Antiquité et territoires connectés
Académie de La Rochelle
Jacques BOUINEAU
1984. Si la réalité n’a pas été telle que la fiction l’avait imaginée, la réalité de demain risque bien, elle aussi, de ne pas être à l’image de ce que l’on projette. Et pourtant, il ne fait pas de doute que l’avenir est difficile à prévoir et que – et là la réalité a bien rencontré la fiction – ce qui s’est passé en 1984 (ou environ, comme on disait dans les documents juridiques anciens à propos des âges de ceux qui intervenaient, que personne ne connaissait vraiment, à commencer par les intéressés eux-mêmes) consiste dans l’entrée dans une ère nouvelle, celle de l’informatique.
N’étant pas informaticien, mais simplement aussi honnête homme que l’époque l’autorise, je souhaite mener ici une réflexion sur la manière dont, de mon point de vue, on pourrait peut-être concilier ce qui semble inconciliable : l’héritage et l’anticipation. Pour cela, commençons par la machine, cause de tous ces bouleversements : l’ordinateur.
Née dans le cerveau de Charles Babbage (1791-1871) de l’union de deux inventions antérieures, la calculatrice programmable fait converger la machine à calculer de Pascal et le métier à tisser de Jacquart2. Dès le départ donc, la machine est conçue comme plus fiable que l’homme. Là où l’outil était un prolongement de la main, la machine est un substitut au cerveau. L’arrivée aujourd’hui de la blockchain est donc moins une révolution qu’une évolution.
Quelque temps plus tard Ada Lovelace (1815-1852), la fille de Lord Byron, est la première autrice d’un programme destiné à être exécuté par une machine. Pour beaucoup d’informaticiens, la « science informatique >> – science fondamentale nouvelle 4 – est née. Parce qu’elle n’est pas partagée par l’ensemble de la communauté scientifique, cette opinion suscite des frictions : les uns s’étonnent, tandis que d’autres s’indignent.
La troisième étape dans l’avènement de l’ordinateur est le fait d’Alan Turing (1912-1954) dont la machine permet de décomposer un problème sous forme de calcul. C’est-à-dire que désormais, le verbe de toute chose, quelles qu’en soient la nature et la consistance, n’est plus un logos, ni l’opinion d’un homme, ni même un ensemble de comportements, mais un objet qui se « révèle >> (s’incarne dans ?) une opération mathématique. On passe du concept à l’épiphanie d’un produit.
A partir de la seconde moitié du XXe siècle, on perfectionne une machine dont l’essence avait été définie au préalable. On commercialise l’invention mise sur le marché dans les années 50 par IBM, augmentée de perfectionnements techniques par substitution des semi-conducteurs à la lampe à vide, ce qui conduit au transistor (qui sera utilisé au début des années 60 dans les ordinateurs).
Dix ans plus tard, dans les années 70 donc, Steve Jobs (1955-2011) a l’idée de fabriquer un objet pas cher grand public : c’est le personal computer, à l’origine du Macintosh, qui dans un premier temps n’est utilisable que par ceux qui savent programmer, mais qui est tout de même le premier à présenter une relative facilité d’utilisation.
Dès lors on est en présence d’une machine de calcul universelle, alors que pendant longtemps, les machines étaient limitées à une tâche, comme le carillon. Arrêtons-nous donc quelques instants : dès le XIXe siècle, la calculatrice programmable de Babbage se présente comme une alternative intelligente non humaine. Parce que les hommes inventent un instrument compétent dans la sphère abstraite (le calcul), parce qu’Ada Lovelace crée le premier programme destiné à une machine, les thuriféraires de l’informatique assurent aujourd’hui que leur domaine est une science fondamentale. Ne pourrait-on pas aussi la voir comme une science appliquée, comme nous le suggérions plus haut, fondée sur une maîtrise technologique, permettant certes des prouesses de calcul, mais qui découlent simplement des possibilités offertes par la machine ?
En revanche, avec la machine de Turing, on change de dimension, parce que l’on modifie la manière d’analyser. Dire que tout peut se réduire à un calcul équivaut à affirmer que tout ensemble existant est réductible à la somme de ses composants. Prenez dix-huit atomes d’oxygène, posez-les à côté de six atomes de silicium, de deux d’aluminium, ajoutez-y encore trois atomes de béryllium et un zeste de teinte bleue. Obtiendrez-vous pour autant un cristal d’aigue-marine ? Le croire serait ignorer tout ce qui a fait que cet ensemble d’éléments chimiques, au lieu de constituer un tas amorphe, est devenu le bel objet symbole de la fidélité… Il y aura fallu tant d’autres éléments dont la froide chimie minérale doit tenir compte. La pression, la température, les conditions extérieures, la vitesse de refroidissement. Ce sont toutes ces données composées à un moment donné, dans des conditions et des proportions précises, qui ont abouti au cristal qui s’offre au regard. Et c’est de ce regard sur l’objet fini que la réflexion doit partir, si l’on veut comprendre et maîtriser le processus d’élaboration.
Et au bout du compte, quand on commercialise une invention tech nique augmentée par des innovations technologiques, celle-là ne possède pas un magistère plus grand, même si elle a été améliorée, même si ses performances ont été immensément augmentées par rapport à celles des premières machines. Il faudrait peut-être repartir du sens des mots, car c’est d’eux que naissent les idées et non pas des simples connexions élec triques qui permettent au cerveau de fonctionner. « Augmenter >> signifie rendre plus grand, et le terme convient à l’ordinateur qui accroît des capacités de calcul. Mais accroît-il pour autant en qualité ? Dit autrement, confère-t-il une auctoritas ? Si l’on prend la première branche de l’alter native, on se cantonne à la science appliquée, si on opte pour la seconde, on investit le terrain de la science fondamentale.
Introduisons un autre élément : cette machine est commandée par des ordres formalisés dans un langage particulier, conçu pour l’essentiel dans le cerveau d’anglophones. Le langage étant structuré par les outils linguistiques, l’informatique sera universelle dans ses applications, contingente dans sa conception. Or l’union d’une machine avec un langage spécifique modifie tant le cadre auquel elle s’applique que la conscience qu’on en a et peut conduire, selon le degré de congruence entre les hommes et l’objet, à un rejet ou à une fascination. Quelle que soit l’option choisie, on sera dans l’hybris, par confusion de la forme et du fond, car il ne s’agit en soi que d’une machine que l’on investit d’un pouvoir exceptionnel : démiurge dans un cas, Léviathan dans l’autre. Or l’hybris mène à la division.
Son opposé, l’eunomia’, peut déboucher sur la concorde. Mais son avènement repose sur une maîtrise induite par la raison. Il faut apprivoiser l’objet, se réjouir des possibilités qu’il ouvre et se défier des dangers qu’il fait courir. Et l’intelligence artificielle ne changera pas vraiment le cours des choses, même s’il est vrai qu’une machine pourra bientôt évoluer dans le terrain de l’abstraction, il conviendra de ne jamais perdre de vue qu’elle ne créera jamais d’une autre manière qu’en vertu de la façon dont elle aura été élaborée au départ : avec une syntaxe anglaise dans un monde observé de manière froide et dénué de fonction hiérarchique, de sens du sacré ou de rôle institutionnel.
Le but de cette présentation va donc consister à tenter non pas d’op poser, de stigmatiser, d’étiqueter, mais de concilier technologie mathématique et vision humaniste, homme et machine, tradition et bouleversements. Le chemin a déjà été emprunté par d’autres, naturellement, et l’originalité du présent travail n’est pas là. La condition pour atteindre ce but est de posséder un regard diffractif : voir d’un côté une science servie par une technologie, et d’un autre côté percevoir par la conscience le sens de ce qui est vu. Les compléments indispensables pour parvenir à ce double but sont de posséder un minimum de compréhension de l’informatique et un minimum aussi des fondements culturels afin de n’être ni asservi par la machine ni aveuglé par ses propres repères.
Quel sens, au-delà de ces bornes, accorder au titre « Antiquité et territoires connectés » ? La philosophie antique est à la source de notre manière de concevoir le monde (respect de l’eunomia et rejet de l’hybris, qui constitueront le fil rouge de nos deux parties), et les territoires connectés représentent l’organisation politique de demain qu’il convient de structurer et de concevoir philosophiquement, sous peine de voir s’épanouir un far-tomorrow agonistique et anarchique.
1 L’idée est d’éliminer les erreurs dans les tables mathématiques, pour cela il faut supprimer l’intervention humaine et mécaniser le calcul. Associé à Joseph Clément, Charles Babbage conçoit donc une « grande calculatrice programmable universelle, grâce à l’utilisation de cartes perforées », https://www.universalis.fr/encyclopedie/machine-analytique-de-Babbage/ (consulté le 21 juin 2019).
2 Didier Roux, « Leçon inaugurale au Collège de France », publiée sous le titre : Découvertes, inventions, innovations, Paris, Fayard, 2017, 54 p. (https://www.canalacademie. com/idal1571-Decouvertes-inventions-innovations.html) (consulté le 21 juin 2019).
3 Primavera De FILIPPI, Blockchain et cryptomonnaie, Paris, PUF, Que sais-je ? 2018, 125 p.
4 Didier Roux, op. cit.
5 L’informatique est-elle une science fondamentale ou une science appliquée ?
6 « Bienvenue dans “le temps des algorithmes » ; entretien avec Serge Abiteboul et Gilles Dowek » (https://www.canalacademie.com/ida 11463-Bienvenue-dans-le-temps-des algorithmes.html) (consulté le 21 juin 2019).
7 Jacques BOUINEAU, « L’eunomia, une clef pour mieux vivre ensemble ? », XXII colloque international du GRET, 27 et 28 avril 2017, Marrakech, en attente de publication.
8 Derrière ce « nous >> se dresse la civilisation méditerranéenne en ses deux branches judéo-chrétiennes et judéo-musulmane complétée par la civilisation européenne en ses deux moyens (restons juriste dans la qualification) (Europe du Nord et Europe du Sud) et dans ses deux volets : laïque ou religieux.
La logique qui va structurer cette présentation consistera à par tir du perceptible (un espace – I) avant de se hisser au conceptuel (une conscience – II).
I- ESPACE
Planétaire, la globalisation de plus en plus mono linguistique isole encore davantage l’individu que la Révolution française ne l’avait fait du citoyen en détruisant les corps intermédiaires qui entravaient certes, mais entouraient aussi le sujet. Par ailleurs, parce que mondiale, la globalisation qui se développe en compagnie de l’informatique casse les repères, ce qui n’avait pas eu lieu de la même manière sous la Révolution, qui demeurait dans les rails d’une philosophie française. In compétition néo-libérale fait le reste et l’hybris (A) est inévitable. Or l’individu est resté identique avant et après la révolution informatique. Il a besoin d’un environnement familier, fait de portes qui grincent et de planchers qui craquent, pour adapter librement la madeleine de Proust’. Un monde dans lequel il se retrouve et se reconnaît, comme les Egyptiens dans leur sp3.t10. L’eunomia (B) est à ce prix.
A-Hybris
Bien au-delà d’un simple instrument, l’ordinateur contraint à regarder la vie d’une autre manière : tout va non seulement plus vite, mais tout va aussi différemment ». Naguère encore, le téléphone avait pour finalité de téléphoner, le réfrigérateur de produire du froid, la voiture de permettre un déplacement. Aujourd’hui, l’ordinateur de chacun de ces trois objets est le même, car toute machine peut exécuter tout logiciel. Nous avons donc changé d’échelle : la nature des choses n’est plus à la base des instruments que nous utilisons quotidiennement. Or si leur nature disparaît, les objets ne sauraient posséder un juste prix : comment en effet calculer la valeur de ce qui n’est pas véritablement identifiable, qui de surcroît est interchangeable tout en étant omnipotent ? Le changement d’échelle induit par la machine altère non seulement la surface, mais le fond des réalités usuelles.
C’est ainsi que l’information devient plus importante que la matière sur laquelle elle renseigne. Avec « booking.com >> on obtient une cartographie des souhaits des clients potentiels et le serveur gère en fait des flux. Il se trouve qu’à l’arrivée, M. X se retrouvera bien dans une chambre d’hôtel à Y, mais à l’image du « temps de cerveau disponible » géré par un ancien directeur d’une chaîne de télévision de grande écoute pour permettre l’absorption de la publicité, ce qui a été organisé c’est une circulation entre un acteur humain et un but souhaité, en fonction de paramètres insérés dans la machine. Nous sommes dans l’horizontalité décrite en introduction, en raison de la nature même du fonctionnement de l’ordinateur : tout se résout en un certain nombre d’opérations ; c’est dire qu’il n’y a pas seulement horizontalité, mais également changement dans la manière de percevoir les réalités : ce qui constituait une gestion est devenu une manière de concevoir.
A cela s’ajoute le fait que, nourrie par le big data, la machine que l’on utilise peut non seulement gérer dans l’immédiateté les flux que l’on requiert d’elle, mais elle est à même de fournir des renseignements d’un autre type. On peut aujourd’hui connaître l’identité de l’utilisateur d’un ordinateur, en fonction de sa manière d’attaquer les touches, du rythme auquel il le fait et de l’espacement qu’il met entre chaque touche. Est-ce à rapprocher du style personnel ? La réponse doit être nuancée : dans son style l’artiste ou l’homme de la rue a recours à des symboles conscients ou non, mais qu’il conserve ; dans le cas du scripteur par ordinateur – appelons-le un infoscripteur13 – le rythme qu’enregistre la machine n’est pas connu de lui, moins encore délibéré, et surtout rien ne laisse penser qu’il accepterait que l’on s’en servît à des fins d’identification.
On ne peut s’empêcher de penser que cette nouvelle hydre de Lerne est bien un Léviathan informatique, car une fois l’utilisateur identifié, rien ne s’oppose à ce que le big data lui envoie les publicités congruentes. Nous sommes en effet dans un système de marchandisation permanente, dont le parangon pourrait être ce que l’on nomme par une sorte d’antiphrase tristement comique, mais involontaire, les « réseaux sociaux ».
<< Facebook14 » est une entreprise qui repose sur la publicité dans le cadre d’une activité commerciale à échelle planétaire. L’infoscripteur peut en effet être sollicité sans le savoir sur le réseau en donnant des informations sur lui-même perceptibles par le seul big data. Dès lors, l’algorithme compile tout et le portrait de chacun est enregistré dans les archives de « Facebook15 », ce qui permettra à l’entreprise d’orienter les marchés comme les goûts des utilisateurs, par le truchement non plus d’un logos comme dans le cas des dogmes de pouvoir traditionnels, mais d’un calcul. Échanges et hommes ont perdu leur dimension verticale.
Il est donc désormais loisible à qui programme et oriente les flux d’information d’une part de se soustraire à tout contre-pouvoir, mais de plus de passer du rationnel à l’épidermique. Pour acheter, et pour acheter vite, beaucoup et n’importe quoi, il faut se laisser conduire par le « coup de cœur », comme on dit de nos jours, qui n’est en fait que l’émotionnel, lui-même traduction de l’hybris que les Grecs en général et Platon en particulier stigmatisaient car ils savaient qu’il menait à la violence. Nous sommes entrés dans l’ère de l’agonistique.
Or une société repose sur des pactes. Du moins est-ce ainsi que, depuis Pufendorf, la société s’est constituée, au moyen de deux pactes : le pacte d’association et le pacte de soumission. Par le premier, les hommes choisissent, acceptent ou se résignent – selon les convictions de chacun – à faire société, c’est-à-dire tout simplement à se supporter les uns les autres. Par le second, ils se résignent, acceptent ou choisissent de se soumettre à celui qui incarne le pouvoir au sein d’un ensemble donné. Or aujourd’hui, par le jeu des influenceurs, ce double pacte qui constitue l’ossature de nombre de sociétés est fondamentalement remis en cause : l’influenceur, par le rôle qu’il joue « sur la toile >> oriente, façonne, conduit en fait à la consommation des produits qu’il convient de vendre.
Pour cela il faut de plus en plus de particularités, de différences, de marqueurs en surface pour dissimuler l’uniformisation du fond et la disparition même de l’individu conscient. Cette agonistique omniprésente et omnipotente, caractéristique de l’hybris, a-t-elle pour autant fait disparaître l’eunomiaque poursuivent avec plus ou moins de souplesse tous les régimes, quelles que soient leurs orientations philosophiques, religieuses ou économiques ?
9 Ces lignes ont été écrites avant la publication des brouillons de Proust, révélant qu’en fait la madeleine était une biscotte. 10 Région, province, nome. 11 Gérard BERRY, «Algorithmes, machines et réseaux. Comprendre et maîtriser l’informatisation du monde » (https://www.canalacademie.com/ida11638-Comprendre-et-maitri ser-l-informatisation-du-monde.html) (consulté le 24 juin 2019).
12 La notion de juste prix est un des concepts clefs d’Aristote, duquel découle toute une vision des échanges.
13 Par association d’« informatique » et de « scripteur ».
14 Mais il en va de même de tous les réseaux dits sociaux et qui ne sont en fait que des réseaux publicitaires (de soi-même et de marchandises), où la personne est traitée à l’image d’un bien de consommation.
15 Là où les Mormons s’étaient bornés à agir sur les morts en baptisant dans la foi mormone tous nos ancêtres inscrits dans les baptistères, « Facebook >> agit sur les vivants en changeant leur nature.
16 https://www.journalducm.com/influenceurs/(consulté le 23 juillet 2019).
B- Eunomia
Quelle place est donc laissée à l’eunomia face à ce Léviathan anthropophage dont les têtes grimaçant sur la toile se multiplient plus vite que celles de l’hydre de Lerne, pour reprendre notre métaphore ?
Avant de tenter de répondre à la question, il faut accepter le grand saut que la technologie induit. Comme le dit Jacques Blamont, en vertu de la loi de Moorels, les performances des composants électroniques augmentent et les coûts diminuent tous les dix-huit mois. Par paliers progressifs, mais aussi inéluctables que la lave qui descend sur les flancs du volcan en éruption, les ordinateurs, télévisions, Internet et les iPhones pour payer les produits, tout comme les réseaux sociaux ont mis en connexion universelle et permanente l’ensemble du monde 2.0. C’est une nouveauté fatale et rien ne peut lui résister : les opposants seront balayés et les étrangers seront rejetés dans les ténèbres extérieures et glacées. Si l’on suit Jacques Blamont, nous sommes contraints d’accepter la nouveauté.
On peut faire remarquer deux choses : la première est que cette progression tentaculaire ne perdurera que rebus sic stantibus (les choses demeurant en l’état), pour utiliser une expression de juriste. Elle suppose en effet que l’alimentation en énergie soit garantie et que la violence induite par la globalisation ne mène pas à la destruction. La seconde est que cette mondialisation imposée peut se rapprocher de toutes les conquêtes impériales, et pour demeurer dans les termes de notre comparaison, qu’il n’y a rien de nouveau depuis Alexandre le Grand. Or qu’est-il advenu avec la conquête réalisée par le dernier grand empire antique, l’Empire romain ? On est passé de la violence des armes à la pax romana. Peut-on concevoir quelque chose de semblable ?
C’est là qu’intervient la grande idée de Jacques Blamont : la fédé ration. Son pari consiste à connecter la structure verticale et la structure horizontale pour une production souhaitée ; il prend l’exemple d’une fabrication de casseroles. Pour y parvenir, il convient de créer un conseil d’orientation – pas de direction – pour permettre une association en vue d’un « projet casserole ». Il faut inventer une nouvelle manière de pro céder, dans laquelle une structure verticale donne des conseils (règles, plan, financement) aux fabricants potentiels de casseroles. On ne peut en effet pas aboutir dans « l’esprit d’anarchie de l’association ». Dès lors, il convient d’introduire la foule dans l’organisation ordonnée et vice-versa. On peut ainsi le faire entre le cnes et les fablab20 pour lancer un grand projet lunaire, ce qui suppose immédiatement une recherche de financement.
Si je transpose cette première étape de Jacques Blamont dans ma démonstration, je dirai qu’il faut d’abord posséder un état d’esprit. C’est à-dire partir d’une conceptualisation et d’une conscience et non d’une capacité induite par le moyen technologique. Il y a bien ici réapparition de la dimension verticale. En l’occurrence il s’agit dans l’exemple de Jacques Blamont de définir un projet, mais cela pourrait consister en n’importe quel type de prise en main de soi-même. Or la prise de conscience de sa réflexion contribue à la prise de conscience de soi, tout simplement. Civis romanus sum, serais-je tenté de dire ; en d’autres termes : science sans conscience n’est que ruine de l’âme.
Revenons à la démonstration de Jacques Blamont : une fois le projet casserole défini, il appartient à ceux qui s’y retrouvent de rédiger une charte commune entre la structure verticale et la structure horizontale (celle-ci étant l’association). Grâce à cette charte la fédération peut naître. Or la fédération est un outil universel : on peut ainsi bâtir une fédération en océanographie, contre la pollution, pour l’environnement, pour la santé, pour soutenir l’Eglise catholique… Et si elle est universelle, une fois encore, ce n’est pas en raison de sa lettre, mais de son esprit : l’engagement qu’elle permet doit être servi par un enthousiasme infrangible.
Transposons maintenant dans la logique intellectuelle antique. Qu’est-ce qui, dans la conscience grecque, donne cette sûreté de soi, cette conviction que le système dont on est porteur est le meilleur, sinon cette certitude que l’être humain s’y retrouve dans son entier : citoyen, chef de genos, individual.
Pour tenter d’opposer l’eunomia au Léviathan anthropophage en ce qui concerne l’espace, je dirai qu’il convient d’abord de repenser un environnement à échelle humaine : la mondialisation n’enthousiasme qu’une petite élite 2.0 baragouinant le globish, et de toute manière les défis environnementaux vont nous obliger à très court terme à revoir la folie qui a poussé à considérer le monde comme un village aux ressources inépuisables. En revanche, la technologie permet de recomposer un environnement à taille humaine, grâce par exemple au travail à distance22, assuré ment bientôt possible23 et autorisant à vivre et à travailler à son domicile, tout en permettant à une convivialité locale de voir le jour. Ici, la technologie permet bien de demeurer sur ses planchers qui craquent avec ses portes qui grincent, comme les Égyptiens pouvaient le faire au sein de leur sp3. t. Par ailleurs, la réappropriation des territoires hors des métropoles, outre qu’elle va se présenter comme une impérieuse nécessité, permettra de redécouvrir le goût de la campagne, une des caractéristiques des gens de la Renaissance24. Ce réinvestissement de l’espace local, rendu nécessaire par la conjonction des crises environnementales et de l’informatique, permettra de concilier le chez-soi et l’ailleurs, comme les Romains l’ont pu faire après l’édit de Caracalla qui les faisait citoyens de l’Empire « tout en conservant le droit des cités ».
On l’aura bien compris, l’eunomia ne sera trouvée dans l’espace qu’à condition de redonner une dimension verticale à un monde couché à l’horizontale. Ceci suppose de se hisser au niveau conceptuel.
17« Faisons le pari de l’intelligence collective ! » (https://www.canalacademie.com/ida12065-Faisons-le-pari-de-l-intelligence-collective.html) (consulté le 11 juillet 2019).
18 Ou de ce qu’on fait dire à Moore.
19 Dans le patois saintongeais, il existe un verbe pour désigner cette reptation à même le sol que produisent certains végétaux : galer.
20 De l’anglais : fabrication laboratory (« laboratoire de fabrication »). C’est « un lieu
ouvert au public où il est mis à sa disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines-outils pilotées par ordinateur, pour la conception et la réalisation d’objets >> (http://carrefour-numerique.cite-sciences.fr/fablab/wiki/doku.php?id=charte) (consulté le 11 juillet 2019).
21 Ces états étant présentés ici dans l’ordre hiérarchique aux yeux des Grecs : l’homme réalisé pleinement est le citoyen – et telle est bien la raison pour laquelle chez Isocrate, par exemple, mais ils pensent tous de la même manière, la pire chose qui puisse arriver consiste à se retrouver privé de ses droits de citoyen-, puis vient ‘homme privé – littéralement privé de sa dimension publique, enfin l’individu, avec toutes les réserves que l’on peut avoir sur la notion d’individu chez les Grecs, mais ce n’est pas ici le lieu d’en débattre.
22 La notion de fin du travail étant encore, à l’heure où ces lignes sont écrites, une simple éventualité pour l’avenir des hommes, mais non déjà une réalité.
23 Ces lignes ont été écrites avant le confinement et la correction des épreuves intervenant
au cours du troisième, elles résonnent de manière quasi prophétique.
24 Il suffit de penser aux six tapisseries de la Dame à la Licorne, réalisées aux environs de
1500 et conservées actuellement au musée de Cluny,
II – CONSCIENCE
Il ne faut pas se voiler la face, les dangers sont immenses car, comme toute réalité, l’informatique est à la fois lumière et obscurité pour reprendre les mots de Parménide. Obscurité, parce qu’il existe des « trous de sécurité25 » qui permettent, par exemple, de modifier le pacemaker de n’importe qui de l’extérieur, parce que la communication se fait par radio, sans intervention physique. Lumière parce qu’il est dans la nature de l’être humain26 de se dresser contre l’agression à la manière d’Antigone. Hybris (A) contre eunomia (B), une fois encore.
A-Hybris
Le plus grand excès induit par la machine consiste en cela que ceux qui peuvent s’en servir risquent de sombrer dans la tentation de l’arbi traire, voire du totalitarisme. La mondialisation informatique balaie tous les cadres, y compris les tats, mais ne supprime en rien l’appétit de puis sance. Or que se passe-t-il quand les cadres craquent et que l’appétit des hommes demeure ? Une privatisation de la res publica. La première étape est une appropriation de la puissance d’Etat comme elle a débuté à Rome après la crise du me siècle, aboutissant en fin de compte à l’incastella mentum des années 1020 : une réelle féodalité. Le risque est aujourd’hui certain et le durcissement des hommes au pouvoir un peu partout dans le monde, qui transforment la puissance de service d’une cause qu’elle était en attribut personnel, nous montre que le monde de demain ressemblera furieusement au monde d’hier. En vérité, cette néo-féodalisation repose sur trois aspects : la déshumanisation, la soif de reconnaissance et l’idéologie.
La déshumanisation27 consiste d’une part à aligner l’homme sur la machine, voire à le faire entrer en compétition avec la machine, d’autre part à lui faire cesser d’être la mesure des choses28 pour en faire un démiurge. L’alignement de l’homme sur la machine se fait en raison d’une distance entre le fonctionnement de la mémoire humaine et celui de la mémoire numérique. Chez l’homme, l’information mentale robuste repose sur la redondance (par exemple : 7×7=49), la mémoire repose sur l’association (c’est le cas typique de la madeleine de Proust), mais la mémoire cérébrale est numérique (1/0), et donc par effet de commutativité le numérique tra duit une mémoire uniquement cérébrale. Or l’homme est capable de créer une machine plus intelligente que lui-même et surtout infiniment plus rapide, ce qui est pratique pour répondre à l’agression virale ou bactériologique, mais ce qui plonge dans des abîmes de perplexité lorsqu’il s’agit de répondre aux questions religieuses, philosophiques, sociales, bref à tout ce qui est marqué du sceau de l’humain.
Nous voici donc en présence d’une création par l’homme qui dépasse son créateur et surtout qui fonctionne selon un mode qui induit une certaine conception de la logique, qui ne reproduit qu’une partie du fonctionnement du cerveau humain. Mais il y a plus grave : par la réussite du clonage, l’homme ouvre la porte à bien pire qu’aux angoisses suscitées par Frankenstein. Le clonage de Dolly29, malgré toutes les interrogations qu’il faisait naître, demeurait sympathique, parce qu’une brebis, après tout… Mais, moins bucolique, la Chine vient de cloner une chienne policière, Kunxun30. Et demain ?
Cette déshumanisation en marche correspond à un besoin fondamental en l’homme : la soif de reconnaissance. Au niveau le plus élevé par le pouvoir, la culture, la naissance ou la fortune, cette soif est inextinguible et impérieuse. Pour ne froisser personne, il suffit de rappeler simplement deux exemples assez proches dans le temps et limités à la France : Robes pierre, qui se voyait tel le nouveau grand prêtre d’une nouvelle religion ou le comte de Saint-Simon qui n’a pas rougi d’écrire un Nouveau christianisme. Toutefois, un danger guette les informaticiens en mal de reconnaissance, comme nous le soulignions en introduction. L’utilisation d’une novlangue hors sol comme instrument de domination ne leur suffit pas, alors qu’elle a pendant des siècles contenté juristes et médecins à côté de beaucoup d’autres. Ils réclament 31 une plus grande reconnaissance de la part des hommes politiques et d’accéder au stade de science fondamentale avec pleine reconnaissance académique32.
Pour le moment, nombre d’entre eux sont des partisans acharnés d’une pluridisciplinarité qui trop souvent confond le nécessaire dialogue entre les spécialistes, qui se pratique depuis l’Antiquité34, avec la négation des spécificités qui font qu’un médecin demeure un médecin, et un juriste un juriste, pour se contenter des exemples récemment cités. Il est au demeurant singulier que cette pluridisciplinarité qu’ils promeuvent soit présentée comme une modernité. Et c’est peut-être là qu’il convient de chercher la réelle cause de ce choix idéologique : dans une société fondée sur l’urbanité, la tradition35 est à la base de la formation, car c’est par elle que se fait le lien entre les générations ; en revanche si l’on veut pratiquer une tabula rasa, il convient en effet de détruire et de substituer de nouveaux repères aux anciens. Et puisque ces repères ne peuvent s’appuyer sur un héritage, nié en même temps que la tradition, il apparaît urgent de se justifier par le sérieux – mais aussi par le mystérieux car réservé aux techniciens qui maîtrisent l’outil -, c’est-à-dire non plus ce qui est éprouvé, mais ce qui est efficace hic et nunc. Ainsi Claude Berrou36 évoque-t-il la théorie de l’information sous le nom de science aux nombreux débouchés, qu’on continue à appeler << théorie », mais à laquelle il faudra trouver un nom.
Il nous appartient à ce stade de méditer l’enseignement moral de l’École des Livres en Égypte ancienne : « Vois-tu, il n’y a pas de métier qui soit exempt d’un chef, sauf celui de scribe, car c’est le scribe qui est son propre chef. Si tu connais les livres tout ira très bien pour toi ; il ne doit pas y avoir d’autres métiers à tes yeux37 >>
On l’aura bien compris, et c’est en partie ce qui explique l’hybris dans laquelle nous nous trouvons en présence d’une idéologie nouvelle dans la forme, mais traditionnelle dans son fonctionnement (énonciation, explication, conquête du pouvoir). Nous en sommes à la phase ultime, celle qui permet de substituer un code de valeurs à un autre. Ainsi Serge Abiteboul et Gilles Dowek38 expliquent-ils que tout est algorithme, parce que l’algorithme est le souvenir d’une suite d’étapes pour accomplir une action, et cela vaut pour tout, la recette de cuisine ou la manière de s’habiller. C’est ainsi que quand on voit un chat, on identifie immédiatement que c’est un chat, sans savoir pourquoi. On pourrait rajouter la madeleine de Proust, et alors le paradoxe apparaîtrait en pleine lumière : certes il y a sans doute de l’algorithme derrière, mais pas seulement.
La limite de l’hybris est peut-être là, et c’est une chance. Tout se passe comme si nous étions en présence d’un nouveau nominalisme qui enserre dans une manière de penser mathématique, horizontale, déshumanisée ; car à l’origine, l’informatique est une technique utilisant une machine au service de l’homme. Notre liberté implique qu’elle ne se transforme pas en Vérité dogmatique, mais que nous sachions l’apprivoiser et nous en servir pour ce qu’elle est : un merveilleux outil. La voie pour y parvenir est celle de l’eunomia, perceptible dans le titre de l’ouvrage de Gratien : Concordia discordantium canonum.
25 Gérard BERRY, op. loc. cit.; V. aussi L’Hyperpuissance de l’informatique. Algorithmes, données, machines, réseaux, Paris, Éditions Odile Jacob, 2017, 506 p.
26 De certains êtres humains, aurait nuancé La Boétie.
27 Cf. les travaux de Claude Berrou et Vincent DUPONT, Petite mathématique du cerveau.
Une théorie à la formation mentale, Paris, Odile Jacob, 2012, 160 p. ; et écouter Claude Berrou : « L’intelligence artificielle devient réalité » (https://www.canalacademie.com/ida10135-L-intelligence-artificielle-devient-realite.html) (consulté le 11 juillet 2019).
28 Ce qui est la véritable formule de Protagoras, même si le confort de l’habitude fait répéter l’erreur commune : l’homme est la mesure de toute chose.
29 http://www.animalresearch.info/fr/avancees-medicales/chronologie/le-clonage-de-la brebis-dolly/ (consulté le 11 juillet 2019).
30 https://www.numerama.com/sciences/474493-la-chine-a-commence-a-cloner-les chiens-policiers-pour-quils-apprennent-plus-vite-le-metier.html (consulté le 11 juillet 2019).
31 Odile MACCHI, Mathias FINK et Olivier FAUGERAS, « Le traitement de l’information >> (https://www.canalacademie.com/ida4052-le-traitement-de-l-information-1-2.html) (consulté le11 juillet 2019).
32 La question de concours nationaux (CAPES et agrégation) en informatique est actuellement en débat ; v. https://www.nextinpact.com/news/106323-faut-il-instaurer-capes-et agregation-dinformatique.htm (consulté le 11 juillet 2019).
33 Il sera intéressant de mesurer les changements dans leurs discours si ces concours nationaux d’informatique voyaient le jour.
34 On ne connaît aucun philosophe antique qui n’ait été que philosophe, sauf peut-être Socrate, mais comme il n’a rien écrit, on ne peut savoir ce qu’il a réellement dit en dehors de l’utilisation que Platon en a fait.
35 Faut-il en rappeler l’étymologie : tradere, c’est-à-dire transmettre ?
36 « Le traitement de l’information » (https://www.canalacademie.com/ida4057-Le traitement-de-l-information-2-2.html) (consulté le 11 juillet 2019).
37 KHÉTI (scribe), Satire des Métiers (rédigée à l’intention de son fils Pépi, au début de la XIIe dynastie – v. 1990/v. 1780 av, n. è.).
B-Eunomia
Comment réaliser la concorde des canons discordants ? La réponse est dans la devise de l’Europe (In varietate concordia) ; la comprenons nous bien ?
Pour tenter de sortir de l’affrontement qui ne nous conduira qu’à notre perte, il convient de faire preuve de méthode et de raison, deux qualités qui nous viennent des Anciens, modernisées par Descartes. Et de se poser d’abord la question de la différence du fond et de la forme. Reprenons la question de Didier Roux39 : que faire pour faire des progrès de société ? Il convient de distinguer les étapes du processus d’invention : à la base de tout se trouve la recherche fondamentale, suivent les inventions tech niques, qui aboutissent à l’innovation technologique. Dit simplement : le premier niveau conçoit, le deuxième expérimente, le troisième met sur le marché. On se souvient que le premier à avoir conçu ce débouché linéaire
de la recherche fondamentale vers l’innovation est Schumpeter. Or comme le met en garde Didier Roux, cette transition risque de privilégier la recherche fondamentale dans les domaines où on se dit qu’il y aura une innovation ; or la recherche fondamentale et les innovations n’obéissent pas à la même logique et ne poursuivent pas le même but. C’est par les interactions transversales que communiquent les deux univers, mais il ne faut pas lier les deux. Et cela pour une raison simple : la recherche fondamentale a pour objet de comprendre le monde qui nous entoure, tandis que l’innovation doit permettre de répondre aux besoins du marché et de la société.
Car certes les besoins de l’innovation font poser de nouvelles questions, lesquelles permettent des innovations. Mais il ne faut pas provoquer ce couplage ; il faut le laisser se mettre en place ; et j’ajoute (et cela est de mon fait) : ne convient-il pas de distinguer des secteurs au lieu de vouloir tout noyer dans un brouet qui n’est qu’un gloubi boulga40 ? Faut-il donc distinguer des niveaux : un cadre et des applications ? Est-ce que l’informatique intervient au niveau des applications ? Pour Didier Roux, l’application n’existe pas, soit on cherche à comprendre, soit on cherche à vendre ; ce qui, selon moi, mène à une autre interrogation : est-ce que tout vaut tout, c’est-à-dire le cadre et l’action, les repères et la vie, la conscience et la science ? Et d’ailleurs quelle science ? Pour l’auteur, il ne faut pas contraindre les chercheurs à innover4l. J’ajouterai qu’il faut surtout laisser l’université être le lieu du débat, de l’affrontement, de la liberté42
Une fois posée la différence entre la forme et le fond, interrogeons-nous sur la notion même d’innovation technologique. On se souvient du passage de Suétone dans lequel on présente à Vespasien une machine, que certains identifient comme la première machine à vapeur, capable en tout cas de faire le travail des hommes. L’empereur la rejette en posant la question sociale dans les termes de son temps : que ferai-je de mes esclaves ? Aujourd’hui, la question revient grâce à l’informatique, mais la réponse est évidemment tout autre. Serge Abiteboul et Gilles Dowek43 prédisent la fin du travail, car les machines travailleront à notre place. Si cette disparition intervient, le danger est double : la perte de revenus et la perte de repères, car si le travail est une contrainte, il est aussi un moyen de « gagner sa vie » et de se définir, tant il joue un rôle social44. Il nous appartient donc de passer de nouveaux pactes les uns avec les autres, et l’on en revient à Pufendorf.
De façon plus large, derrière l’innovation technologique, se pose une autre question, celle de la mise en réseau et donc en commun des données, mais aussi des biens et services. D’un côté se développe la notion de biens communs, et les auteurs en donnent pour exemple Wikipédia ; et l’on sait par ailleurs la nouvelle approche que l’on fait d’un bien comme l’eau, dont on a parfaitement conscience qu’il sera l’un des enjeux de ce siècle. Mais il serait bon aussi de se remémorer le statut des biens collectifs, qu’il s’agisse des communaux des Celtes, maintenus y compris du temps de la présence romaine et qui refont surface quand l’édifice romain s’effondre, ou qu’il s’agisse de biens dont on a de manière quasi universelle toujours pensé qu’on ne devait pas les privatiser, comme l’eau45. D’un autre côté, la valeur des choses est transformée : WhatsApp fonctionnait il y a peu avec trente techniciens pour des millions d’utilisateurs. Et derrière ces mutations ce sont toutes nos institutions, publiques et privées, qu’il convient de revoir. Le seul moyen de ne pas perdre pied et de ne pas encenser le veau d’or de l’innovation informatique de manière béate consiste naturellement à exercer son libre-arbitre, et à se constituer pour soi et aider à bâtir chez les jeunes générations, une structuration interne intime et verticale, qui permette de passer de la mimesis à l’autonomie.
Car pour gagner ce « <pari de l’intelligence collective46 », Jacques Bla mont entend, après Don Tapscott et Antony Williams, puiser « les forces inemployées dans ce réservoir infini qu’est le Web47 », non pas pour les réserver aux seules entreprises, mais au profit des associations, grâce à l’union d’ « un partenaire à organisation verticale, une administration, une agence d’objectif, douée d’une culture top-down. Et d’autre part, une émanation de la foule, une association horizontale de groupes participa tifs, douée d’une culture bottom-up. La première apporte ses motivations, sa maturité, son organisation, son amour des règles, ses normes, sa puissance. La seconde sa créativité, sa jeunesse, son enthousiasme, sa haine des règles, bref : la liberté. L’objectif de cette union est de mener à bien des projets concrets à partir des forces spécifiques et antinomiques de chacune. La première y trouvera la jouvence de la seconde ; la seconde la maturité de la première : si jeunesse savait, si vieillesse pouvait… >>
Si le pari peut être gagné, on ne peut évidemment que se réjouir. Deux réserves se doivent cependant à mon avis d’être soulevées. La première vient du fait que dans cette disparition générale du travail il semble demeurer des « entreprises ». Quel rôle joueront-elles ? Agents économiques ? Mais alors elles abriteront nécessairement des salariés, sauf à me perdre dans un raisonnement pour lequel il me manquerait des éléments déterminants. La seconde procède d’une question : n’est-ce pas plutôt l’ecclesia qu’il faut faire renaître et la fierté de la nation48 ? Le big data permet certes d’être ici et maintenant et en même temps de s’en échapper pour être avec les autres, ailleurs. Mais les deux modes ne sont pas sur le même plan. Comme l’affirme Parménide : « ce qui est dans le présent est et ce qui n’est pas dans le présent n’est pas49 », d’après la traduction de Lambros Couloubaritsis. Un des dangers principaux induits par les capa cités de l’informatique se trouve en effet dans la confusion entre le réel et l’imaginaire. Les humains sont avant tout membres d’un groupe, une ecclesia au sens politique du terme, structurée dans une nation, au sein de laquelle les repères sont communs et partagés.
Pour permettre à l’individu de se situer dans le nouvel environnement régi par l’informatique, il lui appartient d’appliquer l’enseignement de Socrate résumé en deux mots : gnoti seuton (connais-toi toi-même); seule en effet la connaissance de soi permet à la fois de comprendre le monde et de passer à la connaissance de l’autre par le truchement d’une éducation basée sur la raison et la morale et qu’Aristote résumait en trois mots, repris par les Romains pour fonder leur droit : honeste vivere, non lædare, suum cuique tribuere (vivre honnêtement, ne pas tromper, attribuer à chacun le sien, c’est-à-dire ce qui lui revient).
Et donc en définitive, nous sommes à nous-mêmes nos propres protecteurs : c’est en effet nous qui choisissons les algorithmes que nous utiliserons. Nous pouvons agir pour lutter contre les GAFA, en sélectionnant nos moteurs de recherche, en sachant quelles données on confie : pour tout cela, la clef se trouve dans l’éducation. L’honnête homme du XXIe siècle doit s’intéresser à l’informatique, sinon il sera illettré, comme l’assènent Serge Abitboul et Gilles Dowek51. Il est donc impératif de l’enseigner à tous (y compris aux plus âgés) ; plus que jamais l’apprentissage tout au long de sa vie est une nécessité.
A cela, je souhaiterais apporter quelques nuances, sans remettre en cause le fond des propos. Tout d’abord, il me semble important de replacer cet apprentissage dans une vision philosophique globale. L’apprentissage tout au long de la vie est une création du pasteur Grundtvig et s’inscrit dans une culture particulière52. Bien des philosophies sont à structuration plus verticale et proposent de suivre un chemin ascendant ; si l’on veut respecter les différentes sensibilités, il me parait essentiel que l’apprivoisement de l’informatique se fasse à partir des éléments culturels de base des destinataires, sauf à embrigader le monde dans une entreprise totalitaire, antithèse absolue de l’eunomia. Au demeurant, le simple bon sens suffit pour comprendre qu’on ne peut pas passer son temps à lire en anglais et à apprendre à coder. Il faut certes être honnête homme et s’ouvrir aux nouvelles technologies, mais il est pareillement essentiel de faire confiance. Pour faire société, il est indispensable d’accepter que plusieurs talents coexistent et que nous ne devons pas tout savoir-faire (ce qui est au demeurant totalement impossible) ; l’enseignement des Grecs reposait sur cette complémentarité des fonctions.
En somme, si l’on veut atteindre l’eunomia, on doit s’entendre par consensualisme et non par adhésion forcée, faire en sorte que l’informatique ne soit pas le lit d’un nouveau Procuste, ce qui implique que l’on ne néglige ni les distinctions – essentielles à un corps social -, ne la poursuite de l’otium pour le plus grand nombre, rendu envisageable par les territoires connectés. Bref au lieu de clamer à cor et à cri les splendeurs de la nouveauté, ne faudrait-il pas raison garder et prendre soin de respecter la diversité humaine, au-delà des possibilités marchandes que cela peut offrir au big data ?
Cette conscience à préserver ne peut venir que de la tradition, au sens plus haut défini, dont les académies sont entre autres les gardiennes. Leur défi plus particulier se situe sans doute aujourd’hui dans l’union de l’expérience et des instruments de demain. Alors jeunesse saura et vieillesse pourra.
38 Op. cit.; V. aussi leur ouvrage Le temps des algorithmes. Dans quelle société souhaitons-nous vivre ? Paris, Éd. Le Pommier, 2017, 191 p.
39 Op. loc. cit.
40 Plat imaginaire du dinosaure Casimir dans « L’ile aux enfants »).
41 Ce qui, et là encore la remarque m’incombe, conduit à s’interroger sur la dénomination actuelle de notre ministère de tutelle : ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation.
42 Cf. à rebours l’affaire lamentable des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne.
43 Op. loc. cit.
44 Une très belle illustration de ce rôle qualifiant de la fonction se trouve dans le cinéma de Pierre Legendre, cf. Le cinéma de Pierre Legendre. Introduction à l’anthropologie dogmatique, Ars Dogmatica, 2016, 163 p.
45 Jean-Louis GAZZANIGA, Jean-Paul OURLIAC, Xavier LARROUY-CASTERA, L’eau : usages
et gestion, Paris, Litec, 1998, VIII-316 p.
46 Jacques BLAMONT, Réseaux ! Le pari de l’intelligence collective, Paris, CNRS Éditions, 2018, 272 p.
47 Op. cit., « Avant-propos ». Le processus a été nommé par les deux auteurs canadiens susnommés, Wikinomics.
48 Entendue dans son sens laïc et républicain, afin qu’il n’y ait pas de méprise chez le lecteur.
49 https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance la pensée-avant-Socrate (consulté le 11 juillet 2019).
50 La pensée de Parménide, Paris, Ousia, 2009, 570 p.
51 Op.loc.cit.
52 Jacques Bouineau, Traité d’histoire européenne des institutions (XVIe-XX siècle), Paris, Litec, 2009, p.770-771.