réformiste et modéré conduira le mouvement national à partir de 1934. Son leader Habib Bourguiba (1903-?), de formation sadikienne bilingue à tendance francophone, profita de son charisme et de la conjoncture de guerre contre les traditionalistes alliés aux yousséfistes pour imposer au pays une série de mesures laïcisantes au lendemain de l’indépendance en 1956. Il supprima l’université islamique de la Zaytouna en le remplaçant par une simple faculté de théologie.

Ainsi, la sécularisation constitue une traduction de ce processus de distinction culturelle. Elle a été l’oeuvre culturelle de la Renaissance arabe (Nahdha) au Maghreb, qui a été l’apanage de groupes fort restreints au sein des classes dirigeantes.

Pour les tenants de la modernité la relégitimation un mode de connaissance passe par la restauration des rapports d’opposition entre la raison de «l’Aufklärung» (les Lumières) et la « Kultur » (la culture), l’universalité et les particularismes. Pour ce faire, la taxinomie fait apparaître la notion de progrès (taqadûm) et le fait de se civiliser (tamadûn) qui vont servir de base à un reclassement des civilisations en fonction de leur niveau de progrès. La communauté de l’islam, cet espace informe de la religion, éclate au profit de la notion de patrie (al-watan), aux frontières plus précises, dont on commence à faire l’éloge en Turquie, en Égypte, en Tunisie, en Syrie et ailleurs. On apprend que l’idée de watan (patrie) peut reposer sur des éléments, tels que la terre, la langue et les moeurs que chaque contrée de l’islam commence à creuser pour elle-même. Ce qui relativise le lien sacral de l’Umma tenu jusque-là pour fondamental. Le lexique de la langue arabe tels que parlement (transcrit par balamân) et démocratie (dimuqrâtiya) ; des termes anciens sont réinvestis dans un champ sémantique modernisé, tels que liberté (hurriya), gouvernement (hukûma) et constitution (dustûr).

Deux modes d’expressions participent générationnellement à ce processus d’universalisation. Dans un premier temps la revue est l’organe par excellence pour la diffusion des idées et la confrontation de la pensée, permettant en dernier lieu de construire un espace publique susceptible de conscientiser les masses et permettre l’application d’un programme pratique d’émancipation séculier, dépassant les limites traditionnelles de type confessionnel et culturel. La revue « Nafir Suryaa » en 1860 fondée par al Bostâni, fondateur de la revue « Al Jinan » 1870-1876 et qui crée plus tard la revue « Al Ganan » qui plaide pour la séparation du pouvoir juridique et législatif. Al Bostâni par la publication de placards appel à l’orgueil arabe. La revue « Al Mustaqbal » fondée en 1876 à Beyrouth par Yacoub Saruf (1852-1927).

Dans un second temps le parti est vu comme un moyen efficace de politisation des masses visant à l’engagement et à l’organisation de groupes idéologiques de pression permettant de faire avancer les questions en débat notamment l’unité de la nation arabe . Ce programme connaît son institutionnalisation avec la fondation du parti baath avec Zaki Al Arsouzi (1899-1968) et Michel Aflak (1910-1989) Sati Husri (1880-1963) qui promet un nationalisme de type linguistique.

Au Liban, à partir de l’édification du confessionnalisme politique dans les années 1860, certains intellectuels ont rejeté ce qui s’apparenté à une forme modernisée du statut de Dhimmis. En réaction, différents intellectuels chrétiens tels que Boutros Bostâni ont tenté de politiser la question minoritaire en universalisant le questionnement pour le porter au rang d’idéologie politique visant à la restauration de la souveraineté de la nation arabe sans distinction de classe, de langue et de religions. 

Ainsi Bostâni fut le témoin des luttes confessionnelles qui survinrent au Barech-Cham entre 1840 et 1860 et qui tournèrent au massacre entre chrétiens, druzes et musulmans. Emu par ces événements qui « dispersèrent les familles, déchirèrent le pays et le détruisirent», il lança en septembre 1860 un appel aux citoyens pour « oublier leurs discordes, se réveiller et s’unir pour réaliser l’intérêt commun de la nation ». Une question reste posée pour Bostâni : pourquoi les citoyens d’un même pays « qui boivent la même eau, respirent le même air et parlent la même langue s’entre-tuent et se détruisent mutuellement ? ». Selon lui, la cause de tous ces maux était l’ignorance, source de discorde et de fanatisme religieux, qui a fait des citoyens un « jouet facile » entre les mains des étrangers qui cherchaient à disloquer la nation pour s’y infiltrer. D’où la nécessité d’instruire les citoyens pour mettre fin aux discordes et fonder une nation forte par son union même. Sa pensée repose sur une conception nationaliste et sociale.

Les maîtres mots de la réforme éducative sont Tahsil-el-’Ulum (apprentissage des sciences) Tatqif (se cultiver) Nachr-el-ma’arif (répandre le savoir).

C’est devant ces associations qu’il prononça notamment le Discours sur l’éducation de la femme (1849), et le Discours sur la science chez les Arabes (1859).

Son maître projet dans cette direction reste de loin l’ « École Nationale » fondée en 1863 : « L’École Nationale, dit-il, est située dans un des meilleurs quartiers de Beyrouth, ses bâtiments sont parmi les plus beaux de la ville et jouissent d’un climat sain. Elle est entourée par des terrains vastes, plantés d’arbres verdoyants qui rendent agréable le mouvement des élèves » […] « Les langues enseignées sont l’arabe , le turc, le français, l’anglais, le latin, le grec ainsi que toute autre langue connue à condition d’être réclamée par six élèves au moins » […] « L’École accueille les élèves de toutes confessions et de toutes races, sans distinction. Elle respecte leur croyance et n’oblige personne à embrasser une confession autre que celle de ses parents » « L’École n’est pas une école confessionnelle mais une école nationale et laïque, qui reçoit des élèves de différentes confessions et races sans distinction ni discrimination. «L’École recrute son corps enseignant parmi les personnes compétentes, abstraction faite de leur confession, de leur race ou de leur nationalité. « L’École est universelle et enseigne en principe toutes les langues connues à condition d’être réclamées par au moins six élèves ; mais elle réserve à la langue arabe un sort particulier parce qu’elle est la langue de la Patrie et que d’elle dépend la réussite des élèves dans tous les domaines ».

Dans ce contexte, les élites syro-chrétiennes participent de manière prépondérante dans un mouvement de nationalisme politique. Cette mobilisation est liée à ce qu’ils identifient aux excès du confessionnalisme qu’il a entraîné notamment entre les communautés Druzes et chrétiennes du Liban (1840, 1845, 1860). 

L’identité construite jusqu’alors sur la religion se voit renforcée de nouvelles garanties juridiques qui découlent de la citoyenneté. Un ordre de priorité identitaire est mis au jour, en pointant sur l’importance de la nation arabe et de l’arabité : Sati’ al-Husri, un des idéologues du nationalisme arabe déclare ; « L’arabité n’appartient pas en propre aux fils de la péninsule arabe, ni aux seuls musulmans, elle concerne tout individu appartenant à un pays arabe et parlant l’arabe, qu’il soit égyptien, koweïtien ou marocain, qu’il soit musulman ou chrétien, qu’il soit sunnite, ja’afarite ou druze, qu’il soit catholique, orthodoxe ou protestant».

Le maître mot est « De culture arabe, de confession chrétienne, de citoyenneté (irakienne, égyptienne) ». La sécularisation doit pour ce courant intellectuel inciter à la libération du carcan confessionnel et permettre l’accès total à la citoyenneté, favorisant une participation effective aux affaires publiques.

A l’origine, le nationalisme laïc arabo-syrien est calqué sur l’occident et le néo nationalisme ottoman. Ce courant basé au Liban et en Syrie (Damas et Alep) est représenté par différentes personnalités : Al Bostâni 1819-1883, Francis Marras 1836-1872, Adib Ishaq 1856-1885, Abdel Rahman Al Kawakibi 1854-1902, Gamal Al DIN Al Qasim 1866-1914, Rafiq Al Azm 1867-1925, Abdel Hamid Al Zahrawi 1871-1916.

Politiquement, ces intellectuels à des nuances près se rejoignent dans une même critique envers toutes les formes de tradition (taqlid ‘Tradition). Ils en appel à un mouvement de Taqrib définis par un mouvement co-centrique de rapprochement entre les différentes branches de l’islam, les différentes religions au nom d’un arabisme intégral débarrassé de toute sujétion Ottomane. Tous plaident à des degrés divers pour la séparation entre la religion et la politique. La séparation sous-tendant la volonté de dépassement des clivages confessionnels traditionnels. 

Le courant islamisant basé à Alep en appel à l’avènement d’un nouveau modèle arabe qui relie l’arabité et l’Islam comme deux conceptions concomitantes, le califat devenant un pouvoir uniquement spirituel qui devra être transféré à la Mecque. 

Le courant scientiste et socialisant, prône une lutte plus active contre la tradition et le panislamisme qu’il juge en opposition avec l’égalité entre citoyens unifiant majorité musulmane et minorité chrétienne (ex Farah Antun 1874-1922 ; Sibli al Sumayyil 1835-1917). Negib Azoury (décédé 1916) appel face à l’émergence du sionisme, à la mise en place de l’Empire laïque. Cette vision politique appelle à pratiquer une forme de scientisme qui pousse à la croyance en la supériorité de la science au-delà de son champ naturel au point que tout devient susceptible d’explications scientifiques.

Au delà des effets de postures intellectuelles et idéologiques on peut relever l’établissement d’une même culture légitime (arabe classique, usage des langues étrangères, statocentrisme) marquée par une généalogie commune (Islam classique) et des sources de légitimations dont la postérité relèvent d’un même travail de traduction. Le rôle de la compétence, de la langue, de l’institution (par excellence universitaire) institue un modèle commun de légitimation qui ne peut se comprendre qu’a l’aune de l’étude du procès de l’occidentalisation. Ainsi, les différenciations (langue classique versus langue dialectale ; arabe versus langue occidentale) ne doivent pas être surévaluées ou essentialisées mais réinterrogées dans le cadre d’un modèle général de l’occidentalisation produit de l’interaction entre l’orient et l’occident. Car au-delà de la question identitaire les différents modèles reposent sur un même moment fondateur qui est constitué par la modernisation qu’a induite de manière positive et négative l’intrusion de l’occident dans l’espace arabo-musulman.

Cette intrusion dans son aspect militaire et politique a souvent masqué la lente acclimatation d’un modèle éducatif et intellectuel dont l’influence ne relève pas seulement du public des américanisés comme l’écrit Qutb mais au contraire détermine la pensée de différentes générations de penseurs tels que Al Afghani, Abdou, Bennabi. A l’aune de cette réflexion, « l’islam », « l’occident » sont dans les différents ordres narratifs d’autant plus opposés qu’ils relèvent d’une même source de légitimités (savoirs érudit, savoirs classiques).

De manière externe, cette approche vise à faire de la catégorie religieuse une catégorie néo-ethnique qui participe de la dimension permanente de l’action humaine qu’est la culture. Le concept d’ethnicité ne doit pas être absolutisé, elle a d’abord le caractère précaire des constructions symboliques. De nature instrumentale, elle revêt un aspect de mise en scène et d’affirmation politique. Le choix des marqueurs définissant la néo-ethnicité se font par la culture dominante, qui met en avant des critères essentiellement religieux (en cherchant par exemple dans le coran les normes sur la femme ou la tolérance).

Contre une lecture qui ferait de l’ethnicité une simple assignation communautariste, le sociologue Albert Bastenier définit l’ethnicité comme une catégorie analytique de la pratique sociale, « elle appartient, bien moins à l’ordre de la résurgence (…) qu’à celui de l’émergence de ce que les acteurs veulent réutiliser de leur histoire identitaire passée, en vue de se rendre capable d’affronter les enjeux culturels autant que politiques et économiques du présent » (Bastenier,7). Les catégories du confessionnalisme politique sont d’abord le produit de la modernisation qu’a induite l’impacte des puissances européennes en isolant des marqueurs strictement religieux.

Ainsi au lieu de réduire la question du communautarisme de manière essentialiste, inchangée et de nature ‘pré-moderne ‘, il faut définir le communautarisme de manières plus immédiates et plus accessibles comme pratique et discours. Dans l’étude notamment de Makdisi sur les origines de la violence communautaire au Liban en 1860. L’historien s’en prend à la vision tronquée qu’a eue pendant longtemps une certaine approche de l’histoire libanaise. Pour l’historiographie classique « le problème libanais est fondamentalement tribal, ce communautarisme est une maladie qui empêche la modernisation, le Liban est, dans l’analyse finale, une métaphore pour un nationalisme qui a échoué dans le monde non-Occidental » (Makdisi, 3). Cette lecture a uniquement pris le point de vue de la vision officielle des autorités Ottomane de l’époque qui sont exonérés de la responsabilité des violences et des massacres des milliers de leurs citoyens, en dépeignant la violence de manières identitaire et communautaire. Ainsi, on peut affirmer que les explications de la violence communautaire comme uniquement réductible à des tendances économiques et politiques est de portée très limitée en termes explicatifs (Makdisi pp 6; pp 166).

L’historien américain a tenté de savoir pourquoi la religion est devenue une composante si cruciale de la vie politique libanaise contemporaine: « ce qui s’est produit au Liban pourrait se produire, et en fait s’est produit ailleurs dans le monde moderne » (Makdisi, 174).

A l’aune de ce questionnement c’est la question de la politisation de l’appartenance ethnique et de l’identité qui doit être analysée.

Au Liban, comme dans beaucoup de pays du Tiers-Monde, la modernisation a servi à renforcer les structures néo patriarcales de pouvoir (puissance) définies par Johnson en ces termes : “domination, dépendance, and soumission” (Johnson, 218).

Pourtant, il faut reconnaître à l’instar de Johnson qu’il existe les voies alternatives à ce modèle autoritaire d’ordre social permettant d’éviter une vision hégémonique autour de l’acteur ou des processus. Il situe cette échelle au niveau des « micropouvoirs » dans la structure décentralisée du Liban.

Ainsi à partir des phases de guerres notamment en 1860 , certains historiens font la remarque que les groupes sociaux les plus en marge ont prouvé qu’ils pouvaient être des facteurs du changement positif ; que ce soit le paysan Maronite luttant pour favoriser ses droits dans l’ordre communautaire naissant, la femme libanaise s’organisant pour s’arroger de meilleures droits égalitaires dans le nouvel ordre civique républicain de la période de mandat. Johnson argue du fait que, de tous les pays arabes, le Liban a le développement plus étendu de ce qu’il appelle les micropouvoirs de la société civile. Ainsi, l’historiographie du Liban contemporain souligne le modèle de la négociation permanente de type quadripartite qui s’articule durant le Liban colonial : entre l’Etat français, l’Etat libanais, les piliers du « paternalisme » (les Oulémas, les politiciens notables, les partis sociales nationalistes (Kata’ib) et enfin les groupes sociaux (ouvriers, islamistes et femmes).

Ces différentes tractations permettent la garantie de l’Etat dans divers secteurs pour favoriser des droits fondamentaux en ce qui concerne la santé, l’éducation, et les soutiens de famille (Thompson, 7). Ces revendications en appel à un ordre civique basé sur le droit (Thompson, 9-11).

A l’aune de ces groupes sociaux, les arabes chrétiens se sont associés à la lutte pour la définition d’une nouvelle culture légitime (Makdisi, 12). Cette montée en puissance a profité de l’affaiblissement du vieil ordre traditionnel permettant leur entrée dans la politique formelle (pp 113).

A partir de cette question, la tradition historiographique américaine argue du fait que le communautarisme a été le produit de l’interaction contingente d’une variété de forces historiques, continuellement confirmées par les institutions communautaires qui ont été créées à la suite de la violence en 1860. Ces institutions aident à préserver- en effet, reproduire – la logique qui les sous tend. Le communautarisme n’est pas le résultat « d’une malignité indigène ou d’une conspiration étrangère » mais émerge en raison des histoires internes et externes agissant l’un sur l’autre, se heurtant, et en collaborant réciproquement » (Makdisi, 2).

Par conséquent, le communautarisme « est produit » plutôt qu’imposé (Makdisi, 8).

II.11 La modernisation comme taxinomie: l’ordre du discours de la renaissance arabe

La modernisation peut s’analyser comme taxinomie. Celle-ci est définie par un mode de représentation et de classification de la raison. Par son intermédiaire, se configure une démarche rationnelle visant à la construction de catégories dans une démarche de saisie globale du réel. Une telle classification du réel, selon un code, implique un découpage du monde, c’est-à-dire une weltanschauung. Cette organisation découpe les objets et les inclut dans des catégories. L’activité de celui qui produit la classification, loin d’être neutre, objective, instaure la limite entre le pensable et l’impensable, le légitime et l’illégitime, l’ouvert et le fermé. Cette catégorisation permet ainsi à priori de construire des ordres de narrations légitimes : le libéralisme des intellectuels arabes du XIXème siècle a connu deux courants, un qui partait d’un point de vue islamique, avec des figures comme Rafaa – le Tahtawi et à Ali Moubarak, et un autre incarné par des intellectuels chrétiens qui prêchaient clairement un régime politique laïque, qui séparerait ce qui est sacré de ce qui était temporaire, inspiré directement les expériences européennes. Ce courant est représenté par Shubli – au Sumayyil (1853- 1917) et Farah Antun (1874 – 1922. La taxinomie définit donc les rapports de similitude entre des objets, mais aussi des rapports d’inclusion et d’exclusion

A partir de cette construction historique la pensée libérale arabe par le biais de l’orientalisme s’est inscrite dans un processus de reconstruction mémorielle à partir d’un Âge d’or gréco-arabe.

Cette lecture s’appui dans un premier temps par l’intermédiaire avec un modèle orientaliste, considéré comme un médiateur légitime entre la pensée libérale et son passé classique rénové par le biais de l’Occident afin de sortir les arabes de l’époque de décadence Pour dans un second mouvement, donner à cette société l’accès au progrès et à la rationalité universelle.

La décadence de l’Islam consiste dans le fait que son présent est en coupure avec son passé grec, par le biais duquel il participait à la civilisation. La pensée de la Nahda doit être conçue historiquement comme un retour vers l’occident par l’entremise du paradigme grecque (Massoud 1973 ; Khoury1973 ; Al Mohafazat 1975 ; Chikry 1978). A partir ces présupposés c’est mis en place un ordre du discours orientaliste visant à rétablir l’espace commun entre l’islam contemporain du XIXème siècle analysé comme une civilisation en décadence et la présentation de la grandeur de l’islam classique gréco-arabe dans ses prolongements politiques (M’tazzilites) et philosophique (Falasifa).

De manière paradoxale, Renan illustre la construction orientaliste de ce paradigme : «Je persiste à croire, qu’aucun grand parti dogmatique n’a présidé à la création de cette philosophie (arabe). Les Arabes ne firent qu’adopter l’ensemble de l’encyclopédie grecque telle que le monde entier l’avait accepté vers le VIIème siècle et le VIIIème Siècle. La science grecque jouait à cette époque chez les Syriens, les Nabatéens, les Harraniens, les Perses Sassanides un rôle fort analogue à celui que la science européenne joue en Orient depuis un demi-siècle»(30). «Ce n’est pas à la race sémitique que nous devons demander des leçons de philosophie. Par une étrange destinée, cette race, qui a su imprimer à ses créations religieuses un si haut caractère de puissance, n’a pas produit le plus petit essai de philosophie qui lui soit propre. La philosophie, chez les Sémites, n’a jamais été qu’un emprunt purement extérieur et sans grande fécondité, une imitation de la philosophie grecque» (…).

«Tout ce que l’Orient sémitique, tout ce que le Moyen Âge ont eu de philosophie proprement dite, ils le doivent à la Grèce. Si donc ils ‘agissait de choisir dans le passé une autorité philosophique, la Grèce seule aurait le droit de nous donner des leçons; non pas cette Grèce d’Égypte et de Syrie, altérée par le mélange d’éléments barbares, mais la Grèce originale et sincère dans son expression, pure et classique».

Pour Abderrahmane Badawi : «L’éveil de la pensée, aussi bien théologique que philosophique, est étroitement lié à la diffusion, au pays d’Islam, de la pensée grecque. A partir de la deuxième moitié du VIIIème siècle, les traductions se succèdent à un rythme toujours plus accéléré ».

Dans Qadat al- fikr (Les dirigeants de la pensée), T Husayn pense que la civilisation grecque est l’origine de la civilisation humaine moderne et ancienne. Faire l’histoire de cette étape est pour lui d’écrire « sur l’histoire de la raison humaine et son évolution (…) jusqu’à arriver à il être ce qui est maintenant ». Pour cette raison, en retournant de l’Europe, sa première initiative porte sur l’enseignement de la culture grecque comme porteur des fondements de la raison humaine. Ce sujet le préoccupera pendant la période comprise entre 1920 et 1925. Entre ces deux dates, Husayn publie trois livres qui traitent différents aspects de la culture grecque : Fragments choisis de la poésie grecque (1920), le système de ceux (1921) et les dirigeants athéniens de la pensée (1925).

Ces trois livres prétendaient comprendre la raison grecque dans leur totalité, c’est-à-dire, dans toutes ses manifestations intellectuelles et culturelles différentes et variées. Il commence par la littérature dans des Fragments choisis de la poésie grecque, il suit un texte politique, le système de ce qui est athéniennes, pour démontrer l’importance de la démocratie comme première condition dans la formation d’une société moderne et décrit ses principes comme ils avaient été originairement exposés par Aristote. La série termine avec les dirigeants de la pensée en s’inspirant en A. Comte dans sa perception du sens de l’évolution historique, où elle croit que la période nomade produira des poètes dirigeants et la civilisation urbaine engendrera des philosophes dirigeants. Cette dernière période est celle qu’il prétend projeter vers son époque propre, au moyen de personnages comme Grand Alexandre et juillet César, qu’il considère un temps dirigeants politique et des penseurs.

T. Husayn résume donc l’histoire grecque dans deux étapes : « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour ensuite suivre la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité » (Husayn 1973,193). La science européenne moderne, selon T. Husayn, vit uniquement grâce à la recherche rationnelle qui a inspiré la pensée grecque. Construire la raison arabe sur de nouvelles bases à partir d’une nouvelle rencontre historique avec la raison européenne et à travers le retour aux racines de deux manières rationnelles, occidentale et orientale, est de fonder une nouvelle histoire, en associant ce qui est général universel et ce qui est particulier arabe. T. Husayn trouve une justification pour cette intégration dans la même culture arabe, quand elle affirmera que celle-ci n’ait pas pu connaître l’expansion qui a connu sans être ouverte à aux autres cultures, spécialement à la culture grecque.

En comparant la civilisation grecque avec l’Oriental, T. Husayn observe que les Grecs ont pris beaucoup de choses d’Est, mais que cette influence a été limitée uniquement à des questions pratiques, comme le système monétaire, les manières musicales, le calcul, la géométrie, etc. Si ce qui est babyloniens ont observé les astres, ce sont les Grecs ceux qui ont inventé l’astronomie ; si ce qui est égyptiens ont atteint de bons résultats dans la géométrie pratique et instrumentale, les véritables inventeurs de la géométrie ont été les Grecs. Mais dans ce qu’ont réellement souligné les Grecs, il a été dans la diversité de ses doctrines philosophiques avec lesquelles, depuis le XIème siècle, ont essayé de comprendre le monde et de l’expliquer, en créant de cette manière la métaphysique et l’éthique.

T. Husayn conclut que  » à l’ancienne époque la raison humaine s’est manifestée sous deux aspects différents : un aspect purement grec qu’il a vaincu et qui a dominé la vie humaine jusqu’à l’actualité et à un autre Oriental qui a manqué plusieurs fois devant la raison grecque « (Husayn 1973,191). Avec cette formule analytique de type comparatif, T. Husayn dévoile et analyse les mécanismes des deux civilisations. En illustrant la valeur de la culture orientale et son influence sur la civilisation occidentale, il ne fait pas une autre chose qui préparer au lecteur, pas à pas, pour la thèse que régit sa pensée et qu’il résume de la manière suivante : « Tandis que la raison grecque suit une méthode philosophique pour comprendre et expliquer la nature, comme ils ont fait Socrate, Platon, Aristote et, plus tard, la philosophie de Rejets, Kant, Comte, Hegel et Spencer, la raison orientale suit une doctrine religieuse satisfaite sa compréhension et de son explication de la nature » (Husayn 1973,193).

Spécifier la raison occidentale pour la philosophie et la raison orientale pour la religion est, de fait, de vouloir comprendre les situations sociales et politiques de deux mondes.

De cette manière « les villes grecques ont connu la monarchie, la république, l’aristocratie, la démocratie modérée et ce qui est extrémiste, l’influence dont en Europe d’aujourd’hui il est encore très fort. Ces mêmes villes ont connu la liberté des individus et des groupes, tandis qu’est était soumis à un système seul, immuable et invariable, un politique système de monarchie absolue dans laquelle les groupes et les individus perdent toute occasion de liberté « (Husayn 1973,193).

T. Husayn est préoccupé par le sujet de la raison comme question épistémologique dans le cadre d’une théorie de la culture qu’il servirait à expliquer la complexité du secteur social et le secteur politique en Egypte et dans le monde arabe. Prise ainsi en considération un ensemble de questions, jusqu’à arriver à demander : Comment peut-il expliquer la différence entre Est et Occident ? Et pourquoi doit-il effectuer cet effort d’explication ?

Pour répondre il utilise à nouveau la phrase : « la vie grecque qui en principe obéissait à la poésie pour suivre ensuite la raison, a été la période la plus fertile que l’homme a connue dans l’Antiquité ». En suivant ce raisonnement T. Husayn, il nous met devant deux systèmes cognitifs, un fondé la raison et l’autre dans la poésie. La raison produit la philosophie, qui à son tour produit la liberté, qui produit des régimes politiques divers et changeants (monarchie – république – aristocratie – démocratie) ; tandis que la poésie produit la vision prophétique, qui engendre la religion, qui à son tour crée la monarchie dont résulte le despotisme. La raison, donc, n’est pas la pensée en elle, ni le savoir en elle, mais un mécanisme qui organise la pensée et le savoir. C’est un système de règles, de manières et de styles de production de la conscience, de la praxis et du comportement, qui se matérialise dans une structure cohérente, avec un caractère spécifique et homogène.

La raison philosophique est un système de liberté, un système pour interroger et dominer la nature, tandis que la raison poétique est un système fataliste dans sa compréhension de la nature et puisqu’elle est une raison de ce qui est absolu, produit dans la vie sociale son équivalent : le pouvoir despotique et absolutiste.

L’introduction de l’histoire de la civilisation grecque à l’université égyptienne avait un but précis : faire face ce qui est ingénu et ce qui est poétique de la réalité avec la rationalité et la raison philosophique pour construire ce qui est réel et l’élever au niveau de système rationnel, en correspondance avec une nouvelle conscience de l’histoire, instituant de cette façon la liberté, par la rationalité et la démocratie. Si Hegel voulait unifier l’esprit grec et l’esprit allemand, T. Husayn voulait, pour leur part, unir l’esprit grec avec l’esprit égyptien, arabe et oriental, en constituant la Méditerranée l’espace commun de rencontre entre tous les deux.

L’homme rationnel, étant universel, représente le meilleur chemin pour accéder à l’unité humaine. T. Husayn tend vers cette unité, qui constitue pour lui le sens de l’évolution humaine depuis Alexandre le Grand. En imposant un système politique unique à l’ancien monde, ils ont pu rassembler l’unité rationnelle de la totalité de l’espèce humaine. Husayn se reconnaît dans une filiation avec les philosophes comme Socrate, Platon ou Aristote à vouloir unifier la raison et former un seul type humain avec moyens et objectifs communs.

Dans sa volonté de construire un système, au sein de la culture égyptienne, basé sur la raison et sur l’histoire, T. Husayn a été obligé « de démonter » cette histoire, qui symbolise la continuité d’un monde imprégné de religion, de langage, de passions… T. Husayn voulait intégrer la tradition arabe dans le patrimoine universel, en appliquant les mêmes règles et méthodes adoptées en Europe.

D’abord son image d’Occident n’est pas limitée à l’Europe moderne. Pour T. Husayn cette image vient, historiquement, de l’ancienne Grèce, évoquée avec une éloquence particulière dans ses documents. La Grèce a été pour l’humanité une source de penseurs et un paradis perdu. 

Ceux qui ont vécu à l’époque d’Alexandre ont eu la chance de vivre des moments historiques, pense T. Husayn. La civilisation grecque incarnait la raison et la liberté, principes en contradiction avec les fondements des civilisations de l’extrême Est la Grèce de la philosophie et la science, la raison et de la liberté, a trouvé son développement complet et son résultat final en Europe moderne qui a su dépasser ses erreurs et ses manques, pardessus politiques. L’Europe a développé la philosophie et la science et a créé une nouvelle conscience de la liberté de l’individu dans les temps modernes. Pour l’obtenir ont dû exister ses martyrs et ses victimes, comme c’est le cas pour Socrate en Grèce. Mais la philosophie de Voltaire, de Montesquieu, de J.J. Rousseau… il a fait de la liberté une des bases de la nouvelle humanité. Celle-ci peut là triompher où la Grèce a manqué, c’est-à-dire, peut séparer à la science de la religion, à l’État de l’Église.

Dans Taqlid wa-taydid (Tradition et rénovation) T. Husayn théorise que la philosophie grecque a tendu à effectuer l’unité de l’espèce humaine, comme a été incarné par Grand Alexandre, disciple d’Aristote. « Les français ont porté avec lui l’idée de la révolution à toute l’Europe. Depuis le début de leur révolution jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, ils l’ont diffusée en Est à travers l’expédition française, en transmettant de cette manière les idées inhérentes à la pensée de la révolution française : les droits de l’homme, leur dignité et l’égalité des personnes » (Husayn Taha 1984,56).

L’Europe moderne est dans une certaine manière le continuateur de l’ancienne Grèce qui a occupé le continent européen en ensemençant d’anciennes semences : la conscience nationale, la liberté individuelle, la démocratie politique, la liberté de pensée et la recherche scientifique… Mais, a aussi hérité l’Europe les aspects négatifs de la Grèce ? T. Husayn affirme que l’Europe moderne a produit des élans destructifs qui sont traduits dans les guerres et dans le colonialisme, et qu’a vécu « deux catastrophes » mondiales où les frères ont fait face comme ennemis.

La décadence du monde islamique est due à la domination des Turcs.

L’Egypte, qui a assimilé pendant dix siècles le patrimoine Grec, peut aussi assimiler le patrimoine islamique.

Et si Paul Valery (1871- 1945) considère que la raison européenne est le produit de la philosophie grecque, de la civilisation romaine (en politique) et du message chrétien, la raison en Egypte est le produit de la civilisation grecque, de la jurisprudence romaine et de la religion musulmane. Ceci dans l’Antiquité, puisqu’actuellement les relations entre l’Egypte et l’Europe constituent les fondements essentiels de notre vie matérielle.

Nous ne devons pas craindre par l’Islam si nous prenons prêtées les acquisitions de la civilisation européenne. Ne voulons pas être des copies déformées des Européens, puisque nous il existe beaucoup de différences entre eux. La science moderne est née en Europe après un long combat contre le clergé, tandis que l’Islam n’a jamais connu aucun clergé. Et si l’Islam a appris beaucoup de ce qui est persans et des Grecs, il n’y a aucune raison, de nos jours, par laquelle il ne peut pas apprendre des Européens. L’image de l’Europe dans la conscience de T. Husayn est incarnée dans la raison grecque, la science moderne et l’ordre. Il dit : « Il est vrai que la civilisation européenne est matérialiste dans ses différents aspects. Il a obtenu, de ce point de vue, un succès fascinant, il a été orienté avec la science moderne et ensuite avec les arts appliqués modernes et avec les inventions, qui ont changé la face de la terre et la vie de l’homme. En tout cas, il serait totalement faux de dire que cette civilisation matérialiste a comme source uniquement la matière « C’est le fruit de l’esprit fertile et producteur, de l’esprit vivant qui on unit à la raison pour la nourrir, la développer et la pousser à la réflexion et ensuite à la production…  » (Husayn Taha 1984,56).

Le message de T. Husayn est clair : réactiver les racines grecques de la raison égyptienne et intégrer les acquisitions de la modernité, qui en aucune manière est étrange à cette raison. Il s’agit d’une nouvelle prise de conscience d’un retour aux origines. L’Egypte a été et sera toujours méditerranéenne. Il fait partie de l’Europe parce qu’ils ont un patrimoine en commun : la civilisation hellénique. Il s’agit presque d’une « ville idéale » qui dispose un système démocratique égalitaire qui garantit à tout le monde les moyens nécessaires pour développer la science et la création ; où on acquiert une culture noble dans l’école et hors d’elle, pour produire des forts citoyens et tu libères qu’à son tour, ils forment une société forte et libre. Dans cette ville, la science joue son rôle pour le développement et la religion exerce son influence sur la vie matérielle et spirituelle, à condition que la politique n’intervient en aucune manière sur la science et la religion, pour qu’aucune domine à l’autre et chacune de d’elles il puisse être développé et être enrichi. Grâce à cet équilibre précis entre la matière et l’esprit, la nouvelle ville on économise les « déviations » qui ont corrompu la Grèce et l’Europe. 

Pour Jacques Berque, la tâche de certifier l’ampleur du projet de T. Husayn : « Doter à l’Egypte d’un classicisme moderne, ami de la raison hellénique ; fonder, jusqu’à un certain point, un Islam méditerranéen, ou le reconstituer plutôt ; projeter l’Egypte dans le monde sans lui faire perdre rien de son identité ; être transformé le heraldo de la raison historique entre ce qui est arabes… et l’homme, comme homme et comme artiste, a été à la hauteur de ce projet » (Husayn Taha 1984,56).

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